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Points de vue

La crise du sens (2/2)

Rédigé par Sofiane Meziani | Vendredi 1 Février 2013 à 09:00

           

La raison instrumentale a dépouillé le monde de sa substance spirituelle. La mobilité apparente des êtres humains dans cet univers qui circule à grande vitesse secrète, en réalité, une profonde inertie intérieure. Un vide. Le pouvoir absolu de la raison doit, pour pallier cette carence, être relativisé pour d’autres forces intrinsèques à l’être humain.



La conception cartésienne et mécaniste du monde – évoquée dans la première partie de notre réflexion –, qui aspirait à se rendre « maître et possesseur de la Nature » (Descartes), a plongé l’univers dans une profonde léthargie spirituelle. Un monde sur le point d’agoniser si ce n’était la sensibilité du romantisme du XIXe siècle.

En effet, la poésie des romantiques, comme le soulève Frédéric Lenoir dans La Guérison du monde, aspirait fondamentalement à renouer avec une conception organique du monde, plutôt que mécanique. Il s’agissait, au fond, d’insuffler une nouvelle âme à une vie asséchée par la raison apathique de l’homme, de redonner un nouveau souffle à un univers intellectualisé et, surtout, technicisé.

La sensibilité du poète face à la raison du philosophe

Ce courant littéraire qui se veut être une critique artistique de la conception désenchantée caractérisant la modernité fut initié un siècle avant par Jean-Jacques Rousseau, qui sut, avec élégance, exalter la sensibilité, entrer en symbiose avec le cosmos et les êtres.

Il suffit de l’accompagner dans ses Rêveries, pour goûter à ses états mystiques et poétiques et surtout entendre le dialogue silencieux qu’il entretenait avec la Nature. D’ailleurs, il est plus que convaincu, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, que l’humain doit se réconcilier avec le naturel, parce qu’il y a une bonté inhérente à l’homme que la société a détériorée. Il s’agit là d’une critique, de l’intérieur, de la modernité qui démarque Rousseau de ses principaux contemporains, au premier rang desquels Voltaire.

Ce dernier ne cessera de témoigner de son mépris à l’encontre du sensible solitaire genevois et ira jusqu’à lui adresser de blessants quolibets en réponse à son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité : « Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »

Mais ce qui semble échapper au rationalisme abstrait et mutilant de Voltaire, c’est que la sensibilité de Rousseau traduit l’idée que la raison cultivée seule possède une marque d’inhumanité.

Une raison qui régule sans être régulée

C’est, par ailleurs, dans cette perspective que Nietzsche, l’une des principales figures de la postmodernité, remettra en cause l’usage de la raison réduite à sa fonction scientifique élémentaire. C’est en ce sens que La Naissance de la tragédie s’oppose fondamentalement au positivisme de Comte.

Dans cet ouvrage, Nietzsche entend réconcilier la figure mythique d’Apollon, symbolisant la lumière et le pouvoir de la raison, et celle de Dionysos, représentant la vie et les forces vitales. Parce que l’art apollinien sans l’art dionysiaque est, pour le philosophe allemand, de l’académisme.

C’est ainsi que, dans Le Crépuscule des idoles, il s’en prend presque virulemment à Socrate, qui, selon lui, « a fait de la raison un tyran », et plus largement à l’« égypticisme » des philosophes qui, depuis de longues années, « ont manié des idées-momies sans que rien de réel ne sorte de vivant de leur main. »

Cette divinisation de la raison, qui marque l’époque moderne, porte en elle les symptômes de la décadence de l’humanité. Une raison qui régule sans être régulée conduit inéluctablement à une dérégulation de l’existence.

Faire la paix avec l’intelligence et le cœur

Le contexte actuel en est un parfait témoin. Il suffit, tout simplement, de constater les ravages provoqués par la technique qui, en plus de nuire à l’écosystème, assujettit les individus, voire les détruit. Au-delà des armes hypersophistiquées employées arbitrairement dans des interventions déguisées, la technique participe, à une vitesse surprenante, à la robotisation des individus.

La sophistication des moyens de communication, la mise en place de caisses automatiques dans les grandes surfaces, le développement de la vente par Internet, le déploiement des réseaux sociaux font que nous passons plus de temps à parler à des machines et à des murs qu’à des êtres humains. Ainsi, c’est la chaleur humaine qui en prend un coup.

Plus profondément, c’est une part de notre humanité qui s’en trouve largement amputée. La technique avait pour dessein d’améliorer la condition de l’homme, d’amender son existence, de le servir plutôt que de l’asservir. C’est, pour reprendre l’expression de Heidegger, dans Essais et conférences, l’essence de la technique. Seulement, « la rationalité, écrit Alain Touraine, n’est plus qu’instrumentale ; la rationalité des moyens remplace la rationalité orientée vers les fins. » (Critique de la modernité)

Le rationalisme aveugle de la modernité a provoqué de violentes intempéries dans notre existence, tarissant ainsi les relations humaines dont il ne reste que ces cris de solitude qui résonnent en chaque individu.

Depuis, un vide intérieur corrode les âmes. Une criante paupérisation spirituelle de l’humanité. La crise du sens. Le monde est, en effet, en perte de valeurs morales et spirituelles. L’être humain s’est perdu dans le profit et la technique : il doit, pour relever la tête de l’humanité et lui donner un nouveau souffle, se retrouver au cœur du sens.

Faire la paix avec la Nature, l’intelligence et, surtout, le cœur. Se réconcilier avec l’humanité de son être dans l’harmonie du cœur, de l’intelligence et des sens, et, le tout, en symphonie avec le cosmos.

C’est le défi du XXIe siècle. À qui veut l’entendre. Paroles de vivant.

* Sofiane Meziani est enseignant et auteur.






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