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Points de vue

Décryptage : l’islam en France et en chiffres – 1989-2009

Par Patrick Haenni*

Rédigé par Patrick Haenni | Jeudi 3 Septembre 2009 à 07:43

           

Des données statistiques sur l’évolution de la présence et de la pratique musulmanes en France : c’est ce que propose un récent document de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), en revenant sur vingt années d’enquêtes et sondages. L’analyse des données révèle des évolutions parfois contradictoires.



Institut du monde arabe, Paris (© 2006 Josef Philipp / iStockPhoto.com).
Institut du monde arabe, Paris (© 2006 Josef Philipp / iStockPhoto.com).
Alors que la France polémique sur le sort de la burqa et le destin de la République tout en s’enfonçant dans un brouillage idéologique ignorant souvent les sociétés réelles, un document de l’Institut IFOP publié le 21 août 2009, est passé à peu près inaperçu. Il apporte pourtant un éclairage utile sur l’état véritable de la pratique religieuse et des identifications à l’islam au sein des populations de confession musulmane dans l’hexagone.

Intitulé Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’islam en France, il peut être téléchargé à partir du site de l’IFOP. L’étude se fonde sur deux sources :

− d’une part, un cumul réalisé à partir des enquêtes actuelles et récurrentes de l’IFOP, dans lesquelles la question de la « proximité religieuse » est posée. Portant sur la période 2005-2009, ces données découlent de 135 vagues d’enquêtes effectuées à chaque fois auprès d’échantillons nationaux représentatifs de 950 personnes ;
− d’autre part, les résultats d’enquêtes historiques de l’IFOP, réalisées depuis 1989 auprès de personnes d’origine musulmane (la dernière en 2007, sur la base d’entretiens menés face à face).

Abordant donc la période particulièrement cruciale s’étendant de 1989, date de la première grosse affaire de visibilité de l’islam (l’expulsion de deux écolières voilées d’un lycée dans la ville de Creil) à 2009, cette analyse de données cumulées permet de relativiser l’hypothèse de l’expansion de l’islam.

En effet, nous y découvrons que ce qui progresse le plus fortement est non pas la pratique religieuse, mais l’identification à l’islam. Quant aux pratiques, les plus assidus restent, de loin, les personnes plus âgées, même si les jeunes les rattrapent sur certaines expressions religieuses fortement socialisées (le Ramadan), alors qu’ils sont à la traîne dans la piété individuelle (l’accomplissement des prières quotidiennes).

Une situation économico-démographique explosive

On voit tout d’abord que, malgré son caractère laborieux (immigration de travail), la population est, en proportions nationales, à la fois considérablement plus jeune et violemment exposée au chômage (29,5 % de chômage, soit le double de la moyenne nationale). Le cocktail est donc particulièrement fort en leur sein pour la prédisposer à la protestation sociale.

Dans cette optique, les émeutes de 2005 dans certaines banlieues à dominance de populations musulmanes doivent être considérées comme l’expression politique de jeunes déclassés, non de musulmans.

L’impuissance des organisations musulmanes à endiguer la révolte des jeunes montre alors que la protestation ne passe pas par le religieux et donc que l’islam ne fonctionne pas, dans sa majorité, comme une idéologie de combat ou de contestation.

L’expansion de l’islam : identitaire plus que religieuse

Du coup, la dégradation ou la stagnation des conditions de vie n’est pas un catalyseur de piété. En effet, loin du boom attendu, on voit que l’importance du religieux ne varie guère en vingt ans pour les musulmans de France. Alors qu’ils étaient 37 % à se dire croyants et pratiquants en 1989, ils ne sont plus que 33 % vingt ans plus tard. Le nombre des musulmans se déclarant athées régresse également. Ce qui progresse en revanche, c’est le mainstream : la catégorie « d’origine musulmane » passe de 20 à 25 %.

C’est donc bien en tant que référentiel identitaire plus que comme pratique religieuse que l’islam progresse au sein de la république. Cela se traduit par une stabilité des pratiques religieuses individuelles et une légère progression des pratiques religieuses de caractère collectif, lesquelles continuent pourtant de toucher plus les personnes âgées que les jeunes.

La relative stabilité de la pratique individuelle : la prière quotidienne

La prière progresse, mais de façon inconstante : alors qu’une baisse forte marqua la période 1989-1994, cette pratique reste stable jusqu’en 2001 où elle connaît à nouveau une hausse rapide mais laquelle ne parvient pas à compenser la perte des années 1989-1994 (41 % de personnes déclarant prier quotidiennement en 1989 pour 39 % aujourd’hui).

