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Benjamin Stora : « Ce sont les discours de rétractation sur les identités exclusives qui provoquent les guerres »

Rédigé par | Jeudi 31 Décembre 2015 à 08:00

Alors que l’Europe est en train de connaître l’un des plus grands flux migratoires de son Histoire, notamment en raison de la guerre en Irak et en Syrie, l’exposition « Frontières », au musée de l’Histoire de l’immigration jusqu’au 29 mai 2016, offre une véritable leçon de géopolitique. Interview de Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du musée.



Pour Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du musée de l’Histoire de l’immigration, « alors qu’il y a une plus grande circulation des idées et des images, on assiste à une fermeture et à un repli sur soi. C’est ce paradoxe qu’illustre l’exposition "Frontières" à l’échelle internationale ».

Salamnews : Préparée de longue date, l’exposition « Frontières » est pourtant en plein cœur de l’actualité géopolitique…


Un des panneaux qui ouvrent l'exposition "Frontières" illustrant notamment la situation des réfugiés en Palestine.
Benjamin Stora : Cette exposition a été décidée par le conseil d’orientation il y a un an et demi. On se doutait bien à cette époque-là qu’il y avait une actualité très forte sur ces questions, puisque, ne l’oublions pas, le drame de Lampedusa avait déjà commencé. Déjà des milliers de migrants tentaient de franchir la frontière au péril de leur vie. Il y avait, par conséquent, cette idée de passage de la frontière dangereux.

Cependant, l’exposition n’est pas simplement restée dans l’actualité immédiate avec le drame de la Méditerranée, mais elle lui donne une ampleur internationale en pointant, notamment, la fabrication des murs.

L’exposition « Frontières » commence sur la séparation et les difficultés qui lui sont liées engendrées par l’érection des murs : le mur, célèbre, Israël-Palestine mais aussi le mur entre le Mexique et les États-Unis, entre l’Inde et le Bangladesh…

L’exposition vise à montrer que, à l’ère de la mondialisation, les frontières sont de plus en plus importantes. Alors qu’il y a une plus grande circulation des idées, des images, par Internet par exemple, on assiste en même temps à cette espèce de rétrécissement, de fermeture et de repli sur soi. C’est ce paradoxe qu’on a cherché à illustrer dans cette grande exposition à l’échelle internationale et pas simplement européenne.

Vous parlez de paradoxes. L’érection de ces hauts murs, de ces fils barbelés ne symbolisent-elle pas aussi la peur de l’autre ?

Benjamin Stora : Il y a effectivement une montée générale de la xénophobie, de la peur des autres dans une situation, encore une fois, où jamais la circulation n’a été aussi intense. On est dans des situations où, dans la jeunesse en particulier, il y a la volonté de voyager et de connaître les autres, de s’ouvrir aux cultures du monde et de connaître la langue et l’Histoire des autres. C’est très fort dans la jeunesse d’aujourd’hui : les notions de cultures plurielles, de cultures multiples, de métissage, etc., sont des notions qui sont maintenant installées dans le paysage culturel, personnel, j’allais presque dire familial.

Mais plus cette tendance de fond existe et plus il y a la peur de cet avenir et la volonté de rester dans une seule Histoire, dans une seule culture et dans une seule langue.

Récemment, certains hommes et femmes politiques ont déclaré que la France était un pays de « race blanche » ou qu’il fallait accueillir des réfugiés syriens exclusivement chrétiens pour des raisons sécuritaires. Que ces discours politiques reflètent-ils de l’état de la société française aujourd’hui ?

Benjamin Stora : Ils témoignent malheureusement d’un nationalisme politique de rétractation, qui ne vise à ne voir qu’une seule religion, une seule langue, une seule Histoire, une seule culture. Un nationalisme archaïque ne tient absolument pas compte des modifications qui ont eu lieu depuis pratiquement un siècle.

C’est ce que veut d’ailleurs montrer le musée de l’Histoire de l’immigration : la France n’est plus celle d’il y a un siècle, d’il y a 50 ans, même s’il y a bien sûr des continuités sur le plan linguistique et politique. La France est un pays qui change comme tous les pays : qui ne sont pas des pays homogènes, où les frontières ne bougent jamais et où les revendications identitaires sont toujours les mêmes. Non !

La gravure de Théophile Alexandre Steinlein, intitulée "L'exode - 1915" est d'une étonnante actualité, l'Europe faisant actuellement face à l'une des plus graves crises migratoires depuis la Seconde Guerre mondiale.
Par exemple, dans les pays du Maghreb ‒ j’ai beaucoup travaillé sur les mouvements nationalistes des années 1950-1960 ‒, la revendication de la berbérité n’existait pas, elle était à l’état implicite mais, aujourd’hui, nous sommes dans des revendications dites régionalistes qui défient les appareils centraux, fragilisent le lien national et sont un défi culturel posé à toutes ces nations.

Ce sont des éléments nouveaux parce que les sociétés évoluent, bien entendu. L’Europe aussi et la France en particulier changent : les populations ne sont plus les mêmes et donc il y a des défis nouveaux, des façons nouvelles d’intégrer, c’est-à-dire de tendre la main, de faire en sorte que les gens puissent vivre ensemble et se sentent mieux.

Il y a deux types de discours. Soit l’on dit que la France était de telle manière il y a 50 ans et qu’elle ne bougera plus : soit vous l’acceptez, soit vous partez. Soit, au contraire, l’on dit qu’il y a des populations nouvelles qui sont sur le sol français et l’on fait en sorte que celles-ci puissent se sentir à l’aise, vivre dans ce pays et l’enrichissent. Soit vous avez un discours de fermeture et de conflit, soit vous avez un discours d’ouverture et de main tendue. C’est entre ces deux discours, ces deux types de comportements que l’on doit observer l’évolution de la société française.

Malheureusement, il est vrai que le premier comportement de fermeture et de repli est aujourd’hui très fort. Il faut le dire franchement, on ne peut pas se réfugier dans des discours naïfs. Il y a des discours, pas seulement en France mais dans toute l’Europe et ailleurs, qui sont des discours de fermeture sur soi et de refus des autres. Mais il ne faut pas céder.

C’est-à-dire qu’il faut rester ouvert au bruit du monde, à la culture des autres, à l’Histoire des autres parce que, sinon, ce sont les discours de rétractation sur les identités exclusives qui provoquent les guerres, qui provoquent les fanatismes ; il faut faire très attention à cela.

L’exposition « Frontières » insiste bien sur le fait que la France a toujours été un pays d’immigration et un pays de transit. Elle se termine en s’interrogeant sur l’idée d’un monde sans frontières. Mais n’est-ce pas là une utopie ?


Affiche de la campagne "Frontexit" émanant d'associations qui militent pour une mobilité internationale et le respect des règles de protection internationale des personnes.
Benjamin Stora : Surtout en ce moment où les pays se ferment de plus en plus et que les murs et les barbelés s’érigent ; on peut en faire l’inventaire depuis Ceuta et Melilla

Mais il faut conserver en soi la volonté de vivre dans des mondes ouverts. Ce sont peut-être des utopies, mais si on vit sans utopie, sans espoir, si on ne vit pas dans l’espoir d’une fraternité, dans la circulation et l’échange, alors on est dans l’amertume, le ressassement, la revanche, la haine des autres et de soi, alors on est dans ce monde aigri, de gens qui sont contre tout, dans l’idée que la France est en déclin, que tout s’effondre et que l’apocalypse approche.

Je pense que si l’on veut faire avancer l’Histoire et l’humanité, il faut rester, au contraire, sur des utopies d’ouverture, c’est-à-dire de liberté et de fraternité. Et si l’on cède sur ces utopies-là, ce sont d’autres utopies, beaucoup plus meurtrières, qui, elles, l’emporteront.


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Première parution de cet article dans Salamnews, n° 55, novembre-décembre 2015.

FRONTIÈRES

Éminemment pédagogique avec ses cartes géographiques et ses frises chronologiques et agrémenté d’œuvres d’art d’une quarantaine d’artistes et d’œuvres littéraires, le parcours de l’exposition « Frontières » est composé de quatre étapes : « Les murs-frontières dans le monde », « Vers une Europe des frontières », « Traverser les frontières de la France », « Un monde sans frontières ? ».

Photographies contemporaines, témoignages vidéos, récits de migrants et objets de mémoire placent le visiteur au plus près de la réalité de ceux qui vivent au côté des murs de séparation, des check-points ou des zones frontalières qu’ils essaient de traverser : zones de non-droit, trafic en tout genre, économie parallèle et enfermement sont les caractéristiques affectant la cinquantaine de murs-frontières existant dans le monde.

Mais les frontières ont toujours fluctué au gré des guerres et des bouleversements politiques et elles ont pu être traversées. L’exposition, sous la direction scientifique de la sociologue et géopolitologue Catherine Wihtol de Wenden et de l’historien Yvan Gastaut, retrace aussi l’histoire des mobilités et des migrations, notamment en France et en Europe, qui s’imaginent forteresses mais n’ont cessé d’être des pays de transit et d’immigration.

►Du 10 novembre 2015 au 29 mai 2016
Musée de l’Histoire de l’immigration ‒ Palais de la Porte Dorée, Paris 12e



Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur