Société

Jean Baubérot face aux interdictions du voile : « La laïcité n’est pas une religion civile »

Rédigé par Maria Magassa-Konaté | Mardi 20 Mai 2014 à 06:05

Fondateur de la sociologie de la laïcité et président d’honneur de l’École pratique des hautes études (EPHE), Jean Baubérot est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « La Laïcité falsifiée » (Ed. La Découverte, 2012), dans lequel il dénonce le détournement du véritable sens de la loi de 1905. Sa posture dissonante dans le débat public s’illustre notamment par son opposition franche à la loi du 15 mars 2004 interdisant le port des signes religieux à l’école. Dans son dernier ouvrage, « Une si vive révolte » (Ed. de L'Atelier), le sociologue est dans un tout autre registre, nous livrant un récit autobiographique passionnant grâce à la redécouverte des journaux intimes écrits durant son adolescence dans les années 1950. Le cheminement d’un homme engagé qui s’est toujours présenté à contre-courant y est dévoilé. Saphirnews revient avec lui sur son parcours singulier.




Saphirnews : Dans « Une si vive révolte », vous vous définissez comme un hérétique depuis votre jeunesse et n’hésitez pas à contester l’ordre établi. Plus tard, on retrouve cette attitude lorsque vous êtes le seul membre de la commission Stasi aboutissant à l'interdiction du port de signes religieux à l’école à vous abstenir. Quelles ont été, pour vous, les conséquences de cette prise de position ?

Jean Baubérot : Au début de la commission Stasi, Jacques Chirac (alors président de la République, ndlr) m’avait dit qu’il comptait me donner un rôle très important, voire prédominant, dans la commémoration du centenaire de la loi de 1905 puisque j’avais la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et que j’avais écrit pas mal d’ouvrages. Après le vote, cela n’a plus pu être possible.

Au-delà de mon cas personnel, la loi de 2004 a perturbé la commémoration du centenaire de la loi de séparation (de l’Eglise et de l’Etat, ndlr). La commémoration s’est faite a minima parce que les débats (autour de la loi de 2004, ndlr) étaient encore tout frais et on ne voulait plus faire de vagues. On a simplement dit que la loi de 1905 était sacrée. Comme je l’avais dit à Jacques Chirac, si on m’avait confié cette commémoration, je l'aurais axée sur 1905 et les droits de l’homme. Je voyais une commémoration au niveau international et l’idée lui paraissait séduisante. Cela a été abandonné dans la mesure où, dans beaucoup de pays, la loi de 2004 est apparue comme une loi problématique, vis-à-vis de laquelle on a émis des réserves ou des critiques.

Il y avait un prix à payer mais je l’ai payé bien volontiers. Je n’allais pas voter contre mes convictions. Chirac a continué à me voir, à quelques reprises ensuite. Je pense qu’il y a eu une certaine estime de sa part. Il a accepté ce vote alors que ses conseillers étaient choqués. (...) J’estime que j’ai fait fonctionner la démocratie en empêchant l’unanimité à la commission.

Votre position reste aujourd’hui à contre-courant du consensus établi quant à l’interdiction des signes religieux à l’école dans le débat public. C’était loin d’être le cas lors de la première affaire du voile en 1989. Comment expliquez-vous ce basculement ?

Jean Baubérot : Effectivement, en 1989, le Conseil d’Etat avait même dit qu’à partir du moment où il ne s’accompagnait pas d’actes de prosélytisme à l’intérieur de l’école ni d’une critique des programmes le port de signes religieux était permis à l’école.

