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Yannick Lintz : « L’éducation au patrimoine, un enjeu de lutte contre la violence »

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Rédigé par | Vendredi 2 Décembre 2016 à 11:00

La préservation du patrimoine universel participe de la citoyenneté mondiale. La connaissance du patrimoine local contribue à ce que chacun soit fier de son héritage culturel. Deux axes essentiels pour Yannick Lintz, directrice du département des Arts de l’islam au musée du Louvre.



Yannick Lintz est directrice du département des Arts de l’islam, au musée du Louvre. (photo : © 2013 Musée du Louvre / Florence Brochoire)

Saphirnews : Qu’en est-il de l’archéologie dans les pays islamiques ?

Yannick Lintz : Les pays arabes du Proche-Orient et du nord de l’Afrique, mais aussi la Turquie et l’Iran ont une longue tradition archéologique qui remonte au XVIIIe siècle. C’est un héritage colonial ou postcolonial. En Arabie Saoudite, l’archéologie est un des axes structurants de sa politique patrimoniale. Il est évident que l’activité archéologique est foisonnante dans tout le monde islamique. Je pourrais parler aussi de l’Asie centrale dans laquelle le département des Arts de l’islam investit une fouille archéologique en Ouzbékistan, dans l’oasis de Boukhara.

S’agissant des sites archéologiques qui ont été détruits lors des conflits, comment en conserver la mémoire ?

Yannick Lintz : Si l’on parle uniquement des sites archéologiques et non pas du patrimoine monumental des villes, qui est une autre réalité de la destruction du patrimoine islamique, il y a eu deux types de détérioration. Il y a eu les pillages, et certaines photos aériennes diffusées par les Américains ont largement montré ces sites archéologiques sur lesquels on voyait les trous des pillages. Il n’y a là pas de notion de reconstruction. Le combat ici est plutôt de pister le trafic illicite pour retrouver les œuvres. Ensuite, il y a eu des bombardements, des explosions volontaires qui ont détruit des monuments : Palmyre en est l’exemple symbolique.

Arche de Palmyre, reconstruction 3D (photo : © Iconem /DGAM)
La question majeure est d’abord de se donner les moyens pour constituer la mémoire documentaire de ces lieux. C’est un axe sur lequel s’engage beaucoup le musée du Louvre et en particulier le département des Arts de l’islam, parce que c’est ce que l’on peut commencer à faire alors que la guerre n’est pas terminée. Une fois que la guerre est terminée, je dirais que le Proche-Orient, et notamment la Syrie, est dans la même problématique qu’était l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire avec des villes complètement rasées et où va se poser la question de la reconstruction.

Il y a eu les deux modèles : Le Havre, par exemple, a été complètement rasé pour construire une ville moderne, tandis que d’autres villes ont été reconstruites à l’identique ou restaurées. Que sera l’avenir des villes détruites telles que Mossoul ? Ce seront les États souverains qui en décideront. Notre rôle, sur le plan international, est de pousser à ce que la reconstruction de ces villes puisse respecter au maximum le patrimoine.

Qu’apporte la qualification des destructions des mausolées de Tombouctou en « crimes de guerre » par la Cour pénale internationale ?

Yannick Lintz : Cela a une importance symbolique destinée à faire comprendre la gravité de ces actes. Mais quels peuvent être ses effets réels ? On a l’impression que l’histoire de la destruction commence aujourd’hui. Or tout le monde a oublié, par exemple, ce qu’a été la destruction massive du patrimoine dès l’arrivée des Moghols en Méditerranée au milieu du XIIIe siècle, où les témoignages de l’époque racontent combien tous les sites existants ont été ravagés. Au regard de cette longue histoire de la destruction par l’humanité de son propre patrimoine, cela n’arrêtera pas ce phénomène. Dans le contexte géopolitique actuel, cela permettra de marquer davantage les esprits sur l’importance de cette question, mais cela n’arrêtera pas les extrémistes.

Concernant le grand public, et les jeunes en particulier, comment sensibiliser à la préservation du patrimoine universel ?

Yannick Lintz : Dans ce contexte à la fois de patrimoine détruit et de grandes vagues migratoires du fait de la guerre se joue là un enjeu de transmission d’une mémoire. Parce qu’éduquer au patrimoine a deux dimensions : d’une part, éduquer tout citoyen du monde à la notion de patrimoine universel ; d’autre part, faire accéder chaque individu à la connaissance de son patrimoine local.
Je citerai l’exemple que me donnait récemment le ministre kurde de la Culture, à Erbil, qui voit arriver massivement des populations traumatisées par deux ans d’occupation des villes voisines par Daesh. Quand on voit la violence potentielle que renferme cette jeunesse élevée sous le joug de Daesh, nous dit-il, l’éducation au patrimoine et donc à une sorte de fierté d’appartenance culturelle au territoire est un enjeu énorme de lutte contre cette violence intérieure qui a été générée par l’éducation de Daesh.

Première parution de cet article dans Salamnews, n° 60, novembre-décembre 2016.




Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur