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L'Europe et l'islam : la liberté ou la peur ?

Rédigé par Johan Younes Van Praet | Vendredi 20 Décembre 2013 à 06:00



C’est à l’initiative de Thierry Fabre que s’organisent chaque année, à Marseille, les Rencontres d’Averroès. Celles-ci se veulent être un espace de dialogue pour aborder les problématiques liées au monde méditerranéen qui fait continuellement l’objet de tensions. À l’occasion de la 19e édition en 2012, les enjeux autour des révolutions labellisées « Printemps arabe » rythment deux des trois tables rondes restituées pour l’essentiel dans l'ouvrage L'Europe et l'Islam : la liberté ou la peur ?*. La seconde table ronde aborde, quant à elle, la présence des musulmans en Europe et le constat de l’islamophobie grandissante qui en découle.

La force de cet ouvrage collectif, au-delà des qualités propres à chaque auteur, est la pluridisciplinarité qui le caractérise. Chacune de ces trois tables rondes correspond à une approche particulière : la première se veut historique, la seconde plus empirique pose un regard sur le présent et la troisième davantage politique est tournée vers l’avenir. La question se pose en ces termes : au regard des « tensions (qui) s’accumulent » [p. 7], nourries par une histoire « paradoxale » [p. 25], « quels visages peuvent prendre les relations entre l’Europe et l’Islam au XXIe siècle ? » [p. 12].

Après l’introduction de T. Fabre, qui dirige l’ouvrage, c’est à G. Martinez-Gros d’ouvrir la première partie à travers un article intitulé « L’Islam et l’Occident, le danger des illusions d’optique : des croisades aux révolutions arabes ». Elle rappelle ici la nécessité de « sortir de soi », de couper avec l’« européocentrisme » qu’elle dénonce, afin de ne plus projeter l’hégémonie occidentale de ces trois derniers siècles sur l’ensemble de l’Histoire. En effet, de par l’héritage intellectuel des populations perses et grecques, la civilisation islamique, aux frontières des empires chinois et romain nous dit-elle, était le centre du monde au Moyen Âge.

Dans un second texte, Géraud Poumarède fait le récit des intenses affrontements qui ont eu lieu entre la chrétienté et l’empire ottoman entre le XVe et le XVIe siècle. Ces affrontements ont permis de sculpter une figure de l’Autre, objet de toutes les craintes, l’ottoman. À l’image d’Henri VIII et de François Ier, Géraud Poumarède souligne que l’ennemi commun ottoman a permis de nombreux rapprochements entre les forces occidentales. L’auteur nuance ensuite ce constat d’altérité lorsqu’il met en lumière les « longues périodes de paix propices au développement d’échanges diplomatiques et de relations commerciales » [p. 29] entre les pays chrétiens et l’empire ottoman. Les conflits internes à l’Europe justifiant même des accords de soutien avec les Turcs. Il rappelle, par exemple, que durant la coopération militaire avec les Francs, l’armée ottomane s’était installée pendant plusieurs mois dans le port de Toulon. L’auteur tente ainsi de rendre compte de la complexité de l’espace méditerranéen. « Méditerranée, mer des paradoxes » participe à distinguer entre le discours, ici nourri d’altérité radicale, et les aménagements effectifs du quotidien.

Enfin, c’est dans un troisième texte, « Communs contemporains et malentendus présents : itinéraires de compréhensions aux XIXe et XXe siècles », que Leyla Dakhli tente de réhistoriciser le débat qui oppose Islam et Europe. Ce débat serait propre à la « culture de l’antagonisme » liée aux échanges entre E. Renan, penseur français et Al Afghani, réformiste musulman. Elle souligne que ces deux intellectuels avaient pour « socle commun » le fait d’être des rationalistes spécialistes des civilisations et des langues. Bien que Renan postule l’imperméabilité de l’islam face à la Raison, L. Dakhli montre qu’Al Afghani rend compte de la réappropriation des concepts de la philosophie des Lumières par les penseurs musulmans. L’intérêt ici est de relativiser la frontière entre ces deux entités que sont l’Europe et l’islam souvent perçues comme deux droites parallèles qui ne se croisent jamais.

Amr El Shobaki dans un texte intitulé « L'islamisme politique moderne dans le processus démocratique : le cas des Frères musulmans en Egypte» rappelle que tout fondement scripturaire fait l’objet de plusieurs lectures. Ces dernières pouvant être multiples et variées, parfois même contradictoires entre elles, dépendent du « contexte sociopolitique (qui) constitue une variable essentielle de la tonalité et des orientations du discours islamiste » [p. 42]. Il s’oppose par conséquent à une vision « largement diabolisée de l’islam politique » [p. 41] ou, autrement dit, à la perception d’une politique islamique comme invariante dans l’histoire. Pour A. El Shobaki, le parti des Frères musulmans en Egypte a profondément évolué, et sans pour autant dire qu’il faille nier la présence de traditionalistes, il souligne que le parti a su s’inscrire dans le processus démocratique.

