Points de vue

Pour une laïcité (réellement) profane (1/3)

Rédigé par Zine-Eddine Gaid | Lundi 4 Janvier 2021 à 17:00



Dans le contexte du projet de loi sur le séparatisme, rebaptisé « confortant les principes républicains » et après la fermeture arbitraire du collège-lycée MHS Paris suspecté d’être un établissement « islamiste » et « séparatiste », nous nous proposons de livrer quelques réflexions au sujet de la « laïcité » qui, de notre point de vue, se doit d’être repensée si elle veut encore garder quelques pertinences et son esprit d’origine.

Séculariser les musulmans ?

Il y a quelques semaines de cela, un journaliste pour un média « musulman » nous interpellait : « Ne pensez-vous pas que les dirigeants essayent, en fait, de séculariser les musulmans ? De faire ce qu’ils ont fait aux chrétiens jadis ? » Nous connaissons bien cette rhétorique de la « sécularisation ». Le terme est l’une des topiques clefs de la forme idéologique d’un pan minoritaire de musulmans intellectualisés et politisés.

Qu’avons-nous répondu à ce jeune journaliste ? « Bien au contraire, si seulement cela était le cas. Ce que fait le gouvernement par ces mesures disciplinaires, de contrôles, répressives et doctrinaires, c’est au contraire de "religiosiser" davantage lesdits musulmans et ce, dans un double sens : à la fois en renforçant leur caractère virtuellement rétif vis-à-vis de leur environnement socio-politique immédiat et donc favorisant une théologisation de l’opposition, de la réaction, du ressentiment et de la rupture (1) ; mais aussi, en leur imposant de façon arbitraire une "religion" de substitution sous le nom de ‘‘République’’. On n’est donc pas dans un processus de sécularisation, mais bien de – simulacre de – religiosité dogmatique qu’on intime d’adopter corps et âme sous peine d’être hors-la-loi. »

Mais à vrai dire, ce journaliste n’avait pas tout à fait tort. On peut en effet qualifier toutes ces démarches de « sécularistes », mais en quel sens ? Par définition, la sécularisation peut être définie avec Jean-Claude Monod (Sécularisation et laïcité, PUF, 2007) comme une progressive déprise du religieux dans les sphères sociales, politiques, culturelles. C’est le passage d’une société dite hétéronome à une société autonome, résume Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde (Gallimard, 1985).

A ce titre, Jules Ferry décrivait la loi de 1905 comme le couronnement de ce cheminement de sécularisation. Cependant, ledit concept a également un autre sens, à savoir la pure et simple transcription ou « transformation alchimique » de concepts, d’idées, de pratiques d’une forme à une autre, sans en modifier le principe : c’est-à-dire, le passage du « religieux » (sacré) au « temporel » (sacré). C’est le passage de la monarchie céleste à la monarchie terrestre par exemple, ou de la souveraineté de Dieu à celle du prince ou du gouvernement. Le pouvoir reste donc intact, souligne Giorgio Agamben (2) ; donc, le « sacré » également. De là les idées de « religion civile » par exemple qui expriment bien ce paradoxe de la conservation religieuse.

La laïcité théologico-dogmatique

Dans le cas de figure de la simple – et « vulgaire » – « sécularisation » de concept à un autre, la laïcité prise comme telle ne devient rien d’autre que le passage d’un régime dogmatique de transcendance à un régime dogmatique d’immanence. Mais la forme dogmatique reste la même, seule sa texture change. Ce simple passage d’un régime à un autre se traduit par exemple dans le cas de la laïcité dite « néo-gallicane » tel que l’entend Jean Baubérot, largement dominante aujourd’hui.

