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Points de vue

Le prophète Jonas, sayyiduna Yunus, modèle pour une mondialité apaisée (1/2)

Rédigé par Sébastien Nechelput | Mardi 6 Décembre 2022 à 11:00

           


Le prophète Jonas, sayyiduna Yunus, modèle pour une mondialité apaisée (1/2)
L’enseignement ici portera sur le prophète Yona (Jonas en grec, Yûnus en arabe) qui nous servira de guide pour le périlleux voyage dans lequel l’humanité semble embarquée en ce début de siècle.

Nous avons choisi comme titre complet à notre intervention « Sayyidunâ Yûnus, le Prophète Jonas, modèle pour une mondialité apaisée », en hommage à une grande dame qui nous a quittés en février 2022, Mireille Delmas-Marty, que Dieu l’accueille en Sa miséricorde. Femme dont l’engagement n’avait d’égal que la perspicacité intellectuelle, Mireille Delmas-Marty n’eut de cesse, jusqu’à son dernier souffle, de proposer des solutions juridiques concrètes, fondées sur des principes généraux à vocation universelle, pour un meilleur vivre ensemble en paix, sans céder ni à la mélancolique nostalgie d’un passé révolu, ni à la colère née d’un sentiment d’injustice, ou encore à l’immobilisme défaitiste face à l’annonce apocalyptique d’un effondrement systémique.

Vous comprendrez que l’hommage ici n’a rien de fortuit : à mon sens, c’est dans l’esprit de Sayyidunâ Yûnus qu’elle œuvra à travers ses ouvrages Aux quatre vents du monde, petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation et Manifeste pour une mondialité apaisée auxquels nous renvoyons les auditeurs.

Entrons à présent dans le cœur du sujet. Notre méthode sera la suivante : nous partirons des références coraniques pour ensuite nous tourner vers ce que les sages ont pu nous donner comme compléments d’indication, que ces sages soient d’ailleurs issus des traditions juive, chrétienne ou islamique, car nous pensons que les sages s’accordent là où les ignorants divergent.

Qui est sayyidunâ Yûnus, le prophète Jonas ?

« Et l’homme à la baleine (Dhû al-nûn), quand il partit en colère (mughâdiban), présumant que Nous n’avions rien décrété pour lui (fa-zanna al-lan naqdir ‘alayh). C’est pourquoi il dut appeler dans les ténèbres (al-zulumât) : "Il n’est de dieu que Toi. Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques". Donc, Nous l’exauçâmes, le sauvâmes du désespoir. Ainsi sauvons-Nous les croyants. » (Coran, sourate 21, versets 87-88) (1)

Yûnus (Jonas), de son nom hébreu Yona, la colombe, est dans le Coran parfois dénommé l’homme à la baleine (Dhû al-nûn) ou le compagnon du poisson (Sâhib al-hût). Comment donc un être aérien peut-il être assimilé à un être aquatique ? Si le nom évoque l’essence de l’être, ces appellations nous poussent d’entrée de jeu à nous poser les questions suivantes :

Comment l’esprit planant sur les eaux (symbolisé par la colombe) peut-il aller se régénérer dans les abysses ? Comment la spiritualité peut-elle être amenée à se vivifier dans les bas-fonds ? Mais qui est donc ce prophète qui s’en va courroucé ? Et en colère contre qui, contre quoi ? Contre Dieu, contre son peuple ? Quelle pensée avait-il donc de Dieu, celui qui croyait que Dieu ne décréterait rien en ce qui le concerne, voire que Dieu serait « incapable » de lui faire quoi que ce soit, autre traduction possible de zanna an lan naqdira ‘alayh, « Nous n’avons rien décrété pour lui » ?

Précisons que les subtilités de certains commentateurs ne permettent malheureusement pas d’esquiver le caractère explicite du texte coranique qui vient nous secouer dans notre petite morale confortable, nos immaculés idéaux et nos idées préconçues sur l’impeccabilité des prophètes (‘ismat al-anbiyâ’).