La première table ronde pose les conditions préalables du débat en revenant notamment sur l’histoire des relations entre l’Europe et l’islam. Il s’agit, à travers ces quatre contributions, d’éclairer les événements du Printemps arabe à la lumière du passé, un passé méditerranéen auquel les auteurs ont su rendre sa complexité. La pertinence ici est alors de rappeler que le passé, occulté sous certains aspects, peut servir à légitimer les peurs contemporaines liées l’islam. Tournée vers le présent, la seconde partie et table ronde de ces Rencontres répond à un tout autre questionnement.

Dans « Musulmans d’Europe : une réalité humaine bien difficile à appréhender», Farida Belkacem introduit la seconde table ronde de ces Rencontres d’Averroès. C’est à travers une enquête comparative en France et en Grande-Bretagne qu’elle tente de rendre compte de la « réalité » des musulmans en Europe. Elle énumère certaines limites à l’étude de ces derniers comme notamment le fait de se référer à la nationalité d’origine pour établir le critère d’islamité d’un individu. De même, elle critique les approches qui prétendent observer « l’islam en soi » tandis que ce qui est observable ce serait la « religiosité » ou encore les « pratiques » des musulmans européens. À partir de là, elle souligne la diversité de cette population à la fois de par le pays d’accueil mais surtout de par le pays d’origine. Au-delà de cette diversité, le statut de « minorité étrangère » ainsi que la réaffirmation individuelle de l’engagement religieux à travers une « désethnicisation » de celui-ci est, selon elle, la tendance commune de tous ces jeunes musulmans pratiquants quel que soit le pays d’accueil ou d’origine. F. Belkacem souligne à juste titre l’« intérêt politique » d’entretenir une vision homogène de l’islam quitte à cacher l’« évolution silencieuse » en train de se produire.

Pour sa part, M. Spohn nous renvoie au cas des musulmans en Allemagne. Dans « Islams d’Europe : le cas particulier de l’Allemagne», l’auteur relate comment l’Etat allemand a fait face aux problématiques liées à l’islam. Devant la diversité des musulmans, il était difficile de trouver un « interlocuteur identifié » pouvant représenter l’ensemble de ces derniers. Aujourd’hui, le München Kompetenz participe à faire du personnel religieux des « médiateurs » entre la politique de la ville et la communauté musulmane. Cet effort se trouve cependant ralentit comme le souligne M. Spohn, par l’extrême droite qui trouve un succès certes relatif mais grandissant en Allemagne comme dans le reste de l’Europe.

Le Danois Rasmus Alenius Boserup intervient, quant à lui, dans « Danemark, dialogue et défi islamiste » où il montre l’importance qu’ont les événements à l’échelle internationale dans la perception de l’islam chez les danois. Bien que depuis le 11-Septembre, la politique danoise en faveur d’un dialogue interculturel pour favoriser le processus démocratique dans les pays arabes se soit amoindrie, les manifestations en Tunisie et en Egypte ont changé la donne. En effet, l’engagement du Danemark pour la promotion de la démocratie dans le monde arabe a été revu à la hausse face à l’engouement provoqué par le Printemps arabe. R. A. Boserup souligne que cet effort s’est accompagné d’un changement de perception de la menace islamiste et d’une minimisation des « scénarios » dans l’optique d’une collaboration avec les partis islamistes. L’auteur entrevoit la possibilité que cette nouvelle configuration ait une conséquence directe sur la sphère publique au Danemark en introduisant l’idée d’une « diversité du phénomène islamiste » loin de tout amalgame. D’autant plus que depuis « l’affaire des caricatures de Mahomet », le Danemark est devenu le symbole de l’« islamophobie » en Europe.

S’émanciper des idéologies politiques islamophobes et dépasser un culturalisme essentialisant

La seconde partie de l’ouvrage renvoie directement aux islams européens. Comment penser les musulmans nés en Europe ? Pour cela, les trois auteurs illustrent la diversité des contextes propres à chaque Etat. Ils mettent en avant le fait que les états en question, pour faire face aux tensions qui entourent l’islam, développent des stratégies à partir de leurs histoires singulières. Cependant, l’incompréhension face à l’émergence d’une population musulmane européenne et la montée de l’islamophobie qui l’accompagne restent le dénominateur commun en Europe. Tour à tour, les auteurs révèlent les rouages de ces mécanismes tels que l’« islamophobie » ou la « réislamisation », offrant ainsi des indications précieuses quant à l’étude des musulmans européens.

« Le monde arabe en mouvement : réflexions sur notre sens de leur histoire » est le titre évocateur à partir duquel Michel Foucher, spécialiste en matière de géopolitique et diplomate français, introduit la dernière partie de ces Rencontres. Son apport consiste, dans un premier temps, à rendre compte de l’hétérogénéité des cas présentés comme faisant parti d’un même mouvement : le Printemps arabe. [...] Dans un second temps, il dénonce le « néo-orientalisme identitaire » que vit actuellement l’Europe et qui se manifeste par une lecture univoque de ces événements. Cette lecture suppose, selon lui, que la démocratie européenne est le seul modèle qui vaille et que toutes résultantes de ces soulèvements n’allant pas dans ce sens sont illégitimes. Les réactions occidentales face aux résultats des élections en Tunisie, au Maroc et en Egypte en témoignent. Les acteurs du printemps arabe, souligne Michel Foucher, « ont déploré une perception française dominée par les stéréotypes du Front national sur le monde arabe et une relation non distanciée avec le passé colonial ». En effet, ces révolutions arabes se sont produites dans un contexte de forte islamophobie nourri par des leaders politiques européens. De plus, l’universalisation des valeurs démocratiques nous dit M. Foucher, tend à faire disparaître l’opposition entre Occident et Orient, entre les Européens et l’« Autre », ce qui n’est pas sans rappeler le rapport colonial.

Fethi Benslama, psychanalyste tunisien et intellectuel engagé, offre dans un court texte sa lecture du Printemps arabe. Pour lui, ces événements sont le sursaut d’un peuple à « l’état d’épuisement d’âme ». Si personne n’a anticipé le soulèvement arabe, c’est que l’existence d’un peuple arabe même n’était plus évidente. Tandis qu’aujourd’hui, on parle d’un « monde arabe » hier on entendait plutôt parler de « nation arabe ». En relevant ce glissement sémantique, F. Benslama illustre le changement opéré dans la perception que les médias occidentaux offrent de ces peuples, tantôt perçus dans leurs singularités, tantôt perçus dans leur lutte commune : « devenir un peuple de droit » [p. 94].

L’écrivain Egyptien Alaa Al Aswany rompt avec le discours infantilisant adressé au peuple égyptien selon lequel il ne serait pas « prêt » à la démocratie. Si Mohammed Morsi, candidat « frériste » des dernières élections présidentielles, a été élu dit-il, c’est avant tout pour contrer le retour de l’ancien régime qu’incarnait le candidat Ahmed Chafik. L’auteur rappelle à M. Morsi son devoir de répondre aux exigences de l’ensemble de ses électeurs qui lui incombent de par son élection. Les droits propres à la citoyenneté, la protection des libertés individuelles et la protection de la liberté de pensée et de création, tels sont les revendications qu’Alaa Al Aswany porte dans ce texte. Avec « Pourquoi Mohammed Morsi a-t-il gagné ? » l’écrivain égyptien conclut cet ouvrage collectif par une contribution teintée d’espoir quant à l’avenir du monde arabe.

Loin de nier les craintes contemporaines liées à l’« islam », cet ouvrage collectif montre, dans un effort de déconstruction historique, politique et sociologique, ce que la peur de l’Autre révèle. Les musulmans vivant en Europe ne sont pas homogènes mais témoignent d’une profonde diversité ; l’historicité n’est pas univoque et occidentale mais mérite d’être décentrée ; les modèles politiques ne sont pas imperméables car les idées qui les traversent sont universelles. La manière d’aborder ce thème est significative de l’étape que la recherche sociologique sur les musulmans européens s’apprête à franchir : l’émancipation des idéologies politiques islamophobes et le dépassement d’un culturalisme essentialisant. L’acquisition de cet effort critique permettra soit d’identifier les facteurs sociaux là où on ne voudrait voir que du religieux, soit d’aborder l’islam à travers l’observation non plus de l’« islam » mais des musulmans « ordinaires » dans leur hétérogénéité et leur évolution. Un effort critique que l’on peut résumer en deux mots formulés par Rachid Id Yassine : « dépassionner » et « décentrer » notre regard.

Thierry Fabre (dir.), L'Europe et l'islam : la liberté ou la peur ?, Marseille, Parenthèses, coll. « Rencontres d'Averroès », 2012, 108 p., 12 €.

Première parution de cet article dans Revues.org, décembre 2012.

Johan Younes Van Praet est étudiant chercheur en sociologie des religions à l'université de Rouen (Master 2 Recherche) ainsi qu'à l'université Bordeaux 3 (Master 2 recherche : "Religion & société") et membre du laboratoire DYSOLA (Dynamiques sociales et langagières).