Culture & Médias

Musique et islam : vers une nouvelle offre sur le marché du religieux et de l’interculturel

Rédigé par | Lundi 26 Juin 2017 à 13:35

Aux lendemains de la Fête de la musique célébrée dans près de 120 pays mais aussi de l'Aïd al-Fitr, au-delà du mois du Ramadan, mois du Coran par excellence, le débat sur l’interdiction et l’autorisation de la pratique de la musique traverse toujours les communautés musulmanes à travers le monde. Une polémique qui ne semble pas devoir cesser tant les tergiversations juridico-religieuses demeurent. Pourtant, la création musicale existe, oscillant entre musulmanité et islamité, et la production musicale portée par des artistes musulmans va croissant. Cette évolution du marché du religieux qui passe des mosquées aux salles de conférences puis aux salles de concert signe une attitude désormais post-normative des consommateurs à référence musulmane qui ne craignent plus d’assumer la multiplicité de leurs identités dans une société complexe. Analyse avec l’anthropologue Farid El Asri, professeur associé à Sciences Po Rabat, titulaire de la chaire « Cultures, sociétés et faits religieux » à l’université internationale de Rabat, auteur de « Rythmes et voix d’islam, une socio-anthropologie d’artistes musulmans européens » (Presses universitaires de Louvain, 2015).




Saphirnews : La musique incarnée par des artistes musulmans a-t-elle une portée politique dans le monde musulman et dans le monde européen ?

Farid El Asri : L’expérience musicale dans le monde musulman a effectivement souvent été adossée à des logiques politiques. Durant les Printemps arabes, on a vu la mobilisation du musical par le biais du rap, de la poésie, du chant, qui ont été des vrais réceptacles esthétiques de mobilisation des foules. On a une longue expérience également de la censure, qui est aussi une réponse politique à des expériences artistiques et musicales.

On a vu également la logique de l’interdit religieux sur la question du musical et l’émergence progressive d’artistes qui sont à la fois dans l’expérience religieuse et dans l’expérience artistique et culturelle et qui commencent à profiler des nouvelles manières de se dire « musulmans dans la contemporanéité ». Eux deviennent également des nouveaux porte-voix intéressants dans la manière de dire le religieux dans une logique de crise contemporaine.

On a même des artistes qui – par le biais du chant dit religieux, autrement dit l’anachid, qui est une expérience musicale contemporaine, c’est-à-dire qui utilise ou qui s’appuie sur du texte qui renvoie vers la méditation autour de Dieu et du Prophète – présentent des textes relativement paramétrés par le religieux mais qui, aujourd’hui, assument du musical. Et ces voix-là deviennent des emblèmes d’un certain nombre de pays occidentaux.

Je pense notamment à un artiste comme, il y a quelques années, Sami Yusuf, qui a été mobilisé par les Affaires étrangères britanniques pour aller faire un tour en Afrique au moment où il y a eu l’incendie de certaines églises à la suite des caricatures danoises. Il était montré comme étant « musulman », « pratiquant », « occidental », « bien dans sa peau » et « bien en Occident ».

C’est une logique de démonstration tout à fait intéressante. On voit que ces stars, devenues des stars par le religieux et le musical, font de grandes tournées à l’international et surtout dans le monde arabe, parce qu’ils incarnent des nouveaux modèles du mariage possible entre la pratique religieuse et le fait d’être dans la contemporanéité.

Comment expliquer le succès de ces stars que l’on identifie comme étant musulmanes ?

Farid El Asri : Il y a une crise de modèle dans le monde musulman d’aujourd’hui. Les imams ou les intellectuels religieux n’incarnent plus tellement le modèle et rendent difficile l’identification. Il y a une séduction autour du profil du théologien et autour du profil de l’intellectuel, mais il y a une grande difficulté à s’identifier pour les jeunes générations. Et l’artiste permet cette incarnation-là.

C’est pour cela qu’il y a une dimension quasi fusionnelle lorsque vous voyez des artistes qui disent du religieux, que ce soit le chant, l’anachid ou même par le biais du rap… Il y a une vraie identification et en même temps l’artiste nous réconcilie avec différents univers de référence.

