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Société

Lutte contre la « radicalisation » : quand l’Education nationale construit le problème musulman

Dounia Bouzar réagit

Rédigé par | Lundi 24 Novembre 2014 à 06:05

           

A l’Education nationale, des agents ne font pas dans le détail. Un document du rectorat de Poitiers a provoqué la stupéfaction des musulmans en dressant une liste de signes physiques et de comportements supposés détecter la radicalisation en milieu scolaire. La révélation de ce document a déclenché une avalanche de réactions parmi les musulmans. Dounia Bouzar, mêlée dans ce dossier à travers son centre de lutte contre la radicalisation, a également réagi sur cette affaire qui prend une tournure judiciaire.



Lutte contre la « radicalisation » : quand l’Education nationale construit le problème musulman
L’Education nationale veut enseigner à lutter efficacement contre la « radicalisation religieuse » en apprenant à ses agents à détecter au mieux « les signes » qui y mènent. Les seuls concernés par la radicalisation dans la société française pour le ministère : les musulmans, qui font les frais de la surexposition médiatique de l’Etat islamique, plus menaçante aux yeux des autorités avec le recrutement de combattants occidentaux dans leurs rangs.

L’académie de Poitiers a adressé aux chefs d’établissements scolaires de la Vienne un document édifiant sur la « prévention de la radicalisation en milieu scolaire ». Dans ce PowerPoint de 14 pages élaboré par 10 agents de l’équipe mobile de sécurité académique (EMSA) du rectorat et mis au jour par Mediapart vendredi 21 novembre, on y délivre des « clés » pour repérer des prétendus jeunes radicalisés. Ainsi, les signes extérieurs individuels sont au nombre de sept : la « barbe longue non taillée » (mais la « moustache rasée » !), les « cheveux rasés », un « habillement musulman » (sans explicitement parler du voile mais il doit y figurer en tête), les « jambes couvertes jusqu’à la cheville », le « refus du tatouage », le « cal sur le front » et la « perte de poids liée à des jeûnes fréquents ».

Le danger fantasmé du « musulman d’apparence »

Quant aux comportements individuels qui méritent une attention particulière des cadres éducatifs, le « repli identitaire » et une « exposition sélective aux médias » avec une « préférence pour les sites Web jihadistes ». Le rectorat fait plus fort : signifier un intérêt pour les débuts de l’islam et faire référence à l’injustice en Palestine ou en Syrie – bien que réelle – sont des signes de « radicalisation religieuse » à prendre au sérieux. Effarant.

Le message ici délivré fait froid dans le dos : l’apparition et l’accumulation de plusieurs de ces comportements et signes visibles chez un élève représentent un danger potentiel qui annonce le pire aux yeux des autorités scolaires. Mais que devraient faire les responsables scolaires s’ils détectent un « radicalisé » tel qu’imaginé par l’académie ? A cette question, les chefs d’établissement se voient informés de l'existence d'un numéro vert d'assistance et d'orientation. Une action préventive complétée par « la mise en place au niveau départemental d’une cellule dédiée » pour les jeunes repérés.

Des extraits du document du rectorat de Poitiers pour "prévenir la radicalisation en milieu scolaire".
Des extraits du document du rectorat de Poitiers pour "prévenir la radicalisation en milieu scolaire".

Lutte contre la « radicalisation » : quand l’Education nationale construit le problème musulman

Le CPDSI dans le coup ? Dounia Bouzar dénonce

Les clichés se succèdent au fil des pages de ce document flanqué du logo de l’Education nationale, y compris lorsqu’il s’agit de faire un « rappel historique » autour du sujet abordé, réduit à trois dates pour une forme de « contextualisation » simplifiée au maximum (à droite). Pour créditer la présentation, l’académie a précisé qu’il a été élaboré grâce à la MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), le CNAPR (Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation) et… le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI).

