Religions

Justice écologique, justice sociale et justesse intérieure : les « trois J » de l’écologie musulmane

Rédigé par Mérième Alaoui | Mardi 8 Décembre 2015 à 13:22

« L’écologie est tout autant extérieure qu’intérieure », prône Mohammed Taleb. Philosophe algérien, enseignant l’écopsychologie à Lausanne, il travaille depuis de nombreuses années sur les interactions entre spiritualité, écologie, critique sociale, dialogue interculturel et science. Une approche complète qui alerte sur la nécessité pour les musulmans de rattraper leur retard sur l’écologie.



Aujourd’hui, l’enseignement de l’islam s’est réduit à sa dimension juridique alors que cette religion est traversée de siècles d’Histoire et de civilisations porteuses d’« une prodigieuse richesse en matière écologique ». « Je ne veux pas que la conscientisation écologique dans les communautés musulmanes se fasse sur fond d’amnésie ! », prévient le philosophe Mohammed Taleb, auteur, notamment de Éloge de l’âme du monde (Entrelacs, 2015).

Saphirnews : La France accueille la COP 21 en ce mois de décembre. La contribution des religions au débat public sur l’écologie a-t-elle une légitimité selon vous ?

Mohammed Taleb : Oui, et cela pour plusieurs raisons. La première tient à la gravité du drame environnemental. Pourquoi les mobilisations des entreprises, des élus, des juristes, des scientifiques seraient-elles plus légitimes que celles des communautés religieuses ? Il me semble que ce drame, qui frappe la Terre et l’ensemble de ses peuples, nécessite la mise en mouvement de tous les segments sociaux, y compris les communautés religieuses qui influencent des millions de personnes.
La seconde raison à cette légitimité est liée à la compréhension même des causes de ce drame. On ne peut pas se contenter d’agir sur les effets, il faut également saisir les racines. Or je suis persuadé que la crise écologique implique dans ses racines un certain système historique (le capitalisme occidental) et une certaine conception du monde, de l’humain et de l’environnement, qui est la pensée mécaniste.

On peut parler d’un désenchantement capitaliste de la réalité : la Nature vivante n’est plus qu’un tas de ressources et l’humain n’est plus qu’une caricature, l’homo œconomicus ! J’ai l’intime conviction que les philosophies spirituelles, les traditions métaphysiques, les visions du monde peuvent puissamment contribuer à la contestation de ce système et de cette pensée mécaniste.

Quelles sont les spécificités de la parole des religions, de l’islam en particulier, à propos de l’écologie ?

Mohammed Taleb : Dans la mesure où l’écologie appelle à des changements, collectifs et individuels, des modes de production, de distribution et de consommation, il est crucial qu’ils soient accompagnés par une véritable éthique personnelle et sociale. En effet, sans cette éthique, ces changements ne correspondraient qu’à une modification de surface. L’écologie est tout autant extérieure qu’intérieure.

Dans une approche spirituelle, voici comment j’envisage la question : peut-on vivre une foi dans l’authenticité, faire entrer son existence dans le rythme magnifique de la cadence des versets du Livre saint, à l’ombre d’une planète malmenée, d’une Création profanée ? Dit autrement : où se situe la cohérence en termes de sens, de valeurs et d’actions entre, d’une part, la vie intérieure, la foi, la spiritualité et, d’autre part, la maltraitance de la Terre ?

Évidemment, l’immense majorité des musulmans répondra « non ». Mais, alors, pourquoi déplore-t-on un manque de prise de conscience écologique chez les musulmans d’Europe ?

Mohammed Taleb : La conscientisation écologique de la communauté musulmane devrait constituer une tâche majeure pour les années à venir, et non pas seulement au niveau du leadership religieux, des institutions mais aussi ‒ et je dirais même essentiellement ! ‒ au niveau de la base communautaire. Ce sont les jeunes filles et les jeunes garçons, dans les quartiers populaires, qui doivent d’abord porter le visage arabo-islamique de l’écologie, le message environnemental de cette immense civilisation, de Bagdad à Cordoue, d’Aden à Alger, de Damas au Caire. Sans être passéiste, il nous faut affirmer la fierté de cet héritage. En lui, nous pouvons découvrir une prodigieuse richesse en matière écologique.

Bassin dans les jardins du palais de l'Alcazar, à Cordoue (Espagne).
Je ne citerai que quelques exemples : Le Livre de l’agriculture (Kitab al-filaha), d’Ibn al-’Awwâm, composé en Andalousie à la fin du XIIe siècle, ou encore Le Livre de l’agriculture nabatéenne (Kitab al-falaha al-nabatiya), de Qûtâma, composé au IVe siècle et repris en arabe au Xe siècle par l’Irakien Ibn Wahshîya. Dans les campagnes et dans le désert, les savoirs écologiques se transmettaient en grande partie avec les instruments culturels de la tradition orale (contes, histoires légendaires des lieux, proverbes...). Le regretté professeur Toufic Fahd a consacré une œuvre importante à ce patrimoine culturel et, plus récemment, Mohammed El Faïz a consacré un livre sur Les Maîtres de l’eau à propos de l’école hydraulique arabe.

Tout cela pour dire que la problématique de l’écologie, dans une perspective islamique, ne se réduit pas un naturalisme étroit, à une simple défense de la faune et de la flore. Certes, la protection du vivant est essentiel ; mais essentiels aussi sont la quête de connaissances, la remémoration, la prise de mémoire qui nous instituent comme héritiers. Je ne veux pas que la conscientisation écologique dans les communautés musulmanes se fasse sur fond d’amnésie !

Comment comprenez-vous ce retard des musulmans sur la question écologique ?

Mohammed Taleb : Nous sommes face à une double difficulté, qui repose en fait sur un double réductionnisme. Le premier est que l’islam a été réduit à une religion. On a ainsi amputé de l’islam toute sa dimension temporelle, sa profondeur historico-civilisationnelle, toute son ingénierie sociale et culturelle forte de quatorze siècles. Il suffit, pour en prendre conscience, de toucher du doigt la complexité des grandes cités musulmanes.

Le second réductionnisme concerne la religion musulmane elle-même ; et il se manifeste, par exemple, par la réduction du Coran, la sainte Parole de Dieu, à sa seule dimension juridique, avec ces versets qui se rapportent au halal et au haram. N’oublions pas que cette Parole est riche d’enseignements qui relèvent du poétique, de l’éthique, de l’historique, de la sagesse, du prophétique… Nous souffrons malheureusement d’une relative pauvreté culturelle et théologique dans notre communauté.

Je n’oublie pas maintenant les conditions objectives dans lesquelles se trouve cette communauté. La précarité matérielle et économique, la marginalisation sociale, le racisme, l’islamophobie, les discriminations de toutes sortes, etc., jouent à fond pour empêcher l’émergence d’une grande conscience culturelle et spirituelle, sociale et historique, conscience qui dépasserait l’attitude victimaire. C’est à partir de là, dans le dépassement de ces réductionnismes, qu’il est possible d’envisager l’essor d’une voie musulmane au sein de l’écologie.

Expliquez-nous en quoi consiste ce que vous nommez les « trois J » et qui sont, en quelque sorte, votre contribution personnelle en matière écologique.

Mohammed Taleb : J’ai essayé, avec ces « trois J », de donner du sens à la démarche écologique musulmane qui est la mienne.
Le premier « J » est celui de la « justice écologique ». On ne peut sortir du désenchantement capitaliste du monde sans une réconciliation entre l’humanité et la Nature. Le Coran et la tradition arabo-musulmane en générale évoquent à plusieurs reprises le dialogue entre Dieu et la Création, ce qui montre que cette dernière est non pas une juxtaposition d’objets séparés, mais une Œuvre divine, un organisme vivant doué de conscience.

Le deuxième « J » est celui de la « justice sociale ». À l’échelle de la planète, ce sont les plus pauvres qui sont victimes de la crise écologique, les centaines de millions de réfugiés climatiques sur les chemins du monde au Bangladesh ou en Afrique en témoignent. Être à l’écoute de l’écologie des pays du Sud, c’est se rappeler que l’écologie a une dimension sociale et populaire. Pas d’écologie réelle à l’ombre des injustices sociales sur Terre, notamment entre le Nord et le Sud. Entre l’écologie et la modernité capitaliste consumériste, il faut choisir son camp !

Enfin, il y a la « justesse intérieure ». Ce troisième « J » ne fait que reprendre le concept islamique du jihad majeur (jihâd al-akbar), la métamorphose de l’âme.

Quelles sont les expressions musulmanes de cette écologie aux couleurs de l’islam ?

Haïdar El Ali, écologiste sénégalais, membre honoraire de l’Oceanium de Dakar qu’il a présidé pendant plusieurs années, est considéré comme étant « l’un des cent écologistes les plus influents de la planète ».
Mohammed Taleb : On peut parler de la Déclaration d’Istanbul sur le changement climatique, signée, au mois d’août 2015, par des autorités musulmanes reconnues. Dans un tel appel, certes, on ne peut pas forcément tout dire. Mais, parmi ses signataires, on peut relever de grands noms de la pensée islamique écologique contemporaine, comme le professeur iranien Seyyed Hossein Nasr, auteur d’une importante œuvre en histoire des sciences, de la philosophie, Fazlun Khalid, qui vit entre l’Angleterre et l’Indonésie et qui anime la Fondation islamique pour l’écologie et les sciences de l’environnement, l’une des plus importantes organisations éco-musulmanes au monde. Au Sénégal, des leaders exhortent à un « jihad vert » pour protéger l’environnement. D’ailleurs, l’écologiste Haïdar El Ali travaille dans ce pays d’une façon extrêmement sérieuse. En Algérie aussi, une réflexion se fait jour, et des actions émergent, pour renforcer le processus de transformation de l’économie vers une économie des énergies renouvelables. Je pense en particulier aux prises de positions des professeurs Chems Eddine Chitour et Mohamed Tahar Bensaada. Il y a là des pistes à suivre et une espérance à incarner.

Mohammed Taleb a publié récemment Éloge de l’âme du monde (Entrelacs, 2015), Theodore Roszak pour une écopsychologie libératrice (Le Passager clandestin, 2015), Nature vivante et âme pacifiée (Arma Artis, 2014) et L’Écologie vue du Sud. Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel (Sang de la Terre, 2014).