Points de vue

Fatiha Ajbli : Nos libertés individuelles à l’épreuve des attentats

#1AnAprès

Rédigé par Fatiha Ajbli | Mercredi 13 Janvier 2016 à 15:52

Un an après les premiers attentats qui ont bouleversé la société française, que faut-il retenir de ces funestes événements et de leurs conséquences ? Quels messages promouvoir et que préconiser pour construire une société meilleure ? Le point sur Saphirnews avec Fatiha Ajbli, sociologue, spécialisée sur les discriminations professionnelles des musulmanes. Elle publie prochainement (avril 2016) dans Nouvelles Questions Féministes, « Les Françaises “voilées” dans l’espace public : entre quête de visibilité et stratégies d’invisibilisation ».



Fatiha Ajbli est docteure en sociologie, spécialisée sur les discriminations professionnelles des musulmanes.
La série d’attentats qui a marqué l’année 2015 s’inscrit dans une mémoire collective traumatique qui remonte au moins à l’explosion du RER Saint-Michel en 1995 et en alerte continue depuis la chute des tours jumelles (2001) et les attentats perpétrés à Madrid (2004) et à Londres (2005).

La « guerre contre le terrorisme » est devenue dès lors une préoccupation stratégique majeure qui a plongé les États occidentaux dans une hyperactivité législative en matière de sécurité. L’adoption de mesures dites d’« exception », de « dérogatoire » ou d’« urgence » a inévitablement provoqué des tensions juridiques et sociopolitiques intrinsèques au régime de l’exceptionnalité, posant, de façon tout à fait inédite, la question de l’encadrement démocratique de cette exceptionnalité.

En outre, chacun des épisodes traumatiques perpétrés sur le sol européen et américain a généré un stress « post-traumatique » propice au recul de nos libertés fondamentales, à la montée en puissance de l’islamophobie et à la progression des partis populistes.

Le « risque totalitaire »

Pour comprendre, il faut se référer à la « théorie de la tyrannie » développée par Hannah Arendt et dans laquelle elle met en évidence la façon dont la terreur favorise l’atomisation de la société qui favorise à son tour la « domination totale » ou le totalitarisme.

Le lien établi ici avec le totalitarisme peut paraître excessif. Et pourtant, la promulgation de l’état d’urgence (avec son lot d’abus en matière de perquisitions, d’assignations à résidence, de bavures policières, etc.) ainsi que les débats sur la déchéance de nationalité et la rétention de sûreté (qui prévoit que des individus condamnés pour terrorisme et jugés « dangereux » puissent être maintenus en détention à l’issue de leur peine) ouvrent sans conteste une brèche dans le socle constitutionnel de nos libertés individuelles et suggèrent a minima l’existence d’un « risque totalitaire ».

Car, contrairement à une idée répandue, le totalitarisme ne se limite pas à la prise du pouvoir politique par la force, il s’active par l’instauration d’un régime policier, l’élimination des solidarités de groupe et la transformation du mode de vie de l’individu atomisé.

C’est dans cette perspective, me semble-t-il, qu’il convient d’inscrire les « politiques de la peur » menées par les partis de gouvernance, droite et gauche confondues, et qui, depuis plusieurs décennies, multiplient les lois liberticides, renforcent l’usage des techniques de surveillance et du fichage, et agitent en permanence la menace de l’« ennemi infiltré » pour justifier la revendication ostentatoire de pouvoirs exceptionnels.

À ce stade, on peut sérieusement craindre des dérives du type Patriot Act et/ou Homeland Security à la française : deux exemples de dispositifs américains symptomatiques d’une transformation radicale de l’État de droit (caractérisé par une société ouverte) en État sécuritaire.

La France perdrait-elle son âme ?

Les seules implications de la déchéance de nationalité pour les binationaux et de l’extension de la rétention de sûreté évoquée dernièrement par Manuel Valls suffisent à prévoir le déclenchement d’un cycle infernal où nationalisme, déchéance des droits et production d’apatrides (car les pays d’origine n’accepteront jamais d’abriter des individus condamnés pour acte de terrorisme) nous précipiteront tout droit dans l’« enfer » concentrationnaire… sur les traces des États-Unis.

Leurs camps de détention installés à Bagram (Afghanistan), à Abou Ghraib (Irak) et à Guantanamo (Cuba) rappellent les premières heures qui ont mené l’Europe des années 1930 au processus d’extermination nazi. Sans compter les sites secrets, appelés « prisons fantômes », déployés dans le monde et qui évoquent le développement d’un système pénitentiaire planétaire occulte.

Arendt voyait dans la privation des droits politiques d’une catégorie d’individus les prémisses d’une contestation de leur droit à vivre. Aussi, loin de se résumer à des contrées lointaines où des fous sadiques auraient exporté un régime d’exception, les camps constituent-ils une production politique caractéristique de notre modernité, capable d’enfanter des expériences de radicale déshumanisation de l’homme.

L’harmonisation sécuritaire des démocraties occidentales à laquelle on assiste semble satisfaire, à long terme, un projet visant à renforcer les structures de surveillance et d’enfermement. La France doit prendre garde, elle pourrait se noyer dans le potentiel illimité de la rhétorique de « guerre contre le terrorisme » et y perdre son « âme ».

Haro sur nos libertés fondamentales

Les règles du jeu démocratique changent. Elles modifient le fragile équilibre liberté/sécurité à la faveur de cette dernière. Pour schématiser, nos libertés fondamentales sont sous le coup d’une triple offensive : la première dispute aux individus suspectés de terrorisme le droit d’avoir les mêmes droits que les autres ; la deuxième présente nos libertés individuelles comme un luxe qu’il faut sacrifier à la sécurité ; la dernière établit que les droits de la majorité ne peuvent être garantis qu’au détriment des droits de la minorité soupçonnée de terrorisme.

D’où la montée fulgurante des actes islamophobes, avec des pics inégalés au lendemain des attentats. Elle indique que la situation en France atteint un seuil critique pour sa cohésion sociale. Comme toutes les formes de xénophobie, l’islamophobie est porteuse d’idées dévastatrices qui précèdent toujours le chaos dont elles portent les germes.

L’avancée masquée de l’islamophobie

En cherchant à métaboliser le vécu traumatique des attentats, notre mise en récit de la lutte contre le terrorisme fonctionne comme une caisse de résonance qui reçoit et amplifie l’antagonisme avec l’islam, devenu le nouveau vecteur de légitimation des conservatismes nationalistes en Europe.

Elle permet aux partis populistes de résister plus facilement aux accusations de racisme et d’infléchir l’orientation des partis traditionnels disposés désormais à transiger avec les libertés (de conscience et de culte) garanties par la Déclaration de 1948. Ce fut le cas notamment avec la nouvelle conception de la laïcité (voir le rapport Baroin, 2003) érigée en « arme de discrimination massive » des musulmans.

L’islamophobie avance donc masquée, nichée dans les discours publics qui font l’institutionnalisation du rejet de l’islam. Tel un arbre, elle cache la forêt des restrictions de nos droits et de nos libertés. C’est la raison pour laquelle son combat ne doit pas rester l’affaire des musulmans, mais il doit devenir une cause commune de taille à fédérer tous les acteurs de la société civile épris de justice sociale.

Encore faut-il briser le silence de l’indifférence. Car, écrit Antonio Gramsci, « l’indifférence œuvre puissamment dans l’Histoire. Elle œuvre passivement, mais elle œuvre. Ce qui se produit, ne se produit pas tant parce que quelques-uns veulent que cela se produise, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté (…). »