Economie

Mai Lam Nguyen-Conan : « L’union de la religion et du commerce n’est pas sans dommages »

Rédigé par Propos recueillis par Pauline Compan | Mardi 15 Février 2011 à 20:32

Les 5,5 milliards d’euros du marché du halal sont-ils surestimés ? C’est en tout cas l’avis de Mai Lam Nguyen-Conan, consultante en marketing et en diversité auprès de plusieurs organismes, dont l’institut Viavoice à Paris. Auteure du livre « Le Marché de l’ethnique, un modèle d’intégration ? » (1), elle y analyse les freins au développement du marché de l’ethnique en France. Pour elle, le marketing ethnique représente pourtant un facteur d’intégration des minorités grâce au secteur économique.



Mai Lam Nguyen-Conan, consultante en marketing : « Pourquoi avoir peur du halal made in France ? Pourquoi ne pas voir au contraire dans ce phénomène l'expression d'un formidable brassage culturel et un processus d'intégration ? »

« 5,5 millions de musulmans ; 5,5 milliards de CA pour le halal. Avec ce sésame, la France est entrée dans l’ère du marketing ethnique », dites-vous dans votre ouvrage. Pourtant, vous remettez en cause ces chiffres…

Mai Lam Nguyen-Conan : Lors du dernier mois de Ramadan, deux chiffres m’ont interpellée : 5 à 6 millions de musulmans (d’après le ministère de l’Intérieur), d’un côté, et 5,5 milliards de chiffre d’affaires du halal (selon le cabinet d’études Solis) de l’autre. Les deux chiffres me paraissent élevés, d’autant plus qu’ils ne concernent que quatre catégories de produits de consommation : la viande halal, la charcuterie halal, les plats préparés halal et la restauration halal hors domicile. Selon moi, soit le premier chiffre est trop bas, soit le deuxième chiffre est trop haut (2).
La méthode utilisée par le cabinet Solis est déclarative. Ce sont des questionnaires de 20 minutes, passés dans la rue, pour demander aux interviewés le montant de leurs dépenses en viande et en charcuterie halal. C’est de l’estimatif et, on le voit dans d’autres études sur l’alimentaire, il faut faire attention au déclaratif car il y a des aspects culturels et sociaux. Certaines personnes interrogées ont plutôt intérêt à gonfler la dépense qu’elles font, car, dans certains milieux, dire que l’on ne mange pas de viande parce que l’on n’a pas les moyens peut être stigmatisant.

Le marketing ethnique est-il tabou en France ?

M. L. M. C. : Je me suis rendu compte assez vite que le sujet était tabou. Mes interlocuteurs (annonceurs et publicitaires que je connaissais) me disaient : « Le marketing ethnique, mais c’est un sujet tabou, c’est un piège, une polémique, il ne faut pas en parler. » (3) Du coup, j’ai du revoir ma vision initiale pour ce livre. Il devait être plus académique avec un titre comme : « Comment faire du marketing ethnique ». Mais je me suis rendu compte que la France n’était pas prête à cela : il fallait d’abord crever l’abcès sur le marketing ethnique et lever quelques tabous.

La laïcité telle qu’elle est conçue en France est-elle un frein ?

M. L. M. C. : Aujourd’hui, le terme même d’« ethnique » est mal accepté en France. Car dès que l’on prononce ce mot, les gens brandissent « laïcité », « républicanisme », « universalisme » contre « communautarisme » et « particularisme ». À partir de ce moment-là, le sujet est bloqué.
Les entreprises qui font du marketing ethnique ne communiquent pas ou peu dessus. Elles ne sont pas toujours très fières de le faire ou alors elles sont critiquées. C’est vraiment cette mécanique des tabous qu’il fallait dénoncer, avant de pouvoir expliquer comment faire du marketing ethnique.

La France doit-elle regarder outre-Atlantique ? Les États-Unis sont un exemple en matière de marketing ethnique…

M. L. M. C. : Je commence le livre en racontant l’histoire du marketing ethnique qui a pris naissance aux États-Unis. J’ai tenu à cette filiation, car il y a eu une révolution du marketing ethnique aux États-Unis.
Les minorités visibles sont passées d’objet de marketing ou de publicité à acteur et sujets de leur propre destin économique. Ils se sont appropriés la définition de leurs spécificités et les ont monnayées aux entreprises en leur disant : « Vous voulez notre pouvoir d’achat ? Eh bien, faites le suivant nos propres termes ! »
C’est cette révolution du marketing ethnique que je voulais mettre en avant car, pour moi, c’est le même phénomène qui existe aujourd’hui avec le halal en France. Ce sont les musulmans eux-mêmes qui s’approprient la définition de ce qu’est être musulman en France et de ce qu’est l’orthodoxie du halal. D’où les problèmes sur la certification et ses débats. C’est du marketing ethnique tel qu’il a existé aux États-Unis, du marketing identitaire.

À part le halal, où en est le marketing ethnique en France ?

M. L. M. C. : En France, certaines personnes vont considérer comme étant du marketing ethnique ce qui n’est, selon moi, que de la représentation des minorités visibles. Exemple : mettre un Noir, un Jaune et un Arabe, en photo, dans une publicité. Cette représentation ne fait changer ni les comportements ni les stéréotypes, ni les préjugés sur une minorité visible.
En revanche, investir auprès d’une cible et faire des efforts pour la comprendre peuvent créer de la richesse pour ces minorités. Il peut donc y avoir un rôle social dévolu au marketing ethnique comme le fait le groupe Casino. Celui-ci répond aux besoins des minorités qui sont ses principaux clients dans certains quartiers : pour moi, c’est l’idéal d’un marketing ethnique.

Justement, la communication sur les produits halal reste marginale ou inappropriée (grand déballage de produits « orientaux » au moment du mois de Ramadan, par exemple)…

M. L. M. C. : Pour beaucoup d’entreprises, la demande étant déjà là, cela ne sert à rien de davantage la stimuler par des investissements de communication, c’est regrettable.
En revanche, communiquer sur des nouveaux produits en France ne rend pas forcément plus populaire auprès des consommateurs. Pour l’entreprise, c’est un choix un peu difficile à faire.
Concernant la communication sur les produits halal qui est inappropriée, il semble que l’on « se réveille ». Mais l’espace commercial est un espace profane par excellence. Prenez Noël, il n’y a rien de plus choquant pour un catholique que d’arpenter les rayons des supermarchés à cette période. Les markéteurs ont toujours réinterprété les stéréotypes. Ce qui est nouveau, c’est de s’étonner de cette interprétation, il est illusoire de penser que la religion peut entrer dans l’espace commercial sans dommages.




Notes :
1. Mai Lam Nguyen-Conan, Le Marché de l’ethnique, un modèle d’intégration ? Halal, casher, beauté noire… (Éd. Michalon, 2011).
2. En page 143, de son ouvrage, Mai Lam Nguyen-Conan déclare : « C’est en gonflant les chiffres qu’on attire les investisseurs, personne n’est dupe, mais personne ne s’est interrogé sur l’exactitude et la pertinence de ce chiffre. »
Et de démontrer : « En se basant sur une estimation haute de 5,5 millions de musulmans, et en supposant que tous les musulmans consomment du halal (un des grotesques raccourcis), on arriverait à un chiffre d’affaires par musulman en France estimé à 1 000 euros par an, à savoir 83 euros par mois. […] Les chiffres de panels de distributeurs que nous avons consultés […] estiment la valeur du marché par habitant sur un périmètre semblable […] à 200 euros seulement, donc 5 fois inférieure au chiffre de 1 000 euros par an avancé par le cabinet Solis ! »
L’auteure conclut alors par ces mots (p. 144) : « Les musulmans sont de gros consommateurs de viande, nous disait-on, mais je crois qu’en la matière cette inflation de chiffres a eu pour but de stimuler l’offre, de l’étoffer et de mieux l’organiser. Ce qui en somme est le propre de l’économie. »
3. À propos du secteur halal, l’opposition peut être même plus virulente, raconte l’auteure, p. 148 : « Lorsque je parlais à mon entourage de la rédaction de ce livre, j’avais droit à des critiques plus ou moins violentes sur mon intérêt pour le halal en France, à tel point que je ne savais plus trop si c’était ma démarche que l’on critiquait ou l’existence même de ce marché. »