Cherchons des compléments d’informations dans une autre sourate. « Jonas, encore, fut certes des envoyés. Lorsqu’il gagna fugitif (i[abaqa) le vaisseau bondé (al-fulk al-mashhûn). Tira au sort (sâhama) et fut de ceux qui sont vaincus par le sort (mudhadîn). Le poisson (al-hût) l’avala alors qu’il portait le blâme. S’il ne comptait parmi ceux qui exaltent la transcendance (al-musabihhîn), il serait resté dans son ventre (batn) jusqu’au Jour de la résurrection (yawm yub’athûn). Nous le rejetâmes sur une plage nue (al-’arâ’) alors qu’il était malade (saqîm) et fîmes s’étaler sur lui une plante feuillue sans tige (shajaratan min yaqtîn). Nous l’envoyâmes ensuite 100 000 ou plus encore. Ils crurent (fa-âmanû), et Nous leur accordâmes jouissance pour un temps (mata’nâhum ilâ hîn). »]i (Sourate 37, versets 139-148) L’auditeur et le lecteur du Coran reconnaîtront dans ce verset la synthèse du Livre biblique de Jonas. (2)

Penchons-nous à présent sur les éléments de première partie de ce récit.

– Au VIIIe siècle avant notre ère, Dieu ordonne à Jonas d’aller annoncer la venue de sa rigueur à Ninive, ville d’Assyrie, actuelle Mossoul (Irak), à l’orient du royaume d’Israël où réside Jonas.

– Jonas s’enfuit dans la direction opposée, à Tarsîs, comptoir phénicien d’Espagne.

– Une tempête éclate en route, tout le monde s’en remet à ses dieux.

– Jonas est désigné par le sort comme fautif et est finalement jeté à l’eau, la tempête s’apaise.

Selon la tradition orale juive, cette mission à Ninive n’est pas la première mission de Yona. Ce dernier a déjà un long vécu derrière lui, car il est identifié à l’enfant de la veuve de Sarfat (Serepta), en Phénicie (actuel Liban). Cette identification existe également dans la tradition islamique comme le confirme Histoire des Prophètes (Qisas al-anbiyâ’) de Qutb al-Dîn al-Râwandî (XIIe siècle).

Yona serait donc le fils spirituel d’Élie (Eliahu, Ilyâs), l’homme de vérité (emet en hébreu), ce qui explique le nom complet de Yona Ben Amitaï (Yona fils d’Amitaï, mais également « fils de Vérité” ») (3), puis disciple d’Élisée (Elyasa), ce que confirme le Livre des Rois, qui parle des premières missions qu’Élisée confia à Yona (2 R, 14,25).

Focus sur le contexte de son époque

Ces renseignements précieux nous permettent de situer Jonas au carrefour du IXe et VIIIe siècle avant notre ère, siècles de grands bouleversements, d’anarchie politique et de menaces grandissantes pour les Fils d’Israël. Voici en résumé le contexte général de cette époque.

– Les royaumes de Juda et d’Israël sont toujours en conflit depuis le schisme post-salomonien ;

– La Phénicie et les royaumes araméens de Syrie exercent une influence culturelle dans toute la région, si bien que se manifeste un syncrétisme religieux, mêlant le culte du Dieu Un au culte de Baal et à divers formes de divinations et de sacrifices sanglants, allant jusqu’au sacrifice d’enfants ;

– L’apparition de faux prophètes à la solde des États crée une funeste confusion entre politique et religion ;

– Des injustices en tout genre ne cessent d’être enregistrées et dénoncées par les prophètes, nombreux et formant parfois de véritables confréries.

C’est également l’époque de la fondation de Carthage par Didon (Elyssa) sous la menace grandissante de l’invasion assyrienne (nord de la Mésopotamie dont la capitale était Ninive), puissance faisant de l’ombre à l’Égypte alors sur le déclin. Une époque de troubles, de migrations, d’influences étrangères, de persécutions des justes et des « lanceurs d’alerte », mais surtout d’annonces incessantes de catastrophes imminentes à venir, toujours plus redoutables que les précédentes. En somme, Jonas vivait une époque d’effondrement où la dégénérescence côtoyait un remarquable éveil spirituel chez une minorité de témoins contemporains dont le plus remarquable reste sans aucun doute le prophète Élie lui-même.

