Points de vue

Sur quels indicateurs s'appuyer pour mesurer la radicalisation dite « jihadiste » ?

Rédigé par | Mercredi 13 Novembre 2019 à 12:05



La tuerie perpétrée à la Préfecture de police Paris a conduit les autorités à approfondir la question des indicateurs d’alerte : comment fait-on la différence entre ce qui relève de la liberté de culte, garantie par la République, et ce qui révèle un processus d’extrémisme violent dit « jihadiste » qui veut détruire cette République ? Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a récemment désigné des éléments qui appartiennent traditionnellement à la pratique musulmane comme des « indicateurs faibles de radicalisation ». Qu’en est-il ?

L’importance de l’affaire nous porte à mettre en débat les indicateurs élaborés suite à l’étude des conversations et du suivi de 450 jihadistes français en équipe pluridisciplinaire, publiés sous forme de guide pratique dans un article scientifique pour les professionnels de terrain qui doivent évaluer l’évolution positive ou négative d’un individu radicalisé (1), appelé NoorAppli 3D. (2) En s’appuyant sur les trois principales dimensions du discours « jihadiste » (émotionnelle, relationnelle et idéologique), on comprend que les indicateurs doivent tenir compte de ces différentes dimensions.


Des indicateurs qui évaluent l’approche émotionnelle anxiogène produite par l’idéologie « jihadiste »

Le discours « jihadiste » développe d’abord une approche anxiogène, qui a pour but d’enlever la confiance de l’individu qui l’écoute envers l’humain, puis envers la société, puis envers la loi humaine. Celui-ci s’opère avec la théorie conspirationniste, qui rend la personne plus ou moins paranoïaque, persuadée que tous ceux qui l’entourent organisent un complot contre l’islam.

Mais le discours « jihadiste » réinterprète aussi certains préceptes musulmans pour que le jeune se retire de la société et exclut ceux qui ne partagent pas sa pensée. Par exemple, le principe du Tawhid, qui est au cœur de l’islam normalement pour unir les croyants abrahamiques, devient une source d’angoisse quotidienne qui interdit l’accès à la culture, à l’éducation, à toute activité de loisirs et à toute participation citoyenne.

Le principe de « l’alliance et du désaveu » (al-wala wal-barra) est aussi redéfini de manière à ce que le jeune se coupe de tous les interlocuteurs qui participaient auparavant à sa socialisation : amis, conjoints, famille, collègues de travail, partenaires de sport, éducateurs, professeurs, et même l’ancien imam maintenant perçu comme un égaré ou comme un hypocrite, puisqu’il continue à vivre et à payer des impôts à la France.

On peut ainsi construire des premiers indicateurs qui vont évaluer le niveau d’anxiété du jeune lorsqu’il rentre dans une voiture ou un magasin où il y a de la musique (même classique), lorsqu’on lui montre une photo de ses petits frères, lorsqu’il doit écouter un professeur qu’il perçoit maintenant comme un individu payé pour l’endoctriner, etc. Il s’agit aussi de repérer les ruptures avec son ancien entourage. Ces indicateurs ne permettent pas de détecter la banalisation de la violence propre au terrorisme mais peuvent aider à mettre en place une prise en charge qui aiguillera le jeune vers une instruction musulmane mieux référencée, avant qu’il ne s’enfonce dans cet univers de rupture.

Le discours politique a récemment nommé cette auto-exclusion et exclusion des autres du « communautarisme ». Ce terme paraît inapproprié dans la mesure où il ne s’agit pas de fréquenter des personnes partageant les mêmes codes culturels (comme la communauté chinoise le fait par exemple, en parlant la langue chinoise, en se mariant et en travaillant entre eux…) mais bien de détruire tous les repères antérieurs affectifs, mémoriels, historiques, culturels, religieux, civilisationnels, des individus en question qui se regroupent alors ensemble pour se protéger des agressions extérieures.

Des indicateurs qui évaluent l’approche relationnelle fusionnelle produite par l’idéologie « jihadiste »

Il s’agit ensuite d’évaluer la relation au groupe terroriste, qui apparaît comme le seul espace où l’individu se sent maintenant protégé. Cet aspect « relationnel » est fondamental car les recherches montrent que, pour passer de l’engagement dans l’idéologie « jihadiste » au passage à l’acte terroriste, l’approbation sociale est nécessaire. C’est ce qu’on appelle « la socialisation dans le terrorisme », qui comprend le sentiment de fusion au sein du groupe.

Il faut rappeler que toutes les idéologies de rupture reposent sur une exaltation de groupe, dans un processus où l’identité du groupe remplace l’identité individuelle. Précisons que cette exaltation peut s’opérer par Internet sur les réseaux sociaux, ce qui explique qu’il n’existe pas de véritable « loup solitaire », même lorsqu’on ne lui trouve pas de réseau physique.

Ces indicateurs aident alors les praticiens à évaluer le niveau de dépendance de l’individu avec son groupe radical. Ainsi, le guide Noor Online 3D propose d’évaluer la relation au groupe terroriste (arrive-t-il à supporter la rupture de communication avec eux ? ), sa propre perception de son adhésion au groupe des « jihadistes » ((reconnaît-il s’être trompé ou trouve-t-il toujours des justifications ?), son rôle au sein du groupe (a-t-il été emprisonné par ses « nouveaux frères » ou a-t-il dirigé des exactions ?), son intérêt/fascination pour le traitement médiatique des jihadistes (reste-t-il obsédé par leur actualité ?), son investissement pour le désengagement des autres (demande-t-il à témoigner pour raconter les incohérences de son groupe entre ses promesses et ses actions ?), ses relations avec les détenus de droit commun s’il est incarcéré (se considère-t-il comme un émir chargé de sauver les âmes perdus des autres ?) et ses relations avec les détenus en Unité dédiée (terroriste) le cas échéant (participe-t-il à la diffusion de la propagande à l’intérieur de la prison ?).

Des indicateurs qui évaluent l’approche idéologique produite par le discours « jihadiste »

Une fois que le sentiment de « perspective paranoïaque » est installé (dimension émotionnelle) et que l’individu est soudé avec ses nouveaux frères/sœurs (dimension relationnelle), le discours « jihadiste » propose « la » solution de la loi divine interprétée par ses soins pour régénérer le monde corrompu (et l’homme corrompu) par la loi humaine. Leur rhétorique utilisée fait partie de la culture commune à tous les musulmans, ce qui brouille les diagnostics des interlocuteurs non avertis, les menant à adopter une approche qui oscille entre le traitement laxiste (« l’islam est archaïque donc il faut attendre que les musulmans évoluent, on ne peut rien y faire… ») et le traitement discriminatoire (« l’islam est archaïque donc il faut faire en sorte qu’ils soient moins musulmans, les obliger à s’éloigner de leur religion qui par essence est néfaste »).

Seule l’interprétation de ces notions musulmanes permet de bien cerner l’idéologie suivie (musulmans traditionnels de différentes écoles, Frères musulmans, salafistes quiétistes, salafistes politiques, salafistes jihadistes légitimant la violence…) Les chefs « jihadistes » exercent leur talent en s’appuyant sur des savants qui entremêlent des idées de la mouvance des Frères musulmans (le combat du droit divin contre l’arbitraire humain) et des notions de la lignée de savants autour de Ibn Hanbal (IXe siècle), puis d’Ibn Taymiyya (XIIIe siècle), aboutissant au wahhabisme (et à l’interdiction d’utiliser la raison pour interpréter le texte coranique), à une redéfinition du Tawhid (l’Unicité de Dieu), à la mise en place du Takfir (possibilité d’excommunier un musulman non authentique), du principe de « l’alliance et le désaveu », et, bien entendu, à une la redéfinition de la notion de jihad et de martyr. Un travail spécifique a été réalisé grâce à la participation d’anciens « jihadistes » repentis sur l’utilisation de la rhétorique. Celui-ci a notamment abouti à Noor Online 3D, qui propose de bien comprendre les différentes interprétations de ces notions pour que les professionnels apprennent à distinguer les différentes mouvances, et de bien repérer ceux qui banalisent l’utilisation de la violence.