La période du sursaut pieux (2001-2009) doit être notée et éventuellement mise en corrélation avec les évolutions de la scène internationale (11-Septembre, deuxième Intifada, guerre en Irak) : ces événements ont pu favoriser la cristallisation en pratique religieuse de la progression « identitaire » de l’islam précédemment décrite.

Pourtant, la pratique religieuse n’est pas pour autant inscrite dans une dynamique de protestation sociale est politique. En effet, elle reste un « truc de vieux » : alors que 28 % des jeunes (18-24 ans) déclarent prier au moins une fois par jour, les quadragénaires sont 35 % à le déclarer et les plus de 55 ans 64 %. La prière demeure donc pour l’instant une pratique motivée par des questions plus existentielles (la mort) que politiques (la protestation sociale).

La progression de la pratique sociale : la prière à la mosquée, le Ramadan et le voile

Si le sondage relève certes que la fréquentation de la mosquée est en progression constante à partir de 1994 (ils sont 16 % à déclarer fréquenter la mosquée en 1994, 20 % en 2001 et 23 % en 2009), cette progression doit être pondérée par la multiplication des lieux de culte facilitant l’accomplissement de ce devoir religieux. Mais elle confirme bien la structuration identitaire autour de la référence à l’islam, surtout chez les 18-35 ans : le taux déclaré de fréquentation de la mosquée double en quinze ans, passant de 12 % en 1994 à 23 % en 2009. Mais, encore une fois, ce sont les aînés qui, en proportion, remplissent le plus les lieux de culte : alors qu’ils sont 23 % des 18-35 ans à fréquenter la mosquée le vendredi, ils sont en revanche 41 % des plus de 55 ans à s’acquitter de cette obligation.

En raison de l’effondrement de la pratique religieuse catholique, l’islam présente bien sûr un taux plus élevé : 5 % des catholiques disent aller à l’église une fois par mois, tandis que la fréquentation au moins mensuelle de la mosquée atteint 23 % chez les musulmans.

C’est la pratique sociale par excellence, le Ramadan, qui subit une hausse véritablement importante : 70 % des personnes interrogées affirment jeûner pendant tout le Ramadan alors qu’ils n’étaient que 60 % en 1994. Et là, l’écart de pratique entre jeunes et vieux se résorbe : 71 % des 18-24 ans déclarent faire le Ramadan pour 85 % des vieux. Pourtant, la pratique du Ramadan semble s’être stabilisée et avoir atteint un plafond : le taux de 2009 est identique à ce qu’il fut en 2001. Le Ramadan se met à plafonner au moment où le taux de la prière individuelle augmente sensiblement: comme si les évolutions internationales poussaient vers plus d’islam mais moins en société.

Quant au voile, si les sondages rassemblés ici n’offrent pas de perspective diachronique, il montre que, en 2003, le port du voile était avant tout une caractéristique de personnes âgées (8 % des moins de 35 ans déclaraient le porter « très souvent » contre 16 % des 35 à 49 ans et 30 % des plus de 55 ans).

La hausse des pratiques collectives ne traduit pas la progression d’un esprit communautaire. En effet, le mariage mixte des femmes (proscrit par l’orthodoxie musulmane) est en majorité accepté (56 % l’acceptent parmi les femmes se déclarant « musulmanes pratiquantes », ainsi 86 % des « musulmanes non pratiquantes » et 94 % des femmes affirmant n’être que « d’origine musulmane »).

Conclusion

Ces chiffres montrent la difficulté à tracer une ligne de force générale tant les tendances sont instables et souvent contradictoires : la pratique individuelle évolue en dents de scie, la pratique sociale est en hausse, l’affirmation identitaire se traduit dans des pratiques collectives plus qu’individuelles, les pratiques collectives sont déconnectées d’un esprit communautaire.

Ce qui montre bien l’inanité de vouloir forcer les processus religieux au sein des populations musulmanes de France dans une téléologie quelconque, qu’elle soit celle de l’inévitable sécularisation ou du nécessaire retour de Dieu.



* Patrick Haenni, chercheur à l'Institut Religioscope, est l'auteur de L’Ordre des caïds, conjurer la dissidence urbaine au Caire (Éd. Karthala, 2005) et de L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005).




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