Cette laïcité d’un type particulier, aux accents quasi « antireligieuse » – tant par sa volonté tendancielle de supprimer ou réduire le fait religieux, que de son désir de le contrôler – illustre ô combien l’éternel retour du même, c’est-à-dire, du religieux sous d’autres formes, fussent-elles les plus invisibles. La politique du vêtement, des mœurs et des consciences qu’intente par exemple cette version de la laïcité en est l’illustration parfaite. Jadis, les partisans d’une telle laïcité, suivant en cela Émile Combes, considéraient par exemple que le port de la soutane dans l’espace public se devait d’être proscrit. Pour se justifier d’une telle opinion, d’aucuns, à la manière de Charles Chabert, arguaient qu’une telle tenue rendait les prêtres « prisonniers » et créait une « barrière infranchissable entre eux et la société laïque ». (3)

Il conviendrait, pour faire Un avec la société, d’« ôter sa robe » afin de « libérer (le) cerveau » du prêtre. Et Jean Baubérot de commenter intelligemment : « Le changement de tenue devient une sorte de transsubstantiation de l’être humain, qui passe ainsi d’un camp à un autre, dans la représentation d’une société composée de deux camps irréconciliables. Être citoyens implique "l’adhésion à une profession de foi incompatible avec certains engagements ou certaines doctrines" (Nicolet, 1982 : 371). Et, comme on ne peut sonder les reins et les cœurs, c’est la visibilisation (par la tenue) de ces doctrines supposées qui est pourchassée. L’habit devient le symbole de l’allégeance. » (3) Celui d’un espace public uniforme, uni par une « laïcité » théologico-dogmatique, imposant des dogmes, une foi, des valeurs et des pratiques. Une transcendance de l’immanence en somme.

Profanation et laïcité

Cette vision, propre à la veine antireligieuse et radicale – Michel Allard, Émile Combes, etc. –, n’a jamais été l’opinion des principaux porteurs de la loi de 1905 tels Aristide Briand, Ferdinand Buisson, Jean Jaurès, Jules Ferry. Tout au contraire, en réponse aux allégations de Charles Chabert à propos de la soutane, Aristide Briand, expliquait : « La soutane devient, dès le lendemain de la séparation (des Églises et de l’État, N.D.A), un vêtement comme les autres ». (3)

Que fait Aristide Briand ici ? Il rend profane ce qui est supposément sacré. Qu’est-ce que la profanation ? Giorgio Agamben nous livre quelques pistes de réponse : la profanation « implique une neutralisation de ce qu’elle profane. Une fois profané, ce qui n’était pas disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l’usage ».

Contrairement à la sécularisation qui, dans son exercice du pouvoir, conserve un « modèle sacré », la profanation quant à elle « désactive les dispositifs du pouvoir et restitue à l’usage commun les espaces qu’il (le sacré, le pouvoir N.D.A) avait confisqués » (2). Profaner, c’est donc désacraliser par la neutralisation qui est à la fois indifférence, dévaluation, restitution de ce qui est séparé, voire saisie du noyau rationnel de l’élément sacré et donc universalisation rationnelle de la maxime que l’énoncé sacré renfermerait. (4) En somme, la profanation laïque ne peut être qu’une indifférence vis-à-vis des différences – et particulièrement des différences sacrées, religieuses, saintes –, exactement tel que l’illustre Aristide Briand.

Nous reviendrons dans une deuxième partie sur les raisons qui devraient nous mener à adopter en conséquence une laïcité « athée ».

Mise à jour : Pour une laïcité profane et « athée » (2/3)

(1) Zine-Eddine Gaid, « Réflexions sur l’usage thérapeutique, savant et politique du discours théologique », in Réflexions sur la « Question musulmane », Éditions Le Discernement, à paraitre.
(2) Giorgio Agamben, Profanations, Rivages/Payot, Paris, 2006
(3) Jean Bauberot, Les 7 laïcités françaises, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2015.
(4) On retrouve ce genre d’idée dans ce que pouvait dire Karl Marx dans ses Thèses sur Feuerbach.

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Zine-Eddine Gaid est enseignant de sciences sociales et de philosophie à MHS Paris dont la pétition pour la réouverture a recueilli plus 3 000 signatures. Cette contribution est extraite du livre Apologie de l'Ecole Meo High School (MHS), Editions Le Discernement, à paraitre.

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