Mesurer le changement cognitif

Les trois dimensions (émotionnelle, relationnelle et idéologique) du discours « jihadiste » provoquent un changement de vision du monde de l’individu qui devient binaire, ainsi qu’une redéfinition de lui-même (celui qui sait) et des autres (ceux qui sont jaloux de son discernement). Cette dichotomie lui permet de catégoriser son environnement et de définir de manière simple la place des « bons » et des « méchants ». La binarité rassure le radicalisé car elle lui permet de pallier la « paranoïa » que le discours « jihadiste » a fait naître ou a amplifié. Elle permet aussi de se déclarer en « légitime défense », partant du principe que « les autres » lui veulent du mal parce qu’ils sont jaloux de ne pas posséder « la Vérité ».

Ainsi, le radicalisé va inverser le statut des auteurs et des victimes, considérant de manière perverse ses futures victimes comme des agresseurs… et se glorifiant lui-même comme « le sauveur ». Arrive alors la déshumanisation de l’Autre, processus psychologique par lequel il traite « les autres » comme inférieurs au genre humain, pour ne pas éprouver de culpabilité à les tuer.

Doivent donc être évalués chez l’individu son sentiment de légitime défense, son sentiment de toute-puissance (continue-t-il à excommunier tous les autres musulmans ?), son niveau de perspective paranoïaque (pense-t-il toujours que la société veut le détruire parce qu’il a plus de discernement que « les autres » ?), son sentiment d’empathie face à la violence (ressent-il de la gêne ou de la fierté vis à vis des exactions de son groupe ?), son rapport à la violence (prend-il du plaisir dans un environnement cruel ?), sa perception de la géopolitique (considère-t-il que l’enchaînement des différents faits est commandité par des sociétés secrètes complotistes dont le but est d’éradiquer l’islam ? ), sa prise de conscience de l’inversion du statut auteur/victime (reconnaît-il ses positions ou estime-t-il qu’il n’est ni responsable, ni auteur, ni victime et qu’il obéit simplement à Dieu ?).

Enfin, pour vérifier son taux de déshumanisation, les indicateurs permettront d’observer comment il perçoit les chrétiens, les juifs, les athées, mais aussi les autres musulmans (s’il les considère comme des ennemis de l’intérieur encore plus dangereux que les « mécréants ») et les salafistes quiétistes (s’il les considère comme des lâches).

La grille de lecture que nous mettons en débat ne contient aucun item qui concerne les rituels religieux car le retour d’expérience a montré qu’il est délicat pour divers professionnels de distinguer les subtilités de certains rituels. Par exemple, un « jihadiste » peut accomplir la « prière du voyageur » en prison car il estime qu’il est « de passage sur cette terre mécréante ». Mais compter le nombre d’inclinaisons pendant sa prière (raccourcie lorsqu’il s’agit de la prière du voyageur) est trop compliqué et pas forcément faisable pour les professionnels.

Nos indicateurs ne remplacent pas le bon sens humain mais l’aident à s’organiser en s’appuyant sur des éléments objectifs. Nous pensons que l’évaluation du « jihadisme » doit être étayée par un protocole systématique structuré plutôt que par une approche de jugement sans aide et non transparente, basée sur l’émotion, l’affectif et les idéologies diverses.

(1) Bouzar & Bénézech, Guide pratique d’évaluation du désengagement de l’extrémisme violent djihadiste : indicateurs de radicalisation, publié en français dans Journal de médecine légale /série C Criminalistique (In Press) et en anglais dans Journal of Current Medical Research and Opinion, CMRO 02 (10), 256–284 (2019).
(2) « Noor » signifie « lumière » en arabe. Il représente aussi l’acronyme anglais « Neutraliser On line et Off line la Radicalisation ». 3D renvoie aux trois dimensions évaluées qui entraînent un changement cognitif : émotionnelle, relationnelle et idéologique.

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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Elle est l’auteure de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles (Éd. de l’Atelier, novembre 2018).

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