Dounia Douzar ne décolère pas depuis la sortie du document. Dans un message sur Facebook, dont Saphirnews a pris connaissance dimanche 23 novembre, l’anthropologue du fait religieux a tenu à dénoncer « l’aspect stigmatisant du PowerPoint du rectorat de Poitiers ». Si son instance est présentée comme une source par le rectorat, « il semble que les travaux de recherche du CPDSI n’aient pas été compris, ce qui montre bien la priorité de la formation des professionnels de la jeunesse ».

Faisant comprendre que la lutte contre les amalgames, « qui profitent toujours aux radicaux », lui est importante, elle estime que « l’amalgame élaboré dans ce PowerPoint nous paraît grave : tout notre travail de recherche (…) montre que le phénomène d’embrigadement des mineurs qui partent en Syrie ou en Irak ne doit pas s’appréhender sur un registre religieux mais sur le plan des ruptures sociales et familiales, comme n’importe quel type d’endoctrinement qui utilise les techniques de dérive sectaire », explique Dounia Bouzar. « Les questions des écoutants du numéro vert du ministère de l’Intérieur qui peuvent aider les parents à vérifier leur diagnostic (simple conversion ou endoctrinement/embrigadement), formés en partie par le CPDSI, ne comprennent aucune question sur la pratique religieuse ou l’aspect de "signes présumés religieux". »

Le document reprend bien des terminologies employées par le CPDSI en présentant « cinq modes de basculement » (Lancelot, Mère Teresa, Porteur d’eau, GI, Zeus) « comme s’il s’agissait de "profils de jeunes", alors que la recherche du CPDSI les présente comme des exemples de mythes proposés par le nouveau discours terroriste pour atteindre des profils élargis de jeunes ». « Arrêter de stigmatiser, de discriminer, de considérer les citoyens de référence musulmane comme des gens "à part" est une des conditions de base pour désamorcer l’autorité des discours radicaux », conclut-elle.

Une tournure judiciaire à l’affaire

La caricature est grossière et vient indéniablement stigmatiser les pratiques religieuses des musulmans. « Cela fait peur car, une fois de plus, c’est le cœur de l’édifice démocratique, l’école républicaine même qui se meut en laboratoire abject d’une stigmatisation qui n’a de cesse de s’abattre sur les individus de confession musulmane et handicape, très tôt, ces citoyens en devenir », a réagi, pour sa part, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF).

La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), dénonçant le « ramassis d’amalgames et de poncifs islamophobes », a décidé d’engager, samedi 22 novembre, une procédure de référé devant le tribunal administratif de Poitiers pour mettre fin à la diffusion du document par le rectorat de Poitiers. La CRI « ne peut accepter la démarche infamante d’une administration de l’Etat qui stigmatise toute la communauté musulmane » à travers un document qui invite à « un véritable espionnage » des jeunes musulmans. « Alors que nous avons besoin de dialogue, de raison et de respect, l’administration attise la haine et légitime la plus abjecte des islamophobies », martèle l'association.

La construction du « problème musulman » illustrée

Devant l'ampleur de la polémique, la ministre de l'Education nationale Najat Vallaud-Belkacem a été sommée de réagir. Elle n'a pas condamné le document, déclarant sur France 3, qu'il est « sans doute perfectible, c'est incontestable », tout en faisant remarquer qu'il s'agit d'une « démarche isolée ». « On ne peut pas s'en tenir à la description faite par le papier de Mediapart pour comprendre quel était l'intérêt de ce document », poursuit-elle.

En résumé, les musulmans se trompent alors en dénonçant ce qui est perçu par la ministre comme un travail sérieux pouvant être amélioré seulement sur la forme... Le rectorat, par ses amalgames, ne fait qu'appuyer, à travers la malheureuse actualité du Moyen-Orient, la construction d'un « problème musulman » longtemps entamée et, ainsi, que banaliser une islamophobie institutionnelle inacceptable.

Mise à jour jeudi 5 janvier 2017 : La justice a rejeté la requête formulée contre le document. Pour en savoir plus.



Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur



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