L’enjeu de ces artistes, au-delà de la dimension culturelle, est celui d’un véritable processus de modélisation d’une manière d’être musulman à l’échelle globale.

Mais l’anachid, pourtant très religieux, est, dites-vous, aussi un phénomène contemporain ?

Farid El Asri : L’anachid est contemporain dans la manière de s’approprier ce qu’on a appelé al-badil, l’alternative musicale. Il y a évidemment les expériences du « proto-nashid », le fameux chant d’accueil du Prophète de l’islam à Médine mais c’est un chant qui n’a rien d’islamique en tant que tel, c’est un chant de Médinois qui accueille un homme et sont heureux de l’accueillir !

Le chant plus purement religieux est un chant de confrérisme, le chant soufi entre autres. Là, il existe effectivement un patrimoine profond, que ce soit de différentes confréries ou même de la poésie de Rûmi et d’autres.

Mais ce qu’on a appelé l’anachid religieux, autrement dit ce qui a été sculpté par le normatif, où on ne va pas utiliser d’instruments à vent ou à cordes mais plutôt des percussions, et on va faire de la sahwa, c’est-à-dire une forme de musique par prédication, est de fabrication très contemporaine.

À quelle période historique l’anachid religieux a-t-il émergé ?

Farid El Asri, auteur de « Rythmes et voix d’islam, une socio-anthropologie d’artistes musulmans européens »
Farid El Asri : Autour des années 1920, avec l’émergence du mouvement des Frères musulmans. Hassan al-Banna a constaté notamment des failles sur le plan moral et culturel en termes d’impacts de la présence coloniale et a commencé à penser à une logique de réforme de la morale et de la pratique culturelle en disant : on va faire du théâtre, on va former la jeunesse aux chants religieux et réaliser cette renaissance de l’islam en repartant sur du basique.

Ce sont des formes de chants qui ont été validées de manière mainstream par des musulmans relativement conservateurs sur un certain nombre de points, pour dire que tout ne pouvait être interdit, que des alternatives devaient être trouvées. Le compromis a donc été d’être respectueux de la norme, en validant le texte et l’utilisation de certains instruments musicaux et de certaines voix (pas de voix féminines en public), et généralement interprétés par des groupes.

Jusque dans les années 1970 et 1980, le chant religieux était très basique et avait cette finalité d’alternative (sahwa) et surtout de distiller des références religieuses que l’on peut garder très facilement en tête.

À quel moment va-t-on assister à des formes musicales moins conservatrices ?

Farid El Asri : La professionnalisation et la révolution esthétique viennent au début des années 2000. On va transiter d’un discours classique comme celui d’Amr Khaled en Egypte, d’un nachid classique d’Abu Dujana en Syrie vers celui de Sami Yusuf, par exemple, qui a révolutionné le plan esthétique.

Je vois encore certaines entreprises musicales du nachid qui font des CD en deux versions : une version sans musique et une version avec musique pour toucher un très large public.

Aujourd’hui, on a une vraie industrie du chant islamique qui n’a plus rien à envier aux grosses industries musicales classiques. Ce sont des grosses machines à produire à la fois des images et du musical, où on assume de la musique. Avec, notamment, l’une des grosses entreprises qui a émergé comme Awakening qui continue à produire un certain nombre d’artistes et toutes les jeunes générations émergentes, plurilingues, qui sont sur une très forte esthétisation de l’image de l’individu avec une forme de starisation par le halal et qui impacte évidemment les auditoires.

Quels sont les ressorts du succès du rap porté par des personnalités musulmanes ?

Farid El Asri : Il y a une distinction entre ce qu’on peut appeler la musulmanité et l’islamité. La musulmanité, ce sont les artistes de confession musulmane qui vont exprimer leur rapport à leur islam du quotidien.

Depuis l’arrivée, fin des années 1970 et début des années 1980 du rap américain en France, beaucoup de jeunes, notamment des quartiers populaires vont se le réapproprier. Évidemment, on assiste à une révolution culturelle : d’abord, parce que le rap est plus que de la musique, c’est un média, un support d’expression ; ensuite, il est démocratiquement très accessible : il suffit d’un papier, d’une feuille, pas besoin de faire du solfège… Parmi les artistes musulmans, la proportion de rappeurs est beaucoup plus importante que ceux qui sont dans la musique soufie, la musique arabo-andalouse ou même l’anachid.

L’islamité apparait un peu plus tard, et de manière significative, après les événements du 11-Septembre 2001. Là apparait un certain nombre de postures qu’on peut appeler guevaristes, c’est-à-dire des jeunes artistes qui montent au front pour dire ce que l’islam n’est pas et dénoncer la perception que peuvent avoir les médias et autres sur le fait d’associer l’islam au terrorisme.

En France, qui est une industrie importante au niveau international en termes de production, émergent énormément de courants, notamment la grande vague du rap conscient, même si ceux qui sont parfois étiquetés de rap conscient refusent cette étiquette-là. Des personnalités comme Kery James, Médine, Soprano et beaucoup d’autres vont alors mettre en avant, en forme de revendication, leur appartenance à l’islam.


Cette revendication d’islamité diffère-t-elle selon les pays ?

Farid El Asri : Pour le cas de la France, c’est une logique de déconstruction du cliché médiatique ou politique sur l’islam. C’est assez offensif, assez revendicatif et déconstructiviste.

Pour le cas de la Grande-Bretagne et dans le champ anglo-saxon en général, c’est assez revendicatif mais une revendication relativement apaisée. C’est d’ailleurs dans ces pays-là qu’on va voir émerger le courant de ce qu’on va appeler « islamic rap », du rap islamique, étiqueté en tant que tel. Et on va voir des filles en jilbab faire du rap sur des scènes un peu underground et qui n’ont aucun problème à bâtir leur image.

On voit que dans les différents pays les artistes sont le reflet de leur société d’ancrage et réagissent par rapport au débat sur l’islam à partir de ce qu’ils vivent sur le plan émotionnel.

Dans le monde musulman, que ce soit le pourtour méditerranéen ou ailleurs, même jusqu’en Iran où c’est interdit par la loi, on a beaucoup moins la nécessité de revendiquer de l’islamité. Il y a une présence naturelle de musulmanité, et la musique reflète d’autres enjeux.

C’est dans l’axe occidental que l’islamité émerge beaucoup plus que dans le reste du monde musulman.

En quoi le succès d’artistes musulmans est-il symptomatique d’une nouvelle offre sur le marché du religieux ?

Farid El Asri : Il faut vraiment prendre conscience que nous avons une triple révolution. Auparavant, le public musulman venait s’abreuver dans les mosquées.

Puis, dans la seconde moitié des années 1990, on est passé des mosquées aux salles de conférence, parce que la langue a changé, les jeunes ne comprennent plus l’arabe, le turc ou autres langues d’origine. Ils cherchent des intellectuels ou des théologiens qui parlent leur langue, c’est-à-dire qu’ils parlent à la fois « jeune » et « dans » leur langue.

On assiste actuellement à un troisième basculement : les salles de conférence vers les salles de concert. Depuis ces dix dernières années, on commence à constater une hyperconsommation. Il y a une quinzaine d’années, c’était le tout-interdit, on ne pouvait écouter que du chant islamique. Mais, encore une fois, cette transition n’est pas non plus une rupture.

Cette tension entre l’interdit de la musique et son autorisation en islam a-t-elle été accentuée par Internet ?

Farid El Asri : L’Internet a réchauffé de manière différente une vieille recette. Cette polémique perdure depuis le IXe siècle et est classée dans les débats qu’on ne pourra pas conclure. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas de versets explicites sur la question, on n’a que des interprétations. Un des concepts juridiques en islam est qu’on part du principe de la licéité originelle, autrement dit tout est permis sauf ce qui est interdit s’agissant des affaires de la vie de tous les jours. Or le musical entre dans ce registre, il n’est pas dans le champ des adorations.

