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Points de vue

De la crise identitaire à la crise des valeurs : autopsie d’un mal ancien

Rédigé par Fouad Bahri | Mardi 28 Septembre 2010 à 18:35

           

L’article « Pièges républicains »* analysait la question de l’identité des jeunes musulmans, et mettait en évidence la pluralité des réalités et des modèles. Voici la suite de cette réflexion, qui établit le lien entre ces crises identitaires et le phénomène de la dévaluation de valeurs.



De la crise identitaire à la crise des valeurs : autopsie d’un mal ancien
Le phénomène de dévaluation des valeurs n’est pas une nouveauté de l’histoire, il est plutôt une loi, une constante ancestrale épousant les développements de l’odyssée humaine, sous des formes évolutives multiples, tantôt caractérisées par des pics de croissance, tantôt figées dans la stagnation et la régression, dans des modalités diverses et complexes, qui n’ont rien de linéaire.

Cette problématique, essentielle et récurrente, détermine en grande partie notre propos, dans la mesure où la question identitaire, qu’elle soit musulmane ou nationale, interroge directement la question des valeurs et des principes qui régissent la société française, présentée comme un nationalisme républicain, voire universel, selon ses défenseurs.

Elle met en lumière une crise des valeurs autrement plus grave que la crise économique, qu’on ne cesse de conjurer comme phénomène exceptionnel, lors même que la paupérisation est le quotidien de centaines de millions d’êtres humains sur cette Terre, y compris au sein des forteresses de l’opulence mondiale. Une crise économique et financière qui n’est, à ce propos, que le symptôme le plus emblématique de cette crise première, originelle et cyclique, des valeurs.

La dévaluation des valeurs, du langage et le nihilisme

Il n’est pas une époque, en effet, où n’ait percé ce cri du cœur émanant des plus grands esprits, qui n’ait trouvé à redire sur les mœurs, les valeurs et les comportements déviants, défaillants, décadents, de leurs compatriotes.

Platon (1), dans la bouche de Socrate, dénonçait déjà le faux savoir et l’ignorance des sophistes de son temps, éducateurs de l’élite athénienne, dont il démontrait la caducité et la vanité. Les poètes et les artistes ne trouvèrent pas non plus grâce à ses yeux. Cette remise en cause profonde du statut et de la légitimité de l’élite en place finira par provoquer la déchéance et la condamnation à mort de Socrate.

Rousseau se plaisait à dénoncer la situation de ses contemporains, passés maîtres dans l’art de posséder « les apparences de toutes les vertus, sans en avoir aucune », et regrettait ce décalage entre le jeu relationnel que la société imposait à ses membres et leur nature morale. « Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur, si la décence était la vertu, si nos maximes nous servaient de règles, si la véritable philosophie était inséparable du titre de philosophe ! » (2)

Plus proche de nous, Marx, fin connaisseur de la société française, mis très bien le doigt sur les contradictions internes, le fossé entre la portée morale, la générosité universelle des droits de l’homme et du citoyen et sa réalité sociale, moins généreuse.

« On fait une distinction entre les “droits de l’homme” et les “droits du citoyen”. Quel est cet “homme” distinct du citoyen ? Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise. (…) La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer “à son gré”, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c’est le droit de l’égoïsme. C’est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. » (3)

Pour Marx, la révolution française est une révolution bourgeoise, qui a instauré un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien, en maintenant, plus que jamais, l’inégalité, sous d’autres formes politiques. Un ordre masqué sous les charmes d’une utopique trilogie républicaine, liberté, égalité, fraternité, et la fameuse distinction entre droits formels et droits réels.

Dans une tout autre perspective, l’islam défend l’idée d’une haute exigence morale pour l’homme, renouvelée en soi (jihâd an-nafs) et dans la société (al-hisba, le devoir de prescrire le bien et de proscrire le mal), effort constant de purification intérieure du cœur et d’épanouissement des mœurs ; le caractère décadent de la nature humaine imposant la nécessité du phénomène prophétique et de la Révélation divine, cycliques, mais encore de revivificateurs séculaires (4), pour garantir à l’humanité les conditions de son maintien et de sa survie.

Dans ce cadre, la figure du Prophète et la prophétie ont valeur d’approfondissement moral, de perfectionnement des vertus morales (5) et sociales, incarnées dans un modèle humain, accessibles à l’humanité. À l’opposé de ce modèle, les oligarchies claniques, corrompues par la richesse (6) et le pouvoir, promeuvent d’autres valeurs, fondées sur l’inégalité, le culte du moi, l’égolâtrie et la force.

Mythos, logos et métys

Cette dévaluation des valeurs a pour conséquence immédiate une dévaluation du langage, autrement dit des relations humaines, car toutes les relations humaines passent par la médiation du langage. Le langage, en tant que mode de sublimation des rapports humains, fondée sur le verbe, est l’acte civilisateur essentiel de notre humanité. Dissoudre les liens sociaux, créer les conditions d’une tension entre groupes humains et régner par la peur a toujours impliqué comme condition préalable la subversion du langage comme miroir de la perversion des valeurs. Quand les mots ne disent plus rien, plus rien ne peut être dit (7).

Le langage comme instrument de domination ou de régulation joue donc un rôle d’ordre proprement ontologique et constitutif de notre spécificité humaine. L’évolution de ce langage et la manière dont il peut déterminer la violence ou la paix, la tromperie ou l’échange, la loi ou l’intérêt, ont été remarquablement analysés et étudiés par une anthropologue brésilienne, qui en a déduit une typologie, qui nous intéresse au premier chef (8).

Mythos, Logos et Métys sont les trois types de rapports que les hommes entretiennent avec le langage et la connaissance. Mythos renvoie au savoir narratif, racontée et transmis de génération en génération, qui peut être associé au récit traditionnel ou à la religion (9). Logos, au savoir analytique, démontrée et i[métys], au langage purement instrumental, destiné à survivre au moyen de la ruse.

Or, selon Marilia Amorim, la forme de langage métys a pris historiquement le dessus sur les deux autres formes. Ce « savoir pratique “métys” étant fondamentalement un savoir de la ruse et de la survie dans les situations immédiates, sa caractéristique principale est celle de ne se fixer en aucune forme, de ne garder rien en place et d’être en mouvement incessant. Les valeurs dominantes deviennent alors celles de la survie individuelle : la réussite, l’efficacité, le sauve-qui-peut. Les tactiques et les stratégies deviennent le grand art dans les rapports sociaux, ainsi que dans les rapports aux objets, ce qui veut dire que même la recherche et l’éducation deviennent soit une affaire de ruse, soit une affaire de bricolage ou technique. » (10)

La conséquence de cette prééminence de i[métys
est une substitution de la notion d’intérêt à celle de loi. Alors que logos et mythos se fondent sur un rapport à la Loi (divine ou humaine), fondateur d’une collectivité, et aux valeurs qu’elles impliquent, métys ne travaille qu’à sa propre survie individuelle.

« La ruse est toujours purement stratégique et pratique. S’il est donc possible de fonder un groupe social sur la religion et sur la raison, il est en revanche impossible de créer du lien social par la ruse, car la ruse est toujours individualiste (…) ne propose pas d’universaux dépassant le cadre de ma simple vie individuelle. Je ne suis donc pas éduqué à la vie en collectivité. Pour dépasser mon cas personnel égocentrique et me projeter dans une collectivité sur le long terme, je dois être accoutumé à un langage qui parle justement des universaux qui dépassent ma vie individuelle. » (11)

Cette évolution récente, sur l’échelle de l’Histoire, s’est renforcée par imbrication à la logique libérale et mercantile, de surconsommation matérielle et virtuelle, du néolibéralisme marchand.
Une logique qui aliène l’homme en le faisant passer du régime de l’homo cogitans ou homo creans à celui de serviteur de l’ordre matériel actuel, désublimé, dont on sait aujourd’hui qu’elle a ouvert les portes de l’angoisse et du nihilisme à plusieurs génération d’âmes, blessées, perdues, en quête de leur identité et du sens de leur existence, sans finalité autre que la course aux désirs, pour les plus aisées, à la survie, pour les plus humbles. Une re-sublimation s’impose.

« La sublimation consiste à se soumettre au Verbe, à structurer le comportement en fonction du langage et des idées, et non pas seulement en fonction de rapports de forces matériels ou de besoins physiologiques. En résumé, la sublimation est le nom technique de la “spiritualité”. »

Que faire ?

On le voit, le phénomène de la construction et de la crise identitaire est un phénomène extrêmement complexe, situé au confluent de plusieurs fractures de divers ordres (philosophique, psychologique, socio-économique et politique) et sur une échelle de temps qui n’est plus celle qu’ont connue nos pères. Un phénomène qu’il faudra approfondir et savoir étudier à la hauteur de ces exigences.

L’émergence, depuis les années 1980 jusqu’à nos jours, d’une discrimination de masse restera l’épine principale à retirer du pied national. Pour ce faire, il faut évaluer les justes causes de ce phénomène.

Nous en citerons deux. La politique urbaine menée pendant quarante ans, visant à circonscrire la population immigrée et ses enfants, des lieux centraux de la vie sociale, économique et politique. Une mise en périphérie qui a matérialisé et, ce faisant, a amplifié le fossé ethno-social entre les enfants de la première à la troisième génération et le reste de la société, en les confinant dans des ghettos qui avaient comme principale fonction de les mettre en quarantaine. Cette vieille politique est néanmoins en net recul, une nouvelle mixité sociale est en train d’émerger. Des projets de réhabilitation et de désenclavement sont en phase de développement un peu partout dans les quartiers populaires, et une nouvelle orientation a été rendue indispensable, après quatre décennies
d’apartheid urbain.

Mais cela est insuffisant. La meilleure garantie, la plus sûre prévention contre l’exclusion économique de masse, dont souffrent encore et toujours ces Français récents, piégés dans une schizophrénie sociale, ne sera possible qu’avec une réelle égalité de droits et de devoirs, un égalitarisme fondamental, qui relève, pour l’instant, de l’utopie.

Cette exigence d’égalité ne sera elle-même possible qu’à une condition : l’accomplissement d’une refondation républicaine, d’un nationalisme des valeurs, construit sur les cendres de l’ancien temps, sur toutes ces cicatrices intimes qu’une lave démagogique, brûlante et rougeoyante, a sillonné. Et rien n’est plus fertile qu’une terre brûlée.

Cette refondation ne peut pas être seulement politique. Elle sera de nature civilisationnelle et englobera la question morale, culturelle et spirituelle de ce pays.

L’ancien paradigme national de la France a vécu. Il ne peut en aucune manière être la solution d’une crise dont il endosse largement la responsabilité.

Une déconstruction radicale du patrimoine moral, héritage symbolique des Lumières et de la Révolution, sera tout aussi nécessaire. La France n’est pas plus le pays des droits de l’homme qu’elle n’est le sanctuaire du fascisme. Elle n’est qu’une terre des hommes.

Il demeure que cette option n’est envisageable qu’à la condition de la réciprocité. Une relation d’égalité se construit à deux. Sans cette volonté commune de refondation spirituelle et nationale, la crise se poursuivra et déversera son fiel, jusqu’à ce qu’il nous noient. Tous.


Notes
* Lire Piège(s) républicain(s)
1. Voir l’Apologie de Socrate.
2. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, œuvres complètes.
3. Karl Marx, La Question juive.
4. Référence au hadîth selon lequel Dieu enverra sur la umma un ou plusieurs réformateurs/revivificateurs, à chaque siècle (Abu Dâwûd ).
5. Selon le fameux hadîth du Prophète (PBDSL) : « Je n’ai été envoyé que pour parachever les hautes valeurs morales » (At-Tirmidhî).
6. Le Coran évoque dans plusieurs versets le comportement outrancier et orgueilleux des notables et autres cercles du pouvoir. Citons le verset 16, de la sourate 17 (Le Voyage nocturne) : « Lorsque nous décidons d’anéantir une cité, Nous ordonnons à ses habitants les plus opulents d’obéir, mais ils s’y comportent en scélérats. C’est alors que Notre arrêt se trouve justifié et que Nous la détruisons de fond en comble. »
7. Le monde de la politique illustre parfaitement bien ce dévoiement du langage, comme symptôme sémiologique de la subversion des valeurs. Les deux partis de gouvernement, en France, sont respectivement identifiés par des noms et des qualificatifs qui ne correspondent pas ou plus à leur réalité (l’épithète « populaire » de l’UMP, le « socialisme » du PS). La notion de laïcité, pilier de l’identité française selon Patrick Weil, a subi le même glissement sémantique pour désigner, dorénavant, l’a-religiosité des Français, et non plus la neutralité religieuse de l’État. Quant à l’aliénation humaine du capitalisme financier, elle s’est elle-même traduite par des expressions économiques courantes, telles que « ressources humaines », « capital humain », « assurance vie ». Dans le domaine sportif, le comble a été atteint avec des formules d’une cruelle bassesse. On achète tel joueur, on vend tel autre, on prête un attaquant, on négocie un défenseur. Dans l’apathie la plus totale.
8. Marilia Amorim, Raconter, démontrer, survivre, éditions Erès, 2007.
9. Sous certaines réserves, l’adjonction dépendant du type de religion dont on parle. On voit bien, par exemple, que dans le cas de l’islam, la typologie ne correspond pas en tant que telle, le concept islamique de Révélation et le rôle fondamental de la raison et des « gens doués d’intelligence » (û li-l-albâb) auquel le Coran fait régulièrement référence ne correspondant pas tout à fait au clivage entre logos et mythos. Il convient également de préciser qu’il s’agit d’une typologie, d’un modèle explicatif dont la force consiste à rendre compte de phénomènes sociaux. Ainsi, on ne trouvera jamais de société purement « logicienne » ou « mythiques ». La réalité est plus « métissée ». Le modèle fonctionne davantage avec les religions traditionalistes, fondées sur le seul récit et le caractère ancestral de sa valeur.
10. Marilia Amorim, op. cit.
11. Lucien Cerise, étude interne intitulée « Religion, raison et ruse : formes du discours et milieu carcéral ».
13. Ibid.


* Fouad Bahri est journaliste et écrivain, observateur du fait religieux musulman.






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