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Politique

Bernard Cazeneuve : « Les musulmans sont les premiers à vouloir contribuer à la prévention de la radicalisation »

Rédigé par | Dimanche 20 Mars 2016 à 20:07

           

La prévention de la radicalisation sera au centre des débats de la deuxième instance de dialogue avec l’islam, le 21 mars. Dans une interview exclusive accordée à Saphirnews, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve explique le choix de ce thème, les préparatifs de l’instance de dialogue et présente les outils et actions de l’État en matière de prévention de la radicalisation conjointement à ce qui est mené par la société civile, dont les musulmans de France.



Bernard Cazeneuve : « Les musulmans sont les premiers à vouloir contribuer à la prévention de la radicalisation »

Saphirnews : Pourquoi avoir choisi le thème de la prévention de la radicalisation au programme de la deuxième instance de dialogue avec l’islam ?

Bernard Cazeneuve : L’État prend toutes les mesures pour prévenir la radicalisation violente de ceux qui sont susceptibles de rejoindre des groupes terroristes. Mais il doit le faire avec le concours de la société civile, des associations, des collectivités et avec celui des responsables musulmans.

Il faut rappeler ce à quoi nous faisons face. En 2015, près de 150 personnes sont tombées victimes des attentats terroristes en France. Plus de 1 800 jeunes Français et Françaises sont impliqués aujourd’hui dans les filières liées à Daesh et aux autres groupes terroristes, 600 d’entre eux sont présents en Syrie et en Irak et 165 ont déjà trouvé la mort sur place.

N’est-ce pas faire croire à l’opinion publique que seuls les musulmans auraient une responsabilité dans ce phénomène de radicalisation de la jeunesse ?

Bernard Cazeneuve : Il n’y a dans notre démarche aucune stigmatisation. Je vais régulièrement à la rencontre des musulmans de France et je sais qu’ils sont tous profondément horrifiés par le dévoiement de la religion que revendique Daesh et inquiets du péril que cette propagande mortifère peut représenter pour des jeunes fragiles, qu’ils soient issus de familles de culture musulmane ou convertis.

Ils sont les premiers à vouloir contribuer à la prévention de la radicalisation, comme le montrent aussi bien le succès du numéro vert mis à la disposition des familles pour signaler les cas de radicalisation que les initiatives prises par les fédérations de mosquées. Si nous ne le faisions pas, les Français musulmans seraient fondés à reprocher au gouvernement de ne pas les associer à cet effort qui engage tous les Français.

Comment s’est passée la préparation de la deuxième instance de dialogue ? Chaque préfet a-t-il réuni, comme pour la première instance, les acteurs locaux ? Est-ce du seul thème de la radicalisation que les réunions au niveau local ont débattu ?

Bernard Cazeneuve : Oui, nous avons suivi le même processus en demandant aux préfets de réunir autour d’eux les personnalités de leurs départements les plus actives dans l’organisation du culte musulman. Ces consultations locales, qui ont réuni près de 2 000 représentants musulmans sur l’ensemble du territoire, ont permis de constater une forte attente sur les suites données à la première instance de dialogue.

Les échanges ont également démontré que si des différences d’analyse perdurent entre les institutions musulmanes sur les causes de la radicalisation, elles semblent s’estomper progressivement. Il y a en tout une prise de conscience de la menace et une demande générale de voir l’État y répondre.

Entre les deux instances de dialogue (juin 2015-mars 2016), deux groupes de travail ont été mis en place. Quel a été leur mode de fonctionnement ? Quels ont été leurs résultats ?

Bernard Cazeneuve : À la suite de la première instance de dialogue, j’ai en effet mis en place deux groupes de travail : l’un sur la gestion et la construction des édifices du culte ; le second consacré à l’organisation temporaire de l’abattage rituel à l’occasion de la fête de l’Aïd el-Kébir. Ces deux sujets étaient en effet apparus comme deux sujets particuliers de préoccupation.

Concernant l’abattage rituel, les difficultés à répondre à la demande avaient été soulignées, avec des conséquences regrettables sur le bon déroulement de l’abattage rituel. Ce qui a été mis en évidence, c’est le besoin de préciser les règles et les modalités d’organisation, dans un souci de liberté de pratique cultuelle tout autant que de respect des normes sanitaires, environnementales et de protection animale.

Le groupe de travail a réuni des représentants de services préfectoraux et de l’Association des maires de France, des présidents de conseils régionaux du culte musulman (CRCM) et d’autres représentants du culte musulman, ainsi que des opérateurs d’abattoirs temporaires. Entre septembre 2015 et janvier 2016, il a auditionné deux maires, deux sous-préfets, des représentants des fédérations d’éleveurs, de commerçants et de marchés de bestiaux, de la boucherie et de la grande distribution, ainsi que des responsables religieux.

Et s’agissant du groupe de travail consacré à la gestion et à la construction des lieux du culte ?

Bernard Cazeneuve : Concernant les édifices du culte, c’est un besoin en termes de pédagogie, de recensement des bonnes pratiques et de partage de connaissances sur le droit applicable et l’environnement dans lequel ces projets s’inscrivent qui est apparu. Le groupe de travail dédié a été mis en place dès octobre 2015 et a achevé ses travaux en février dernier.

Piloté par le ministère de l’Intérieur, il a réuni des représentants de l’Association des maires de France, des administrations concernées (les ministères des Finances, de l’Environnement, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports et celui de la Culture) ainsi que des représentants de tous les cultes, car le sujet ne concerne pas que les musulmans. D’autres cultes considérés en France comme « récents », tels les évangélistes et les bouddhistes, ont des besoins et peuvent rencontrer des difficultés comparables.

Les guides que ces groupes de travail ont élaborés seront-ils à disposition du grand public ou à diffusion restreinte ?

Bernard Cazeneuve : Les guides sont désormais en phase finale de rédaction pour une publication en juillet prochain par la Documentation française, donc à destination de tous les publics.

A-t-on établi un bilan des condamnations judiciaires prononcées à raison d’actes antimusulmans pour l’année 2015 ? Plus précisément, quelles sont les suites de l’enquête s’agissant des mosquées d’Auch, d’Ajaccio et de Valence ?

Bernard Cazeneuve : Le ministère de la Justice publiera en avril 2016 les suites pénales données en 2015 à tous les actes que notre Code pénal considère comme racistes et qui comprennent donc les actes antimusulmans. S’agissant des actes graves que vous évoquez, les enquêtes judiciaires sont en cours et la loi m’interdit de les commenter. Mais je peux vous assurer que la justice passera.

Pour prendre d’autres exemples, en 2015, les individus qui ont, respectivement, tiré des coups de feu sur la façade de la mosquée du Mans, incendié la mosquée de Pargny-sur-Saulx, dans la Marne, et tenté d’incendier la Mosquée turque de Mâcon ont tous été interpellés, traduits en justice et condamnés à des peines de prison ferme. Il faut que les auteurs de tels actes antimusulmans, insupportables, sachent qu’ils seront inlassablement recherchés, arrêtés et punis.

Qu’a mis en place le Comité interministériel pour la prévention de la délinquance (CIPD) pour prévenir la radicalisation mais aussi « déradicaliser » les jeunes embrigadés ?

Bernard Cazeneuve : Le plan gouvernemental du 23 avril 2014 a confié au secrétariat général du CIPD la mission de concevoir une réponse publique préventive aux phénomènes de radicalisation. Mon instruction du 29 avril 2014 aux préfets leur a confié un rôle pivot en la matière au niveau départemental, et chaque préfecture dispose désormais d’une cellule de suivi et d’accompagnement des personnes radicalisées et de leur famille.

Ce sont donc 101 structures de premier niveau qui existent, qui ont permis la prise en charge effective de près de 1600 personnes. Dans le cadre du plan, une enveloppe de 20 millions d’euros a été ouverte au niveau national et 6 millions servent à financer les associations qui aident les préfectures à intervenir auprès des personnes en situation de radicalisation, pour les sortir de l’emprise mentale dont elles sont victimes et favoriser ainsi leur insertion sociale dans le respect des règles de la République.

Quelles sont les méthodes mises en œuvre par le CIPD ?

Bernard Cazeneuve : Les méthodes appliquées sont évidemment variables en fonction des enjeux locaux, des préfectures et des associations mandatées. Mais nous allons vers une forme de partage et de convergence, notamment depuis la journée du 12 novembre 2015 organisée au ministère de l’Intérieur, qui a rassemblé une centaine d’acteurs associatifs et institutionnels.

Un des objectifs pour la montée en puissance de notre dispositif est de favoriser davantage encore la constitution de réseaux d’intervenants psychosociaux, tout en faisant par ailleurs des cadres religieux de confiance une interface avec les pouvoirs publics pour mieux saisir les différents discours de radicalisation. Cette méthode donnera lieu à la diffusion d’un guide interministériel de prévention de la radicalisation.

Quels sont, selon le ministère, les signes de radicalisation et ceux qui témoignent d’une « déradicalisation » d’une personne ?

Bernard Cazeneuve : Nous avons élaboré une grille très complète d’indicateurs de basculement dans la radicalisation, qui permet de mieux discerner les cas de radicalisation de ceux qui ne le sont pas.

Ce sont des indicateurs de rupture (rejet de la vie sociale, exclusion de la sphère familiale, port de signes très ostentatoires, refus de la musique, de la peinture, discours de rupture violente marquée avec les règles de vie commune, adhésion aux théories du complot…), qui ne doivent pas être considérés indépendamment, mais de manière cumulative pour appréhender la réalité d’une radicalisation.

Car il ne s’agit évidemment pas de confondre ces cas extrêmes avec de simples conversions, ni avec une pratique rigoriste de la religion.

D’après les statistiques du CPDSI, sur les 234 individus « désembrigadés » par cet organisme, seuls 16 % sont issus de familles musulmanes. En quoi les participants musulmans invités à l’instance de dialogue peuvent-ils dès lors agir sur ce phénomène ?

Bernard Cazeneuve : Le CPDSI a effectué un travail considérable, en relai des préfectures, pour les accompagner et prendre en compte des dizaines de cas individuels. Les chiffres qu’il avance correspondent à un échantillon de personnes qu’il a eu à connaître. Ils sont tout à fait exacts au plan statistique concernant cet échantillon, mais ne peuvent refléter globalement toutes les situations de radicalisation, ce que le CPDSI a toujours souligné.

Les voies d’embrigadement sont en réalité multiples, très variées ; elles peuvent aussi passer, dans certains cas, par des mosquées fonctionnant en marge des lois de la République. L’action que je mène a vocation à répondre à toutes les menaces, aussi bien avec la fermeture de Lagny-sur-Marne, dont un arrêt du Conseil d’Etat a confirmé la validité et qui reste un cas exceptionnel, qu’en voulant investir Internet et les réseaux sociaux pour contrer les discours de haine qui tentent de recruter de jeunes Français pour les envoyer à la mort en Syrie pour le compte de l’État islamique. Je suis ainsi en relation avec les grands opérateurs d’Internet, et je soutiens toutes les initiatives concrètes visant à développer une contre-influence face aux idéologues de la radicalisation.

C’est dans ce cadre que nous avons encore à construire avec les participants à l’instance de dialogue de lundi, pour que leur connaissance de l’islam et leur conception de leur foi qui s’accorde parfaitement avec les règles de la République agissent comme un rempart contre la radicalisation.

Il s’agit pour eux, car tel ne peut être le rôle de l’État, de développer ainsi un contre-discours de portée religieuse, fondée sur les valeurs de l’islam, qui peut constituer une action de prévention des plus essentielles. Un atelier sera spécialement consacré à cette thématique.

La création d’une soixantaine de postes d’aumôniers musulmans avait été annoncée à la suite des attentats de 2015. Ne se limite-t-on pas à des effets d’annonce, alors que les aumôniers de prison jouent un rôle primordial dans la prévention de la radicalisation ?

Bernard Cazeneuve : Les aumôniers pénitentiaires ont d’abord pour mission de répondre aux besoins spirituels des détenus et de leur permettre d’exercer leur culte en détention, ce qui est un droit constitutionnel. Cependant, vous avez raison de souligner qu’ils peuvent, ce faisant, jouer un rôle essentiel de prévention et contrer l’influence d’imams autoproclamés qui s’efforcent, comme nous le savons, de recruter des détenus, parmi les plus fragiles, pour les mettre au service de Daesh ou d’autres projets terroristes.

Le garde des sceaux et moi-même en avons discuté et sommes convaincus de la nécessité pour les musulmans de disposer de davantage d’aumôniers, mieux formés et disposant de davantage de moyens. Ces moyens sont prévus et des aumôniers musulmans supplémentaires sont recrutés ou en cours de recrutement, mais vous devez savoir que, contrairement à une idée reçue, l’aumônerie pénitentiaire musulmane est d’ores et déjà celle qui bénéficie des subventions de l’État les plus importantes.

Dix créations de postes d’enseignants-chercheurs en islamologie et radicalisation, à la suite du rapport de l’Alliance Athena. En quoi la recherche en sciences sociales et en islamologie permettra aux instances politiques de « comprendre pour agir » (à contrario de la phrase ministérielle « Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu l’excuser ») ?

Bernard Cazeneuve : La recherche savante sur l’Islam et le monde arabo-musulman a en France une histoire prestigieuse, dont témoignent, par exemple, les noms de Louis Massignon et de Jacques Berque. Je crois que cela fait partie de la vocation de notre pays que d’être en Europe un pôle de référence pour la connaissance de l’Islam et je me félicite de voir le ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur donner une impulsion dans ce domaine.

L’Université de Strasbourg va ainsi bientôt ouvrir un cycle complet d’étude en islamologie, à partir de la licence. C’est une très bonne chose car, comme l’avait dit il y a des siècles le grand penseur soufi Ibn Arabi : « Les hommes sont les ennemis de ce qu’ils ignorent. »

S’agissant des recherches sur la radicalisation violente, qui font l’objet du rapport d’Alain Fuchs pour l’Alliance Athena, je crois que nous avons bien entendu intérêt à affiner notre compréhension de ce phénomène complexe, pour nous mettre en mesure de le prévenir et de le combattre.

Mais la recherche d’une explication ne peut en aucun cas constituer une justification des crimes auxquels il conduit : la phrase du Premier Ministre ne voulait pas dire autre chose.

Sachant qu’elle se déroulera sur une seule journée et quelle sera émaillée de discours officiels, qu’attendez-vous concrètement de l’issue de cette instance de dialogue consacrée à la prévention de la radicalisation : une sensibilisation des acteurs musulmans ? un échange de vues sur les moyens à mettre en œuvre ? un engagement de leur part ?

Bernard Cazeneuve : J’ai voulu créer l’an dernier l’instance de dialogue afin d’avoir de façon régulière un moment d’échange, très libre, sur des sujets qui intéressent à la fois l’État et les représentants du culte musulman. Est-ce à dire que les problèmes considérables que nous abordons sont résolus à l’issue de cette journée ? Non, bien entendu.

Mais ces échanges permettent de mieux se comprendre et de définir des priorités, ainsi qu’un programme de travail. C’est ainsi que nous avons pu avancer depuis juin dernier sur des sujets tels que la formation civique des aumôniers et des imams, la construction des lieux de culte, les rites funéraires ou la lutte contre les actes antimusulmans. Je souhaite qu’il en aille de même cette fois-ci.

Au soir du 21 mars, nous devrons avoir arrêté ensemble des orientations pour rendre plus efficace notre dispositif de prévention de la radicalisation, dans toutes ses dimensions : dans les territoires, en prison, sur Internet…

Et nous nous retrouverons dans un an au plus tard pour mesurer le travail accompli. C’est là un devoir pour les pouvoirs publics et c’est là l’engagement citoyen des musulmans de France.



Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur


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