Donc ceux qui construisent l’interdit s’appuient sur l’interprétation de certains versets. Or il n’y a pas de versets explicites. Et s’agissant des hadiths exprimant de l’interdit explicite, la source n’est pas fiable à 100 %. Autrement dit, d’un point de vue technique, toutes tendances confondues, on ne peut pas catégoriquement construire de l’interdit d’un point de vue normatif. Que fait-on alors ? On va glisser de la norme vers la morale.

On va aller sur la culpabilisation morale avec trois éléments que l’on reproche à la musique. Le premier est d’associer la musique à l’alcool et à la femme (en référence aux beuveries de La Mecque et de Médine aux premiers temps de l’islam). Le deuxième élément est de reprocher à la musique l’éloignement d’une conscience politique (en référence aux Omeyyades qui se désintéressaient de la chose publique en s’enfermant dans leur palais d’où l’on entendait de la musique). Et le troisième reproche est l’association de la musique et du religieux, avec notamment la position d’Ibn Taymiyya qui considèrent les assemblées de soufis qui chantent et jouent du tambourin comme étant une bid’a, soit une innovation dans le champ de la religion, et il va alors interdire la référence de la musique dans l’expérience mystique.

Ce sont ces trois éléments qui restent en arrière-fond et qui continuent d’être distillés jusqu’à aujourd’hui.

Internet sature d’interdits, la majorité des sites Web qui parlent de la musique disent que c’est interdit mais ils ne font que du copier-coller d’avis... C’est du name dropping sans fin.

Il y a donc une logique tendue : comme on ne parvient pas à voir clairement comment, sur le plan technique, l’avis juridique se construit, alors on pense être en porte-à-faux par rapport à la norme et quelque part à la morale.

Cela ne conduit-il pas à la culpabilisation à la fois des consommateurs de musique, des producteurs et des artistes en tant que musulmans ? Est-ce un dilemme qui ne va jamais disparaitre ?

Farid El Asri : Je pense que c’est un dilemme qui commence progressivement à se résorber malgré tout. Il y a une quinzaine d’années, la tension était beaucoup plus forte. Il y avait une sorte de consensus sur l’interdit et les producteurs de musique étaient quasi blacklistés avec une vraie culpabilisation.

Aujourd’hui, on assiste à des formes d’intersections assez intéressantes entre le musical et le religieux, la réappropriation d’un certain nombre d’artistes, la consommation des publics musulmans qui reviennent progressivement vers la musique. Ils parviennent à faire des sélections et à défendre une musique ou un chant qui aurait un sens pour eux.

Parallèlement, certains vont utiliser la référence à la musique pour catégoriser l’autre dans sa pratique religieuse. Autrement dit : si tu me dis que tu écoutes de la musique, même si tu es un intellectuel ou un religieux musulman qui défend le chant musical, tu es d’office un musulman light qui participe à l’affaiblissement de la morale de la communauté…

On est donc dans une culpabilité flottante. D’ailleurs, il y a eu beaucoup d’artistes qui ont arrêté leur carrière pour des raisons musicales même si certains reviennent… comme c’est le cas de Kery James.

Mais il me semble qu’on commence à dépasser cela malgré tout. Les gens commencent à entrer dans une logique qui est post-normative. Et il n’y a pas que le champ de la musique, cela va aussi dans le champ des formules employées (salam alaykoum, macha Allah…), des jargons religieux où on s’enferme et on joue un personnage, les gens commencent à être fatigués de cela. Et même le marché du halal, où il faut exclusivement du halal pour être halalisés...

À mon sens, on atteint une limite tout à fait intéressante. On va ouvrir sur un nouveau champ le débat d’hier. Car le très-normatif traduit évidemment la paupérisation du religieux et la faiblesse de la référence à l’islam. Parce que, dans la réalité contemporaine, l’islam en crise va avoir tendance à aller vers de la norme pour se rappeler les limites, comme ça l’individu sait qui il est.

Alors que l’islam, c’est une expérience de profondeur, d’une mystique, d’une tradition, d’une civilisation… C’est hyper grand et complexe ! L’islam est tellement grand qu’on peut y assumer un peu quand même toutes nos contradictions !



Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur