Points de vue

Pour une laïcité profane et « athée » (2/3)

Rédigé par Zine-Eddine Gaid | Mercredi 6 Janvier 2021 à 11:30



Dans le premier volet de la contribution consacrée à la laïcité, nous expliquions en quoi celle-ci se devait d'être (réellement) profane. Qui dit laïcité profane dit également laïcité « athée » pour mieux célébrer l'indifférence face aux différences. Des explications s'imposent.

La laïcité est « athée » ou n’est pas

La profanation affleure avec l’athéisme, assurément. La laïcité, en tant que profanation, est donc « athée », précisément parce qu’elle « nie » les dieux et la religion. Elle est souverainement insolente, impie, mécréante. Son mode d’être impose et implique, pour celui qui l’accepte, un être-au-monde particulier fondé sur l’autonomie, ou plus exactement, qui laisse ouvert totalement la possibilité d’un tel être-au-monde. Mais sa négation du sacré n’est pas une suppression de celui-ci, plutôt, son indifférence et c’est précisément en cela qu’elle est aussi insupportable pour l’âme religieuse.

Comme le note Jean-Yves Pranchère : « De la Révolution française jusqu’à la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, c’est comme une entreprise religieuse que la laïcisation de l’État a été dénoncée par ses adversaires les plus radicaux. Ainsi le courant de la contre-révolution catholique, inauguré par Bonald et Maistre, a-t-il combattu la laïcisation en opposant sa propre théologie politique autoritaire à ce qui lui paraissait une autre théologie politique, celle d’une anti-religion en révolte contre Dieu. » (1)

Mais de quoi cette « révolte contre Dieu » est-elle le nom ? Précisément de cette possibilité du vivre hors-la-Foi ; « École sans Dieu donc contre Dieu », disait Mgr Duplanloup. (1) Pour les catholiques tels Louis de Bonald ou Joseph de Maistre, la seule prétention ou tentative d’instituer l’État et la société civile sur les seules bases de la libre volonté individuelle, de la raison et de la sensibilité humaine – en somme, de l’autonomie – est déjà synonyme de révolte contre Dieu : « L’utopie d’une auto-fondation de la société humaine nie la souveraineté de Dieu dans le fantasme insensé d’une auto-création de l’homme, qui délie la volonté de toute norme authentique, i.e. transcendante. » (1) Du point de vue de l’homo religiosus conséquent, la laïcité ne peut donc être acceptable et acceptée, elle se heurte directement à l’être religieux authentique.

La laïcité comme commencement et condition de la philosophie

De là ce qu’affirment Benny et René Lévy. A la question de savoir si la religion était en opposition à la laïcité, Lévy fils répond : « Si l’on entend par religion un certain rapport à la transcendance, alors oui, car si l’on en croit Benny Lévy, la laïcité s’oppose à la transcendance et est même la destruction de la transcendance. Pour lui, la laïcité est la fin de la philosophie : à la fois son but ultime depuis sa genèse, et son achèvement, son terme. La laïcité marque la fin d’un certain ordre du monde. »

Et effectivement, Benny Lévy a parfaitement raison de poser que laïcité et religion s’opposent par essence, puisque comme il le résume intelligemment en prenant l’exemple du judaïsme : « La pensée d’Israël, à cet égard, ignore la laïcisation. Je répète : la pensée d’Israël à cet égard, ignore la laïcisation. "Ignore" : ne veut pas la savoir, comme Dieu ignore le mal, disait Kierkegaard. Elle ne peut qu’ignorer cette laïcisation. Sa rationalité ne l’implique pas. » (2) Pourquoi la pensée juive ignore volontairement la laïcité ? Parce que, contrairement à ce qu’explique René Lévy ici, la laïcité ce n’est pas la « fin de la philosophie », mais au contraire son commencement pour ne pas dire sa condition, et ceci Benny Lévy l’avait très bien compris :

« "La question de la laïcité" (…) c’est une question métaphysique (…) (Et) la laïcité est une question occidentale. (…) L’Occident, c’est d’abord la Grèce et ensuite, Rome. (…) La Grèce et Israël ont eu à supporter au même moment la même question. Les Grecs ont eu d’abord, comme toutes les grandes civilisations, un rapport à une origine mythique. La philosophie rompt avec ce régime de la parole. La philosophie commence lorsqu’on négocie des arguments, lorsqu’on fait du commerce avec la parole sans qu’il y ait un moment de pure obédience à une parole, à l’autorité de l’origine : voilà comment se caractérise le logos de la philosophie. (…) (A contrario) La parole de l’origine en Israël s’appelle parole prophétique, les voix vues au Sinaï, les paroles de feu (…) Autrement dit, au moment où la Grèce inventait la laïcité, Israël y échappait. Au moment où la Grèce inventait une parole neuve coupée de l’origine, Israël élaborait un régime d’une parole neuve nouée à son origine, la sagesse des maîtres. » (2)

La pensée d’Israël se fonde sur la parole de Dieu, son écoute et son obéissance, elle en tire une théologie. La théologie se fonde sur la Révélation, et ce faisant, présuppose et pose la vérité absolue de celle-ci. Révélation qui, en tant que discours provenant directement de la divinité, ou inspirée par elle, ne peut qu’être et dire la vérité, tant sur elle-même que sur la foi, l’outre-monde, le monde, l’être et l’étant, l’éthique, l’Homme, etc.

Le nœud de la différence fondamentale entre « philosophie » et « religion » tient de ce que la philosophie n’arrime pas la question de la « vérité » – au sens large : vérité de l’être, de l’étant, du pourquoi-être, du devoir-être, etc. – à la transcendance, la révélation, l’héritage, la donation, la Loi ; plutôt pose-t-elle que la vérité est ou peut être générique et immanente, qu’elle peut être trouvée de façon autonome, à-même la finitude et l’imperfection humaine trop humaine. La religion quant à elle, pose et impose la transcendance, l’hétéronomie, la totalisation et l’obéissance. En ce sens, le partage des compétences, la « séparation des pouvoirs », l’autonomisation et l’affranchissement d’un ordre particulier vis-à-vis du Tout-divin – en somme, la laïcisation – laisse entrevoir la possibilité d’une faille, donc d’une fragilité au cœur même de la toute-puissance divine, une incomplétude au cœur même de la totalité et de la perfection.

Pis encore, ledit champ particulier autonomisé, de par son indépendance vis-à-vis du Tout divin, ne peut qu’incarner une forme de « concurrent », de « rival », d’« opposant » vis-à-vis du système sacré – et ce peu importe son intention initiale –, qui, étant parfait par définition, ne saurait accepter le moindre particulier échapper à sa totalisation. Raison pour laquelle, la théologie ne laisse pas de place à la possibilité d’une position intermédiaire entre la « croyance » et l’« incroyance ».

La théologie n’existe qu’en tant qu’il y a une opposition face à lui

Entre les deux pôles, il existe toute une série de nuances et de degrés certes, mais à aucun moment il ne saurait exister une position médiane, singulière et autonome faisant trou dans l’alternative, et donc dépassant l’alternative. Bien au contraire, il est impératif pour le théologien et sa théologie que l’opposition persiste en ces termes, puisqu’elle fonde en un certain sens leurs propres existences. Le théologien et la théologie n’existent qu’en tant qu’il y a une opposition face à lui, une opposition qui ne représente non pas un danger immédiat, mais qui incarne un danger spectral, en tant que ladite « opposition » s’arrache de la totalité, ou plutôt, en tant que ledit particulier (l’opposant donc) n’a pas encore été avalé et digéré par la totalité, qui est un Tout-singulier ayant pour mission de s’approprier tout ce qui « est », en tant qu’il doit, seul et légitimement, incarner ce qui est.

Présupposer une place intermédiaire entre la croyance et l’incroyance – comme le fait la vie philosophique, et donc la laïcisation – ruinerait le principe de totalisation, puisqu’elle impliquerait une position qui échappe à l’emprise, en puissance, du Tout qui s’avance. De là que, tout ce que dit ou fait un particulier ne se revendiquant pas directement ou indirectement de la Révélation, ne peut qu’être perçu et jugé comme une tentative de concurrencer la source divine ; non pas par un discours ou un acte qui serait totalement hors-de-la-Révélation mais qui, au contraire, tenterait de produire, volontairement ou non, une « Révélation » qui lui est propre, d’où le caractère d’opposition radicale et viscérale prédiquée à ladite tentative, car « tout ce qui ne vient pas de moi, est contre moi ».

Du point de vue religieux, rien ni personne ne peut sortir de l’emprise de la religion, et tout sujet s’essayant à l’émancipation, ne saurait que produire et reproduire malgré lui, une autre « religion » du point de vue du regard religieux. Ainsi, l’on comprend l’opinion du théologien musulman Ibn Taymiyya (1263-1328) par exemple, lorsqu’il expliquait le lien entre Loi et religion :

« Puisque l’ordre et l’interdiction sont une nécessité de l’existence humaine, ceux qui n’ordonnent pas le bien comme Allah et son Prophète l’ont ordonné et qui n’interdisent pas le mal comme Allah et son Prophète l’ont interdit, doivent donner et recevoir des ordres ou des interdictions, soit en opposition avec les ordres d’Allah, soit d’une façon qui mêle la vérité (haqq) révélée et l’erreur (bâtil) non révélée. Certes, agir consiste en fait à inventer une religion de toutes pièces. » (3)

L’énoncé important est celui-ci : « Certes, agir consiste en fait à inventer une religion de toutes pièces. » L’action en soi est déjà « religion », quelle que soit le type et la modalité de l’action. L’agir non inspiré et dirigé par la Révélation, est production de religion. De la même façon que Benny Lévy expliquait : « le Juif vit par et pour le "commandement" » (mitzvah), c’est-à-dire la Loi de Dieu : « (…) le Juif vit à travers les mitsvot. » (2) Si « agir » est production de religion, que dire dès lors de « penser » qui, irrémédiablement, ne peut qu’être production de religion également. Au fond, c’est la « vie » en tant que tel, « l’être-au-monde » qui est en soi religion.

L’indépendance et l’autonomie absolues ne sauraient être envisagées quant aux discours et aux pratiques non issus de la Révélation puisqu’une telle indépendance et autonomie à l’égard de la foi aurait pour conséquence de considérer lesdits discours comme de nécessaires ennemis de la foi, et ce, indépendamment du contenu du discours et de la teneur des pratiques en soi, mais du simple fait de leurs détachements à la seule source existentielle légitime : la Révélation. Or, l’affranchissement vis-à-vis de la Révélation est ce qui caractérise en propre l’incroyance, et ce quand bien même cette « incroyance » pourrait se déclarer « croyante » en son discours. L’autonomie, l’indépendance, l’affranchissement, le non-lien, la déliaison, l’errance, l’à-côté, la recherche soliste, est l’incroyance même.

De là que, dès le commencement, comme l’explique Heinrich Meier concernant la « théologie politique », cette dernière ne peut observer dans l’incroyance qu’une ennemie irréductible : « En s’opposant à l’incroyance, elle défend ce qui lui est le plus propre. (…) L’incroyance a, par sa prégnance, le pouvoir de mettre radicalement en question la théologie politique (et la religion, tout court, N.D.A). Il est d’autant plus important pour la théologie politique de faire entrer l’incroyance dans l’hérésie et de l’affronter comme son ennemi existentiel, peu importe si celui-ci persiste dans la défensive ou passe à l’offensive. Dans le combat entre la foi et l’hérésie, il ne peut pas y avoir de « neutre » : c’est la vérité de la révélation qui marque la séparation entre ami et ennemi. (…) La force universelle et toute-puissante de la vérité que revendique la théologie politique se révèle en effet précisément en cela qu’elle force la décision, qu’elle en appelle à un ou-bien ou-bien auquel personne ne peut se soustraire. L’hostilité est posée avec la foi en la révélation. » (4)

Une troisième et dernière partie viendra conclure notre propos sur la laïcité, qui se doit d'être areligieuse. Car on ne combat pas la religion par de la religion qui serait, pour des idéologues, la laïcité.

(1) Jean-Yves Pranchère, « La laïcité suppose-t-elle une théologie politique ? », PUF, « Les Études politiques », 2014/4, n.111
(2) Alain Finkielkraut, Benny Lévy, Le Livre et les livres. Entretiens sur la laïcité, Verdier, Paris, 2006
(3) Ibn Taymiyya, Al Hisba fil Islam, cité par Aissam Ait Yahya, Textes politiques, Tome 2, Nawa, 2017, p.318
(4) Heinrich Meier, La leçon de Carl Schmitt, Cerf, Paris, 2014, p.101-102

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Zine-Eddine Gaid est enseignant de sciences sociales et de philosophie à MHS Paris dont la pétition pour la réouverture a recueilli plus 3 000 signatures. Cette contribution est extraite du livre Apologie de l'Ecole Meo High School (MHS), Editions Le Discernement, à paraitre.

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