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Histoire

17 octobre 1961, une mémoire sélective

Rédigé par Nadia Henni-Moulaï | Lundi 17 Octobre 2011 à 17:30

           

Un massacre en plein Paris. 17 octobre 1961, une manifestation d’Algériens se transforme en ratonnade. Cinquante ans après cet épisode tragique de la guerre d’Algérie, associations et municipalités commémorent l’événement. Retour sur un crime d’État.



« Je suis un rescapé », déclare Abdelrahim Rézigat, président de l’Agence de promotion des cultures et du voyage (APCV), à propos du 17 octobre 1961. Le terme est fort. Mais cet Algérien, installé en France depuis 1948, le sait bien. Il est un miraculé. Comme de nombreux Algériens, il décide de se rendre à la manifestation lancée à l’appel de la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN). À la station Corentin-Celton, il rencontre des Algériens. « “Rentre chez toi ! Ça a commencé à frapper…” Je rebrousse alors chemin. Arrivé devant l’hôtel où je loge à Vanves, impossible d’entrer. Une compagnie de CRS encercle le bâtiment. »

Le couvre-feu imposé par Maurice Papon, alors préfet de Paris, à tous les Algériens de Paris est jugé discriminatoire. Opéra, République ou Étoile. Entre 20 000 et 30 000 Algériens convergent vers les points de ralliement de la capitale. Pour protester contre cette mesure. Pourtant pacifiste, la manifestation dégénère rapidement. Arrêtés, les Algériens sont matraqués avant d’être rassemblés dans des stades ou des commissariats. D’autres sont jetés à la Seine. La répression est féroce.

Des mensonges d’État éhontés

Dans un communiqué de presse, Papon parle de deux morts algériens, abattus par la police en position de légitime défense. Des chiffres officiels rapidement contredits. D’abord, par la violence évidente dont ont fait preuve les autorités. Le travail d’Élie Kagan, unique photographe de la soirée sanglante, le prouve. Ses nombreux clichés portent les stigmates de cette nuit, dorénavant historique.

Également présent, Jean-Michel Mansion. Ce jeune militant de gauche est l’auteur d’un célèbre graffiti : « Ici on noie les Algériens. » Écrit à la peinture blanche sur le pont Saint-Michel, il n’échappera pas à l’œil aguerri d’Élie Kagan. Difficile de croire aux chiffres de Papon.

Ensuite, parce que les archives ont parlé. Selon Gilles Manceron, historien en charge de cette question à la Ligue des droits de l’homme (LDH), « autour du 17 et du 18 octobre, on parle d’environ 200 morts algériens ». Une vérité qui fait froid dans le dos… Mais à laquelle de nombreux spécialistes se sont confrontés. Michel Levine, en 1985, avec Les Ratonnades d’octobre (Éd. Ramsay ; 2e éd. 2011 chez J.-Cl. Gawsewitch). Mais c’est surtout Jean-Luc Einaudi, avec son ouvrage La Bataille de Paris – 17 octobre 1961 (Éd. du Seuil, 1991, 2e éd. 2001) qui jette un pavé dans la mare. « Il a réalisé un véritable travail de fourmi, en exploitant par exemple les archives fluviales de Paris », lance Samia Messaoudi, journaliste. Un tournant.

Maurice Papon le poursuivra, d’ailleurs, en diffamation à la suite d’un article paru dans Le Monde le 20 mai 1998. Einaudi y dénoncera « un massacre perpétré sous les ordres de Maurice Papon ». Nul doute que les preuves brandies par Einaudi ont permis de délier les langues…

Des associations actives contre l’oubli

Pas étonnant que depuis les années 1990 on ait vu éclore un nombre croissant de collectifs ou d’associations dévoués à la cause. Créée en 1991, l’association Au nom de la mémoire s’engage notamment sur cette question. Samia Messaoudi, fondatrice avec Mehdi Lallaoui qui en est le président, constate que ce travail porte ses fruits. « Depuis 20 ans, les choses ont bougé : la reconnaissance de ce massacre est presque acquise », constate-t-elle.

En témoigne la multiplication des plaques à la mémoire des victimes. « Blanc-Mesnil, Aubervilliers, Clichy-la-Garenne, Gennevilliers… le terrain le montre bien. Le travail initié par les associations aboutit. » Même Paris s’est dotée de la sienne en 2001. Non sans mal. Le conseil de Paris a accouché au forceps du texte inscrit sur la plaque. « Les discussions ont porté sur les mots à proscrire : massacre, Papon, police », souligne la journaliste.

Néanmoins, la dynamique est bel et bien lancée. À l’occasion du cinquantenaire, un boulevard du 17-Octobre-1961 sera inauguré à Nanterre (Hauts-de-Seine). « Le collectif Contre l’oubli a bataillé pendant près de 10 ans », rappelle Yacine Djaziri, l’un des membres.

Le 17 octobre serait-il en passe d’emporter l’adhésion du grand public ? Pas sûr. Car à y regarder de près, seules les localités de gauche reviennent sur ce drame. Derrière, ce sont d’abord les enfants d’immigrés qui poussent à la reconnaissance. Car les verrous sont nombreux. « C’est une question politique, souffle Mohamed Kaki, président de l’association nanterroise Les Oranges. Il faut faire en sorte que cette mémoire devienne universelle. » Et d’ajouter : « Tout passera par la pédagogie, essentielle pour faire passer le message. »

Mais même 50 ans après la manifestation sanglante, le sujet reste délicat. D’autant qu’il s’insère dans la douloureuse guerre d’Algérie. Près d’un demi-siècle après le cessez-le-feu de mars 1962, le conflit cristallise toujours autant les passions. Et les « nostalgériques » continuent de réprouver l’indépendance de l’ancienne colonie. La loi de février 2005 en est un symptôme apparent. « Les bienfaits de la colonisation » évoqués dans l’article 4 avaient suscité la colère de bon nombre de Français, en partie héritiers de l’immigration. « Cette loi émane de la pression exercée par les milieux de droite, notamment du Midi de la France », affirme Gilles Manceron. Jacques Chirac, alors président de la République, s’en serait même mordu les doigts… « La phrase sera retirée. »

Mémoire de la guerre d’Algérie : fondation ou coquille vide ?

Pas celle qui prévoyait, à l’article 3, la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, installée en octobre 2010. Mais, un an après son lancement, la fondation, censée « réconcilier les deux mémoires » sonne creux. Aucun historien n’a accepté de siéger au conseil scientifique. Pis, « le conseil d’administration compte quatre anciens généraux de la mouvance Algérie française, auteurs d’un livre blanc réfutant la torture utilisée par l’armée française durant la guerre », fait remarquer Gilles Manceron. Une fondation pour la mémoire de l’Algérie française, devrait-on dire ? Possible…

À l’aune des élections présidentielles, difficile pour Nicolas Sarkozy de faire l’impasse sur cet électorat frontiste, composé en partie de nostalgiques du temps béni des colonies. Samia Messaoudi en est, elle, convaincue : « Le cinquantenaire des accords d’Évian sera un sujet de campagne. Sarkozy va manger à tous les râteliers… »

Reste à savoir comment la France abordera les 50 ans des accords d’Évian. Fin de la guerre d’Algérie pour les vaincus ou indépendance de l’Algérie pour les vainqueurs ? À voir. Mais après avoir loué la liberté en Libye dans un discours aux accents gaulliens en septembre dernier, le choix semble fait…



Première parution de cet article dans Salamnews, n° 31, octobre 2011.






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