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Points de vue

« Génération Charlie » : feu de paille ou première étape vers une France meilleure ?

Rédigé par Alain Gabon | Vendredi 23 Janvier 2015 à 13:41

           


Mis à part le succès spectaculaire, véritablement historique, des manifestations pour l’unité nationale et la solidarité face au terrorisme ainsi que la prouesse diplomatique d’avoir en trois jours réuni 50 chefs d’état autour du président Hollande, et ce dans un climat sécuritaire franchement incertain, le grand concert-hommage aux victimes de la soirée du 11 janvier, lui aussi largement improvisé à la suite des attaques, fut un véritable moment de réconfort et d’apaisement pour tout un peuple.

Il faut être reconnaissant à la République et à ses artistes d’avoir su mettre ainsi du baume au cœur de toute une nation meurtrie.

Parmi les plus beaux moments, tous à leur façon risqués lors d’une telle occasion, on retiendra la magnifique chanson d’Alain Souchon, « Et si en plus il n’y avait personne », le sketch hilarant et grinçant d’un Christophe Alévêque qui enchaîna sans transition sur une performance spectaculaire de l’hymne à la résistance « Bella Ciao », et surtout, « La Valse à mille temps » de Jacques Brel, que Laurya Lamy (voir ici à la 36e min) termina par une valse solo, une valse avec elle-même sublime de grâce, de beauté et de légèreté.

Soudain, là devant nous, c’était comme si les victimes mortes de ces deux terribles journées étaient soudain ressuscitées, réincarnées dans cette magnifique femme dansant avec elle-même et avec toute la nation, dans un tourbillon de bonheur, d’allégresse, et d’espoir. Le public, emporté, ne s’y trompa pas et donna à l’artiste un spectaculaire et enflammé « Encore ! » qui fit décoller le show, jusque-là un peu balbutiant.

Plus, on a vu, entendu, et ressenti là, devant nos yeux, à quel point les terroristes avaient (du moins lors de cette journée) échoué à semer la haine, la peur et la division. Grâce à ces artistes, même la tristesse d’avoir perdu 17 membres de notre communauté nationale s’est faite espérance.

Plus profondément, cette soirée a offert une leçon majeure, que tous les Français ont bien compris : à savoir que c’est aussi avec la culture et l’art que l’on se bat contre le terrorisme, que l’on y résiste, et que l’on peut le vaincre, comme il le fut ce soir-là avec quelques notes d’une vieille chanson traditionnelle et quelques pas de danse d’une femme tout sourires.

Cette photo prise par Martin Argyroglo, au soir de la marche républicaine du 11 janvier 2015, a fait le tour des réseaux sociaux. Composée tel un tableau, elle a évoqué dans l'inconscient des internautes « La Liberté guidant le peuple », d'Eugène Delacroix, ou le « Radeau de la Méduse », de Théodore Géricault.
Cette photo prise par Martin Argyroglo, au soir de la marche républicaine du 11 janvier 2015, a fait le tour des réseaux sociaux. Composée tel un tableau, elle a évoqué dans l'inconscient des internautes « La Liberté guidant le peuple », d'Eugène Delacroix, ou le « Radeau de la Méduse », de Théodore Géricault.

La culture au rang de mystique nationale

Pays de l’« exception culturelle française » qui plus que tout autre a élevé la culture au rang de mystique nationale, il était approprié que la France réplique aux terroristes avec quelques-uns de ses plus beaux fleurons artistiques tirés de son patrimoine culturel. Cela était d’autant plus approprié que les frères Kouachi s’étaient attaqués à une institution culturelle (un journal satirique) et non à une cible militaire, politique, étatique ou économique comme ce fut le cas du 11-Septembre. Et il était encore plus adéquat d’opposer musique et humour à cette forme particulière de terrorisme « jihadiste », étant donné que la musique et la danse font partie des choses que des groupes comme ISIS ou Boko Haram bannissent en premier, dès qu’ils capturent une ville ou un village, comme le splendide film d’Abderrahmane Sissako Timbuktu le montre très bien.

Ce soir-là et quelle que soit la suite de l’Histoire, oui, la France a su opposer à la culture nihiliste de la mort véhiculée par le terrorisme, sa propre culture de la vie. Ce que les Etats-Unis, dont la réponse fut entièrement policière et militaire, ne surent pas faire. Or, toute réponse militaire ou policière qui ne serait pas accompagnée et encadrée par des stratégies politiques et culturelles est sur ce terrain vouée à l’échec.

Si les Français peuvent donc légitimement être fiers d’eux-mêmes, cela ne préjuge en rien la suite des événements et veut pas dire qu’ils tiendront le cap. On se rappelle de la belle unité nationale qui prévalu aux États-Unis dans les jours suivants le 11-Septembre. On se souvient également du courant de compassion et d’aide tant morale que logistique qui afflua de tous les coins de la planète. Mais malgré cela, malgré ce début prometteur si l’on ose dire, les États-Unis perdirent vite pied dans les semaines, mois et années qui suivirent. Aveuglés par la haine, l’ignorance, et la machine propagandiste des médias et du monde politique, ils se lancèrent dans une guerre d’invasion et d’occupation qui les saigna, eux aussi, à blanc pendant dix ans et dont ils ne se sont depuis jamais remis.

De plus, abandonnant par peur les droits civils et traditions de liberté sur lesquelles leur société s’était fondée comme société ouverte fondée sur les droits individuels et collectifs, ils acceptèrent quasi sans broncher l’instauration d’une société orwellienne, policière, un véritable État-flic reposant sur la surveillance permanente de tous (voir les révélations de Michael Snowden sur le système d’espionnage des citoyens par la NSA), la torture, le mensonge, la révérence face à tout ce qui porte un uniforme, le militarisme et la militarisation à outrance de leur culture.

Tous ces phénomènes étaient certes déjà à l’œuvre mais le 11-Septembre leur donna un nouvel et puissant alibi pour leur permettre de se déployer à la puissance 10.

Sortir de la pathologie islamophobe et islamo-paranoïaque

La France, elle, saura peut-être mieux résister, voire vaincre le terrorisme si elle ne cède pas aux tentations dans lesquelles les États-Unis ont depuis longtemps sombré, si elle ne tombe pas dans les pièges tendus par les terroristes, et si elle abandonne finalement certains atavismes et pathologies qui la minent elle aussi depuis des décennies et font le jeu des Al-Qaïda et autres « États islamiques ».

A savoir, concrètement, et contrairement aux États-Unis : ne pas échanger ses libertés contre une hypothétique plus grande sécurité. Ne pas mettre le doigt dans l’engrenage d’une société de surveillance de type orwellienne et policière. Bien évidemment, ne pas se lancer de façon irréfléchie et insuffisamment préparée dans des « guerres contre le terrorisme » aux quatre coins de la planète, de type « guerre contre ISIS », qui nous reviendront inévitablement à la figure à la façon des États-Unis avec l’Irak.

A savoir que plutôt que de diminuer et d’éloigner le danger, on ne fait que l’intensifier et le rapprocher de nous.

Mais surtout, la France triomphera du terrorisme et de ses pièges si elle trouve la volonté de sortir de sa pathologie islamophobe et islamo-paranoïaque (malheureusement, elle fait pour le moment figure de proue dans ce domaine sur le continent entier), si elle cesse d’exclure, de stigmatiser et de violenter les musulmans par des lois d’exception iniques comme celles qui bannissent les signes islamiques, si elle cesse de mener la guerre à ses femmes voilées, et si elle poursuit plutôt des politiques généreuses et intelligentes d’intégration, de type Plan Espoir Banlieue, visant à inclure dans la communauté nationale tous ses enfants perdus, tels ceux qui commirent ces actes horribles durant la semaine du 7 janvier.

Là, mais pas avant, la France aura véritablement triomphé du terrorisme « jihadiste ».

Sinon, si elle retourne à ses haines, peurs, divisions, délires néo-réacs et pathologies finkielkrauto-zemmouristes qui détruisent depuis des années notre communauté et culture nationale dont ces semeurs de haines − et alliés objectifs des terroristes − ne font aucunement partie, ce beau « moment Charlie Hebdo » vécu hier n’aura été qu’un éphémère feu de paille.

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Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreuses présentations et articles sur la France contemporaine et la culture française.






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