Points de vue

Assemblée nationale sous l’ère Macron : faire du vieux avec du neuf

Rédigé par Alain Gabon | Mardi 20 Juin 2017 à 08:55



A l’issue du scrutin des législatives 2017, Emmanuel Macron remporte la majorité absolue avec 308 députés LREM (et 42 députés MoDem affiliés à la majorité présidentielle). La moyenne d’âge s’est rajeunie (48 ans au lieu de 53 ans) et la parité a largement augmenté (223 députées, soit 68 femmes députées supplémentaires par rapport à l’Assemblée élue en 2012). Mais les classes populaires sont toujours aussi peu représentées, laissant la place aux catégories aisées (cadres du secteur privé, chefs d’entreprise, fonctionnaires de catégorie A) qui dominent largement l’hémicycle (31,1 % des 577 députés). (photo © Assemblée nationale)
Dans les analyses pénétrantes de penseurs comme le Turc Bülent Kücuk ou le Canadien Henri Giroux, la transformation de l’État moderne en entrepreneurial-neoliberal corporate State s’accompagne d’une vision et d’une approche essentiellement technocratique et gestionnaire de la société, au profit quasi exclusif de la classe des dominants et des privilégiés.

Cette mutation, d’ordre historique, s’appuie sur un certain nombre de pratiques et processus spécifiques, dont :

1. la restructuration des institutions publiques (santé, éducation, etc.) selon les impératifs et critères de la productivité, de l’efficacité et de la « performance » ;

2. la généralisation, à la sphère et aux institutions publiques, des risk factors propres au secteur compétitif privé (précarisation des salariés, obligation de l’adaptabilité permanente, possibilité de licenciement rapide à tout moment, etc.) ;

3. la conversion des biens et des patrimoines communs en biens privés (privatisation, ventes aux plus offrants, contractualisation à des entreprises privées de domaines et missions relevant habituellement de l’État) ;

4. la reconstruction de l’État sur le modèle d’une entreprise multinationale et ses logiques entrepreneuriales (le chef de l’État comme CEO, d’où l’importance historique et symbolique de Trump comme président des États-Unis mais aussi de l’accession de Macron, ex-banquier d’affaires, à l’Élysée).

La fonction historique de Macron et de LREM

Dans ce contexte global, la fonction historique d’Emmanuel Macron et de son parti La République en marche (LREM) est d’être les agents français de ce neoliberal corporate State et de nous faire avancer par tous les moyens vers ce Brave New World qui, pour ses super technomanagers (le noyau dur de son équipe), constitue l’horizon indépassable et inévitable, le seul que ces groupthinkers interchangeables puissent envisager pour nous.

Il s’agit d’accélérer et d’étendre cette mutation de l’État et de la société française vers le monde du néolibéralisme, en masquant cette mutation anthropologique de notre modèle et civilisation derrière quelques jeunes visages souriants et rassurants et beaucoup de communication.

Il s’agit du même coup d’assoir la domination déjà fort avancée de la caste des dominants et des privilégiés (et de ceux qui aspirent à le devenir) sur une société entière et en particulier sur les plus faibles et les plus réfractaires (travailleurs précaires et autres) dont tous les chiffres électoraux montrent qu’elle ne désire aucunement le projet macroniste.

Rappelons en effet qu’avec une abstention historique à quasi 57,4 % au deuxième tour des législatives à laquelle il conviendra d’ajouter les bulletins blancs et nuls sans doute à 2 % ou plus, LREM n’a en réalité été choisi que par une toute petite minorité des électeurs.

Déjà au premier tour, moins de 15 % des inscrits (32 % des 49,7 % de votants), 7,2 millions de voix sur les 47,5 millions d’électeurs s’étaient portés sur LREM. Au deuxième tour, seuls 42,6 % des électeurs sont allés voter. 49 % des votes (voire 43 %, selon certaines sources) s'étant portés sur LREM, c’est donc seulement tout au plus 21 % des électeurs, une petite minorité, qui ont voté pour ce parti au second tour. Mais LREM rafle 308 sièges sur les 577, la grande majorité. Un véritable hold-up antidémocratique. À la proportionnelle, LREM aurait obtenu 200 sièges et aurait été donc en nette minorité par rapport aux 289 requis pour cela.

Le projet néolibéral se lisait déjà dans le programme de Macron, puis dans la saturation de son gouvernement et de ses futurs députés par le type chef d’entreprise, directrice des ressources humaines, lobbyiste (pas moins de 71 !), top managers et autres hauts fonctionnaires et business executives. Comme le montre leur profilage, les députés de LREM sont composés à 70 % des couches sociales supérieures, alors que celles-ci ne constituent que 13 % de la véritable société civile.

On savait aussi que le mouvement de Macron avait dès le départ été financé par les réseaux bancaires, patrons de start-up, ténors de la finance et autres réseaux HEC qui, derrière cette opération « société civile » qui leur sert de façade, s’avancent masqués, mais en rangs serrés.

Le couple Pinçon-Charlot, nos meilleurs sociologues de la très haute bourgeoisie, ont, eux aussi, très vite compris comment Macron n’est que le mandataire des classes dominantes du public comme du privé.

Loin d’offrir un changement politique et encore moins une révolution, leur grande œuvre, leur mission historique se situe(ra) dans la parfaite continuité du tournant socialiste de 1983, de Juppé, Sarkozy, Hollande et autres DSK-Lagarde : le job du président et de ses groupthinkers et technocrates ultradiplômés est de lisser, polir, huiler, « fluidifier » (un de leurs mots favoris tout droit sorti du Brave Business World avec son DoubleSpeak) encore davantage la mégamachine capitaliste, afin de promouvoir dans tous les interstices de la société ses idéologies, injonctions, mots d’ordre (la « gouvernance », le « pragmatisme »), mythes (les « experts » qui résoudront tout), méthodes (le Total Qualitative Management), et pratiques – « compétitivité », « flexibilité », « adaptabilité » (forcée, qu’on le veuille ou non), « réussite », productivisme, guerre commerciale de tous contre tous.

Et ce non pas en attaquant ou en diminuant le rôle de l’État comme pouvait le faire une Margaret Thatcher (Macron est un étatiste à la française) mais, au contraire, en se servant de l’État, d’une part, pour accélérer et étendre le processus de néolibéralisation économique du monde et, d’autre part, pour limiter et gérer (via les ressources de l’État-providence comme la sécu) la casse sociale dont il sait bien qu’elle sera considérable.

C’est d’ailleurs pour cela que tout ce que la France et le reste du monde compte de pouvoirs établis ou souhaitant le devenir (médias, intelligentsia, gouvernants, jeunes loups de start ups, finance nationale et internationale, MEDEF et CAC 40 du monde entier, etc.) l’ont choisi.

Une guerre de classes qui se cache derrière le neoliberal corporate State

Bien avant ces élections, plusieurs cas révélateurs montraient déjà que le « projet » macronien/LREM correspondait à cette vision idéologique et dogmatique du neoliberal corporate State et à la guerre de classes qui se cache derrière les fausses apparences.

1. Son appel aux jeunes des banlieues à « créer leur entreprise » (ben voyons, il suffisait qu’il leur dise, ils n’y avaient pas pensé !), sans hésiter à se brader ou à s’ubériser sous le prétexte que tout est mieux que le chômage. L’alternative Macron pour les banlieues ? Chômage ou Uber. Voilà le plan « Espoir banlieue mode EM ».

2. L’accent mis sur l’apprentissage, le « pré-apprentissage » (?), la formation en alternance et les filières professionnelles dans les lycées. À savoir tout ce que lui et sa caste ont soigneusement évité comme la peste… Orientations typiques d’une vision commerciale et productiviste du système scolaire comme avant tout une machine à formater des travailleurs « adaptés au marché du travail ».

3. Son projet de régime unique des retraites et d’assurance chômage « universelle », qui revient à retirer aux partenaires sociaux, syndicats y compris, la gestion du système, et donc à les éviscérer, tout en produisant des individus « flexisécurisés », parfaitement adaptés aux « besoins » et mutations incessantes d’une économie néolibérale mondialisée. Ici, comme chez tout bon dominant qui se respecte, c’est l’être humain qui sert le dieu Moloch de l’économie, pas le contraire.

4. Une flopée de réformes antisociales que n’auraient pas désavouées Thatcher ou Fillon, combinant facilité accrue de licenciement et donc précarisation automatique du travail, plafonnement des indemnités prud’homales de licenciement, obligations nouvelles pour avoir droit aux allocations chômage, révision du compte pénibilité, et on en passe. Toutes des réformes voulues par le patronat…

5. Le démantèlement radical du contrat de travail selon des lignes qui sont là aussi celles du Medef et s’inscrivent dans la droite lignée des politiques néolibérales de Reagan, Thatcher, Bush et Trump. À savoir, du vieux Voodoo Economics intégral, que l’on nous présente comme la dernière nouveauté. Et qui plus est, passé au forceps, par ordonnances.

Macron, un autoritariste maquillé en centriste ?

Cet autoritarisme de classe et de dominant, chacun a pu l’observer à l’œuvre, chaque jour, pendant ces dernières semaines.

Dans sa posture et son présidentialisme « jupitérien ». Dans ses discours sur la « verticalité gaullienne du pouvoir », mot codé pour « autoritarisme ». Dans le culte de la personnalité que ses fidèles ont construit autour de lui. Dans sa volonté de gouverner dans le plus grand secret, imposant même le silence aux syndicats avec lequel il négocie. Dans sa volonté de faire passer sa « loi travail » par ordonnances, en vitesse accélérée.

Surtout, dans son entreprise liberticide et choquante (surtout pour un présumé « centriste ») de faire carrément passer dans le droit commun les mesures et prérogatives exceptionnelles (exécutives, policières, administratives) de l’état d’urgence, mettant ainsi en pièces le socle des droits et libertés fondamentales de la France.

Cette proposition prouve que, bien au-delà du Code du travail et du modèle social français, le président Macron s’attaque à la démocratie même, à ses deux piliers essentiels : la séparation des pouvoirs et le contrôle du judiciaire sur l’exécutif, garanties de l’État de droit.

Autant de points de vigilance sur lesquels porter notre attention durant ces cinq prochaines années pour que continue de vivre notre démocratie.

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Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan University, où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreux articles sur la France contemporaine et la culture française.