Economie

World Halal Forum : l’industrie est l’avenir du halal d’ici à six ans

Interview de Cedomir Nesterovic

Rédigé par Propos recueillis par Hanan Ben Rhouma | Mercredi 16 Juin 2010 à 20:11

A l'approche du mois de Ramadan 2010, Kuala Lumpur se prépare à organiser la 5e édition du World Halal Forum (WHL) les 21 et 22 juin. Professeur à l’école de commerce de l’ESSEC à Paris et auteur de « Marketing en environnement islamique » (Ed. Dunod, 2009), Cedomir Nesterovic est un des invités de cet événement.



Les grands industriels comme Nestlé, Danone et les grands distributeurs tels Carrefour ou Casino seront les grands gagnants du halal, dont le taux de croissance en France est d'au moins 15 %.

Saphirnews : Quelles sont les évolutions que vous avez constaté cette année sur le marché du halal ?

Cedomir Nesterovic : Cette année, il y a eu plusieurs éléments nouveaux. Le premier est qu’il y a eu pour la première fois le Forum mondial du halal (World Halal Forum) qui s’est tenu en Europe, à La Haye, en novembre dernier.
Ensuite, je relève la tenue du Salon du halal à Paris (en mars, ndlr), où il y avait une forte présence de l’Algérie (invité d’honneur, ndlr), ce qui montre que, pour la première fois, les pays du Maghreb s’intéressent à l’industrie du halal en France et en Europe.
Le troisième point que j’ai noté est le développement de la marque propre de Casino, Wassila. Cela pour dire que l’industrie elle-même considère maintenant qu’on a dépassé le stade des marques plus ou moins confidentielles et que les grandes marques peuvent aussi se positionner. (...) L’autre fait marquant ont été les publicités à la télévision (signées Zakia, ndlr) lors du précédent mois du Ramadan et on attend de voir si cela va être confirmé pour ce Ramadan 2010 ou si ce n’était qu’une exception du moment qui ne se renouvellera pas dans l’avenir. Il faut attendre pour voir.

En quoi est-ce que le World Halal Forum qui s’est tenu en Europe est pour vous la marque d’une avancée ?

C. N. : Il y a eu une grosse discussion l’an dernier pour savoir où il devait avoir lieu et, finalement, les organisateurs de Malaisie ont préféré l’option néerlandaise. Tout le monde attendait quelque chose de ce Forum mais, malheureusement, il n’y a pas eu beaucoup d’avancées parce que les gros opérateurs européens ne sont pas venus.
Il n’y avait pratiquement aucun certificateur français ni de grosses entreprises, c’est un peu dommage. C’est peut-être une question d’organisation en oubliant le fait que, en Europe, il faudrait faire beaucoup plus de lobbying pour que les gens viennent.
En tout cas, c’était la première fois que le WHF sortait de Kuala Lumpur. Les organisateurs ne l’ont pas fait pas les pays du Golfe, en Afrique ni ailleurs. Cela montre clairement que l’Europe représente un enjeu très important.

Sur le marché français, mis à part Wassila qui s’est développé en 2008 et la publicité Zakia, durant l'été 2009, les nouveautés restent limitées. Quels sont les freins qui empêchent ce marché de se développer ?

C. N. : Les freins sont d’abord politiques, on l’a bien vu avec l’affaire Quick halal. Lorsque tout le monde s’est emparé de l’affaire, Quick n’a pas abandonné l’idée, loin de là, il continue l’initiative.
Il y a quand même une focalisation sur tout ce qui touche l’islam. Évidemment, le halal est dans ce domaine et cela prendra des proportions qui n’ont rien à voir avec la réalité économique. Et puis les entreprises s’en fichent un peu de la situation politique, elles considèrent uniquement leurs intérêts et si elles les trouvent, elles vont continuer, quoi qu’il en soit.

Connaissez-vous des entreprises françaises qui, quand elles font leurs affaires à l’étranger, sont décomplexées et qui, dès qu’elles sont en France, se crispent ?

C. N. : J’avoue qu’il y a une dualité avec les grands distributeurs. Vous prenez Carrefour qui est l’un des plus grands distributeurs en Malaisie. Elle vend du halal en Malaisie sans aucun problème. Il y a même un de leurs magasins 100 % halal à Putrajaya, la capitale administrative du pays.
Vous prenez Casino. L’enseigne a changé de nom lorsqu’elle s’est implantée dans des pays islamiques car le terme même de « casino » est associé au jeu. Elle ne peut pas l’utiliser et a donc utilisé l’autre marque Géant. Dans les pays du Golfe, Géant ne vend que des produits halal, il n’y a aucun problème. Pas besoin de l’indiquer, tout le monde le sait. Maintenant, quand les enseignes sont en France, elles sont confrontées à un environnement politique et social différent, ce qui les rend plus frileuses.

Quelle devrait être la stratégie marketing que devraient adopter les entreprises qui se lancent dans le halal ?

C. N. : Ces entreprises devraient être décomplexées et affirmer haut et fort quelles sont leurs revendications, quelles sont leurs offres. Si elles lancent un produit pour le mois du Ramadan, qu’elles le disent ! Et qu’elles n’aient pas peur de dire qu’elles ont de nouveaux consommateurs et ont identifié une nouvelle offre. Qu’elles ne disent pas qu’un produit halal est oriental !

Dans ce cas, la publicité est un bon vecteur de reconnaissance pour les musulmans.

C. N. : La publicité sera essentielle, car le consommateur musulman avait l’habitude de faire ses achats dans les petites boucheries. Il connaissait le boucher, il lui faisait confiance, donc il achetait.
Quand il se présente dans une grande surface, il ne connaît pas. La seule façon pour lui d’en savoir plus et de le réconforter est de regarder si le mot halal est inscrit sur le produit. Mais, pour être en confiance, il faudrait aussi que les certificateurs fassent également de la publicité pour être reconnus. Actuellement, sur le marché, il y a plus d’une vingtaine d’organismes de certification et je suis certain que la plupart des musulmans de France ne savent pas faire la différence entre les différentes agences.

L’absence d’une norme halal freine le marché ?

C. N. : Je pense que c’est un réel frein à son développement. Tant qu’il n’y a pas de véritable norme halal sur laquelle tout le monde pourra s’aligner, il restera toujours des consommateurs qui garderont le doute lors de l’achat du produit. Une fois que l’on aura éliminé le problème de la normalisation, les consommateurs pourront s’engager à acheter des produits halal et beaucoup plus qu’auparavant.
Je suis persuadé que la norme halal est une nécessité. La question est de savoir qui sera le porteur de l’initiative. Est-ce que ce sera les industriels ou bien les agences de certification ? Je n’ai pas forcément la réponse.

Selon vous, le pouvoir d’achat des musulmans de France est-il suffisant aujourd’hui pour permettre au marché du halal de s’épanouir pleinement ?

C. N. : Je suis persuadé que oui. Même s’il est dit qu’il est inférieur au pouvoir d’achat moyen des musulmans britanniques, il est quand même supérieur à presque la totalité des pays de l’Organisation de la conférence islamique (OCI). Cela veut dire que si Nestlé trouve un intérêt à vendre ses produits dans des pays comme l’Iran, l’Indonésie ou la Malaisie, il est évident que l’entreprise le trouvera aussi en France. Il est à mon avis largement supérieur pour supporter la mise en place d’une offre halal qui soit durable et surtout variée.

L’ascension sociale des musulmans serait-il tout de même une condition pour permettre à ce marché de se développer et aux enseignes de mieux communiquer ?

C. N. : Je ne pense pas. Le pouvoir d’achat actuel est largement suffisant et il n’est pas nécessaire d’attendre qu’il augmente afin de pouvoir présenter une offre sur le marché. Encore une fois, la totalité des musulmans de France doit se nourrir et si nous nous focalisons sur une conception restreinte du halal fondée sur celle de la viande (un marché estimé à 640 milliards de dollars dans le monde en 2009, soit près de 520 milliards d'euros, ndlr), ils ont quand même une consommation de celle-ci qui est supérieure à celle de la population française.

On a tendance à enfermer le halal dans le secteur de l’alimentation. Qu’en est-il des autres secteurs ?

C. N. : En regardant les autres offres, nous pensons principalement aux marchés pharmaceutique et cosmétique. Bien entendu, le marché français est très loin de se préoccuper de ces deux industries puisqu’il n’y a pas de demande.
Le consommateur musulman en France ne pense même pas à l’idée d’acheter des produits pharmaceutiques et cosmétiques halal. Sa première préoccupation concerne l’alimentation. Pour en sortir, il faudrait que les laboratoires pharmaceutiques et les producteurs de cosmétiques fassent de la communication pour faire connaître ce qu’est le concept d’un médicament ou d’un produit de beauté halal.
Dans le domaine de la finance islamique, le problème vient du fait que la majorité de la population musulmane en France est issue du Maghreb. Or, dans les pays maghrébins, il n’y avait aucune banque islamique jusqu’à très récemment, les musulmans de France ne sont donc pas exposés au concept. Certains pensent que le secteur va exploser à partir du moment où il arrivera en France, mais je n'en suis pas certain. La population musulmane sait très bien ce qu’est le halal du point de vue alimentaire mais, pour ce qui concerne la finance islamique, elle est encore très loin de connaître ce concept.

Vous parlez des musulmans venus du Maghreb. Et les musulmans français ?

C .N. : Les convertis et ceux qui sont nés en France ne représentent pas encore une force démographique intéressante pour pouvoir justifier la mise en place du concept.

D’où la décision de la France de mettre en place des banques islamiques d’investissement et non des banques de détail ?

C. N. : Les banques d’investissement est d’une option d’État, car il aimerait bien profiter de la manne des pétrodollars qui se focalisent sur Londres. C’est ce qui a justifié la mise en place de la finance islamique. Ceux qui ont proposé la finance islamique en Grande-Bretagne se sont focalisés sur le fait que, si on met en place des banques d’investissement, il était également nécessaire de créer des banques de détail pour plusieurs raisons, notamment politiques. En France, on a dissocié les deux.

Quelles sont les perspectives et les tendances à venir qui se dessinent sur le marché du halal ?

C. N. : Je pense que les perspectives sont du côté de l’industrie et de la grande distribution, d’un côté, et les gros producteurs, de l’autre, qui se rendent compte que c’est un marché qui progresse et qu’il y a des places à prendre.
Ce seront les grands industriels comme Nestlé, Danone, Carrefour ou Casino qui se mettront d’accord si besoin est pour créer une norme halal, ce qui ne sera pas une mauvaise chose quand on voit l’initiative de la Chambre de commerce de Belgique, qui a lancé, il y a quelques mois, son propre certificat halal pour pallier tous les problèmes que l’on connaît sur le marché. Ils ne vont pas attendre les organismes de certification ou que l’État se mêle de cette question.
Je pense qu’à l’avenir l’industrie sera la force motrice du développement du halal. Nous sommes sur une tendance de l’ordre de cinq à six ans.