Ce qu’il s’est passé, c’est qu’il y a eu des événements internes et externes. Au niveau externe, les deux principaux ont été la guerre civile en Algérie dans les années 1990 et, évidemment, le 11-Septembre. Au niveau interne, je dirais que l’Education nationale comme institution ne s’est pas montrée capable de gérer cet avis du Conseil d’Etat. J’insiste sur cet aspect dans le livre. La loi de 2004 a permis à l’Education nationale de ne pas se poser la question suivante : « Mais pourquoi n’a-t-on pas été capable d’appliquer l’avis du Conseil d’Etat ? » Je suis très critique vis-à-vis du ministère dans la mesure où je relie le fait qu’il n’a pas été capable d’appliquer l’avis du Conseil d’Etat aux mauvais résultats – devenus de notoriété publique – des élèves français. Leurs résultats sont moins bons que ceux de bien d’autres pays.

Et puis c’est une institution qui, au lieu de réduire les inégalités – ce qui devrait être son but premier –, augmente les inégalités sociales. Un des grands reproches que je fais à la loi de 2004, c’est d'avoir fixé les débats de l’école sur le port de foulard par des jeunes filles au lieu de s’occuper des véritables incuries de l’Education nationale, au lieu de les combattre véritablement.

Justement, vous revenez dans votre livre sur votre fonction, entre 1997 et 1998, de conseiller de Ségolène Royal, alors ministre de l’Education nationale. Quel regard portez-vous sur cette période ? La politique vous tente-t-elle aujourd’hui ?

Jean Baubérot : J’ai été content de cette époque, où j’ai pu essayer de faire quelque chose pour l’école. Je me suis bien entendu avec Ségolène Royal. J’en ai gardé un bon souvenir. Mais c’est très difficile. Je savais que la politique est un domaine où il y a beaucoup de contraintes. Quand vous expérimentez ces contraintes, vous voyez qu'il est très difficile de changer les choses, même pour les ministres qui en ont la volonté tenace. Il y a énormément de résistances : des gens qui s’opposent mais aussi des résistances passives, de routine. Venant comme moi de la société civile, c'est-à-dire sans réseau strictement politique, c’est vraiment très compliqué.

Je me suis aperçu que je pouvais être le plus utile en faisant des travaux – que j’espère le plus sérieux possible – sur la laïcité en contrant l’idéologie dominante qui, à mon avis, dévoie la notion de laïcité. C’est pour cela qu’en 2012, au moment de la campagne électorale (des présidentielles, ndlr), j’ai écrit « La Laïcité falsifiée », qui s'opposait notamment à la manière dont le gouvernement Sarkozy, Guéant, l’UMP avec Jean-François Copé et Marine Le Pen avaient tiré la laïcité vers une identité passéiste française. Ils l’avaient carrément fait virer à droite, voire à l’extrême droite. Je me suis dit que c’est en poursuivant ce travail de recherches et de diffusion de la recherche que je pouvais être le plus utile à mon pays et aux divers habitants de ce pays.

Actuellement, voyez-vous un début de changement à cette « laïcité falsifiée » avec la gauche au pouvoir ?

Jean Baubérot : Je vois un début de changement dans l’action de Jean-Louis Bianco (le président de l’Observatoire de la laïcité, ndlr), qui essaye de calmer le jeu, d’arrêter cette course à des lois (anti-voile). Il y a des gens un peu furieux qui veulent toujours qu’on légifère dans tel ou tel domaine. On avait proposé de légiférer au sein de l’université ou encore de l’entreprise. Jean-Louis Bianco a essayé d’arrêter cette course législative.

J’aimerais qu’on aille plus loin, qu’il y ait une sorte de virage qui soit pris par rapport aux années Sarkozy. Je pense que le premier combat qu’il faut gagner – et on peut être nombreux à le revendiquer –, c’est l’autorisation pour les mères de famille qui ont un foulard d’accompagner (les enfants) lors de sorties scolaires. Je trouve vraiment scandaleux que, là-dessus, le gouvernement tergiverse. Il ne dit pas vraiment « non » mais ne dit pas vraiment « oui » non plus. Le Conseil d’Etat, même de manière un peu alambiqué, dit que les mères de famille ne sont pas agents publics, même occasionnels, et que sauf motif d’ordre public – il faudrait donc prouver que l’ordre public est menacé – elles doivent avoir tout à fait le droit d’accompagner les élèves durant les sorties scolaires. C’est la première mesure à prendre pour faire un virage et cesser d'adopter une laïcité de plus en plus répressive.

La deuxième mesure, ce serait de rétablir la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité) que Jacques Chirac avait justement créée pour éviter que la loi de 2004 aille plus loin que le motif pour lequel elle avait été votée. Ces deux mesures permettraient à la laïcité de prendre un tournant, de montrer qu’elle favorise l’égalité de tous les citoyens, la liberté de conscience et non la répression des manifestations de la religion quand celles-ci ne troublent pas l’ordre public.

Vous avez récemment parlé de l’échec de la charte de la laïcité au Québec. Remarquez-vous, dans d’autres pays, l’exportation de la laïcité à la française ?

Jean Baubérot : Non, justement, cela montre bien que ce n’est pas vraiment la laïcité. Les milieux islamophobes dans d’autres pays n’invoquent pas la laïcité. Ils invoqueront, en Italie, la tradition culturelle catholique, au Danemark, l’identité danoise, etc. C’est là que l’on voit bien que la laïcité est un masque. Effectivement, au Québec, le gouvernement du parti québécois (PQ) avait invoqué une laïcité à la française. Elle était une religion civile puisqu'on voyait une affiche disant « le Coran, la Bible, la Thora, c’est sacré » et, sur une autre, « Nos valeurs : la laïcité, c’est aussi sacré ». Cette sacralisation transforme la laïcité en religion.

La laïcité n’est pas une religion civile. C’est une règle du jeu politique pour que tout le monde puisse vivre ensemble de manière calme et pacifique. Je me réjouis évidemment que cette charte qui allait vers une laïcité restrictive ait échoué. J’espère que le nouveau gouvernement québécois du Parti libéral va remettre les choses sur les rails et avoir une notion de la laïcité qui sera pour l’égalité de tous les citoyens. Pendant six mois, la situation au Québec a été difficile à vivre pour les migrants ou les Québécois musulmans ou même juifs et sikhs. Toutes les minorités étaient attaquées par cette charte de la laïcité. Que le parti qui croyait gagner cette élection par cette charte ait perdu est une bonne nouvelle pour les partisans d’une véritable laïcité.

Tout jeune, vous avez été un homme engagé en dénonçant, entre autres, les injustices pendant la guerre d’Algérie et en luttant pour des changements de mœurs en amont de mai 68. Quelles causes vous tiennent à cœur aujourd’hui ?

Jean Baubérot : Le fait de pouvoir mourir dans la dignité. Je sais bien qu’il y a beaucoup de fantasmes là-dessus. Les progrès de la médecine ont créé des sortes d’état intermédiaire entre la vie et la mort, d'état végétatif ou de survie artificielle et, dans ces cas-là, je ne vois pas l’intérêt d’une prolongation démesurée de ces états où les gens ne sont plus dans un état de conscience et de relation avec les autres. Si les gens veulent que leur vie soit prolongée, ils ont le droit mais s’ils veulent que, dans ces conditions, leur vie ne soit pas prolongée indéfiniment, ils doivent aussi, à mon avis, avoir le droit de choisir.

Je serais pour que le gouvernement propose une loi qui instaure ce droit de mourir dans la dignité pour les personnes qui le veulent. On n’impose rien à personne mais on donne une nouvelle liberté à ceux qui la veulent. Jusqu’à ces dernières décennies, il n’existait pas ces états intermédiaires qui sont une crise de la réussite. La médecine elle-même a créé de nouveaux problèmes. Je crois qu’il faut les affronter en donnant de nouveaux droits aux gens.

Il faut aussi qu’à la rentrée 2014 le gouvernement donne la possibilité aux mères de famille qui le veulent d’accompagner les élèves dans les sorties scolaires, qu’elles portent ou non un foulard.

Jean Baubérot, Une si vive révolte, préface d'Edwy Plenel, Ed. de l'Atelier, février 2014, 256 p., 21 €.
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