Pourtant, Yûnus est différent de son maître et père spirituel, Ilyâs : il n’a pas le style terrible d’Ilyâs, lui qui faisait tomber sur son peuple le feu du ciel, allant jusqu’à les priver de pluie pour les contraindre au repentir, pris qu’il était d’un zèle jaloux pour Dieu. Yûnus n’hésite pas à rompre avec ce modèle, par amour de son peuple et du genre humain, privilégiant la Miséricorde à la Rigueur.

Comment savons-nous cela ? Il suffit de bien comprendre ce qu’implique pour lui le fait de se rendre à Ninive. Il s’agit d’obtenir le repentir de la plus grande métropole de son temps mais également du plus grand danger guettant son peuple : danger temporel, car de fait l’Assyrie finira dans l’histoire par dominer Israël et tout le Proche-Orient, mais également spirituel car, par son repentir, Ninive allait mettre en évidence l’ingratitude et l’idolâtrie des Fils d’Israël, qui délaissent l’héritage d’Abraham et de Moïse.

Yûnus prit le parti résolu de la miséricorde et fit volte-face. Il s’enfuit, tel le serviteur fugitif en face de son maître, fuyant Dieu, oui, il faut le dire, mais fuyant Dieu… en Dieu. Fuyant Sa justice en pensant que la miséricorde l’emporterait, pensant qu’il faisait là ce qu’il avait à faire dans une légitime indignation.

Où fuit-il ? La Bible et la tradition orale en islam nous l’apprennent : à Tarsis, probablement la colonie phénicienne d’Espagne du même nom. Comment fuit-il ? Par mer, pensant que ce lieu n’était pas propice à une mission prophétique. Mais ce n’est pas tout : il monte dans un vaisseau bondé, al-fulk al-mashhûn dont nous parle la sourate 37, même expression que le Coran emploie pour désigner l’arche de Noé (26 : 119). Pourquoi ? Les sages nous apprennent qu’il y avait dans ce bateau 70 matelots, soit un représentant de chaque nation. (4) Yûnus fuit Ninive, fuit le destin prévisible d’Israël une fois cette métropole sauvée mais, ironie du sort, il est ramené par Dieu dans le « Tout Monde », au cœur du « concert des Nations ».

Entre effondrement et mondialisation, Dieu ne laisse pas le choix à Yûnus. La marche du devenir est ce qu’elle est : Yûnus doit réaliser son être dans ces conditions sans se laisser émouvoir par son incompréhension du plan divin !

Yûnus vouait à l’être humain un amour inconditionnel

Mais quel était le caractère de Yûnus, sur le plan psychologique, oserions-nous dire ? Les commentaires musulmans insistent dans leur majorité sur l’étroitesse de son caractère (dayq fî khuluqih), qui le fit ployer sous le poids de la prophétie. Ce n’est pas ce qu’enseigne la Bible, ni ce qu’en pensent de grands maîtres spirituels comme Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (XIIe siècle). Selon le récit biblique, Jonas n’était point « agité » par sa colère au sein du vaisseau qui fut pris dans une soudaine tempête, mais il dormait profondément (Jonas 1, 5-6).

Jonas n’est nullement agité par la mer de ce monde ; il fuit, certes en colère, mais noyé dans une majestueuse présence de miséricorde, loin des conjectures et projections du mental. Ruzbehân Baqlî nous dit en ce sens qu’il était des « gens de l’unité, de la connaissance et de l’amour ardent » (min ahl a-tawhîd wa al-ma‘rifat wa al-‘ishq), qu’en son état intérieur, il nageait dans les mers de la Divinité et de la Seigneurie (Bihâr al-Ulûhiyya wa al-Rubûbiyya), y trouvant les joyaux et les perles d’une connaissance éternelle, allant jusqu’à dépasser les profondeurs des attributs divins pour s’anéantir dans les flots infinis de l’Essence. (5) Yûnus était donc un pur contemplatif, non un faible au caractère borné. Un contemplatif qui se révolta face au rôle qu’il avait à jouer ici-bas dans le tumulte et l’urgence, pris entre les flagrantes injustices et l’ingratitude de son peuple et la violence des conflits mondiaux.

Cette connaissance supérieure du Divin et l’amour inconditionnel que Yûnus vouait à l’être humain, créé à l’image de Dieu, n’a pas échappé à Ibn Arabî qui glose longuement dans son chapitre des Fusûs al-Hikam (Chatons de la Sagesse) consacré au prophète Yûnus, sur le fait que « le tendre amour envers les serviteurs de Dieu est préférable au zèle jaloux pour Dieu », ce qui évoque implicitement toute la distance qui sépare l’attitude de Jonas et celle de son maître Élie. Quoi de plus étonnant ? Ce livre n’est-il pas un don du Prophète lui-même fait à Ibn Arabî ? Le Coran n’introduit-il pas d’ailleurs la Présence muhammadienne, présence de miséricorde universelle, entre Élie et Jonas dans la sourate Al-Saffât, par ce mystérieux verset proclamant « paix sur la famille de Yâ Sîn » (sourate 37, verset 130, sens explicite dans la lecture de warsh), surnom donné à notre Prophète bien-aimé.

La Prophétie est une en son essence, multiple en ses manifestations. Pourtant, celui qui sait lire entre les lignes comprend avec certitude que la miséricorde en est le principe et la finalité : énergie matricielle et restauratrice des mondes, rien ne saurait l’occulter durablement, pas même la justice divine. Cela, Yûnus l’avait compris. Restait à lui faire comprendre les mystères du déroutant plan divin le sommant de se rendre immédiatement à Ninive : comment aimer son ennemi au point de mettre les siens en péril ? Comment parvenir à réaliser le sens de l’Unité (al-Tawhîd) dans un monde marqué par les appétits égoïstes et une même volonté de domination réfractaire aux appels répétés de la Sagesse ?

Jonas allait devoir se montrer capable pour cela de réconcilier verticalité et horizontalité, contemplation et action, en réintégrant sa nature humaine primordiale (fitra). Initiatiquement, il est juste de parler d’une nouvelle naissance à laquelle il devait être amené, lui qui avait déjà été ressuscité, initiation qui se déroulera progressivement dans la cale d’un vaisseau, puis dans le ventre d’un poisson.

La seconde partie de cette contribution à venir.

(1) Nous utilisons pour les citations coraniques la traduction de Jacques Berque, que nous modifions en cas de besoin lorsque les exégèses proposées le demandent, toute traduction étant une interprétation, la fidélité totale à une traduction donnée, fut-elle excellente, nous paraît être un choix méthodologique inapproprié.
(2) Le Livre de Jonas appartient à l’ensemble des livres attribués aux Douze petits prophètes, ensemble inclus lui-même dans la section des livres prophétiques (neviim) du canon biblique hébraïque, bibliothèque sacrée également appelée Tanakh, acronyme de Torah, Neviim, Ketubim.
(3) Pour une vue d’ensemble sur la figure de Yona dans la tradition juive, nous renvoyons l’ouvrage de Ruth Reichelberg, L’Aventure prophétique : Jonas, menteur de vérité, Albin Michel, 1995.
(4) La tradition biblique nous apprend que les Nations issues des trois fils de Noé sont au nombre de 70 (v. Genèse, 10).
(5) Voir Rûzbehân Baqlî, Arâ’is al-bayân fî haqâ’iq al-Qur’ân, commentaire de la sourate al-Saffât.

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Sébastien Nechelput est diplômé en Langue et littérature arabes (ULB) ainsi qu’en Histoire du christianisme (ULB) et enseignant agrégé dans le secondaire à Bruxelles. Il accompagne les retraites Conscience Soufie durant lesquelles il propose aux participant.e.s des enseignements soufis.

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