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Points de vue

La fausse « société civile » d’Emmanuel Macron : un alibi pour une domination de classe

Rédigé par Alain Gabon | Mercredi 31 Mai 2017 à 00:03

           


La fausse « société civile » d’Emmanuel Macron : un alibi pour une domination de classe
L’ouverture proclamée d’En Marche à la « société civile », qui se veut rafraîchissante et prétend régénérer le monde politique, a pu un temps faire illusion. On aurait bien voulu y croire.

Elle semblait en effet authentique et sincère car cadrant bien avec l’idéologie américanisante du grand gourou des « Marcheurs » : la « société civile » pour mitiger « l’Etat intrusif et omniprésent » ; les « gens normaux » parés de toutes les vertus (intégrité, probité, compétence, « expertise », désintéressement, ancrage dans « la vraie vie ») par rapport aux « professionnels-de-la-politique-tous-corrompus-ou-coupés-des-réalités », les « vrais gens » contre les « apparatchiks de partis », etc.

Or, ces vieux clichés naïvement manichéens de l’idéologie libérale US sur les vertus et la supériorité pétendument innée de la « société civile » par rapport à l’Etat datent du XVIIIe siècle et des Lumières (on les trouvait, par exemple, chez un Voltaire, qui célébrait déjà les entrepreneurs dans ses odes au commerce et au luxe). Ils traînent partout depuis des siècles mais, transposés dans le champ politique français, ils semblent neufs, frais, revivifiants.

À cet égard, on a d’ailleurs peu ou pas commenté le fait que Macron est un populiste démagogue comme les autres, à cette différence près que, chez lui, le « peuple » est un concept de classe : un « peuple » en trompe-l’œil uniquement, composé de professionnels hautement éduqués et accomplis ou de jeunes « battants » qui en veulent – le genre qui, dans les années 1980, auraient sans aucun doute vénéré Bernard Tapie et son culte de l’entreprise.

Une mystification

L’opération « ouverture à la société civile » s’est donc vite transformée en une belle farce : essentiellement un gimmick électoraliste, une opération casting et un tour de passe-passe visant à perpétuer la même domination de classe, comme l’a depuis triplement confirmé :
1. le choix de son Premier ministre (un ultra-conformiste, pour qui, selon ses propos, « transgression » signifie « nommer un Premier ministre de droite » !) ;
2. les nominations des cabinets et des « gardes rapprochées » (même chose, un groupe de clones en costumes, tous énarques ou du même jus, des purs groupthinkers produits du sérail et qui se partagent le même cerveau) ;
3. la composition du gouvernement, également très classique à tous les niveaux, malgré les effets-pubs « visages-nouveaux » et le saupoudrage de membres d’une pseudo-« société civile » pour l’essentiel mutilée, car doublement réduite d’abord à une affaire de professionnels, ensuite à des membres de la très haute managerial class. Des « méritants » souvent issus des mêmes grandes écoles que leurs collègues professionnels de la politique et Macron lui-même.

On y trouve donc sans surprise un gestionnaire de grande entreprise, le directeur d’une grande école de commerce (l’ESSEC, à l’Éducation nationale, ce qui a de quoi inquiéter), une présidente d’université, l’ex-patronne de la RATP et ainsi de suite.

Que des « battants », donc. Des « méritocrates », des dominants, des « décideurs », des winners tout comme le président. L’image de la société rêvée, selon Emmanuel Macron. Une sorte de microcosme Brave New World à la Bernard Tapie.

On voit donc que la « société civile » selon Macron, c’est ce que l’on appelait dans les années 1960 la « société des cadres » (ici supérieurs). Un monde exclusivement composé de managers surdiplômés, tous idéologiquement formatés de la même façon (avec les rares exceptions de rigueur), tous labellisés, comme lui, « appellation ENA-Sciences po origine contrôlée-salaire à 6 chiffres ». Plus une championne olympique populaire (une winneuse) et un tech geek en plein trip start-up-Silicon Valley (un aspirant winneur), qui, de surcroît, remplissent le critère de « gouvernement ouvert-label diversité (black-beur) ».

On se demandait si, en sus de la grosse ficelle de « la politique autrement » que l’on nous joue depuis des décennies, Macron allait aussi nous faire le vieux coup paternaliste des token minorities (les minorités de façade) et nous prendre pour des idiots. Il n’a pas déçu.

Enfin, comme plus belle prise de guerre à Benoît Hamon et à Jean-Luc Mélenchon (car côté politique politicienne, Macron s’y entend), LA star-télé des années 1980-1990, l’immensément populaire Nicolas Hulot. Là, ça en jette !

Candidats aux législatives : endogamie sociale, revolving doors, possible corruption

Même tromperie sur la marchandise pour l’investiture des candidats novices aux législatives : quasi tous des hauts professionnels diplômés, recrutés à la va-vite par formulaire Internet et entretien téléphonique calqué sur (what else ?) les recrutements en entreprise et job interviews.

Parmi les investis estampillés « société civile » : 1 seul retraité, 1 seul étudiant, 1 chômeur, 2 agriculteurs, quasi personne du monde associatif (très révélateur !), aucun syndicaliste, aucun ouvrier, presque pas de minorités visibles, etc.

En revanche, La République en marche (LREM) investit littéralement des dizaines de lobbyistes et de « consultants » de grands groupes privés (assurances et autres géants du BTP), qui, s’ils sont élus, deviendront députés et feront donc directement les lois qui concernent leurs clients. On y trouve aussi une vice-présidente du groupe Accor, une autre du groupe Ibis, toutes sortes de directeurs et directrices des ressources humaines de telle ou telle société ou grand groupe, et ainsi de suite. Et tout cela ne semble gêner personne.

Si l’entreprise de « moralisation » macronienne de la vie politique comprend d’excellentes mesures (transparence financière des élus, etc.), elle laisse par ailleurs paradoxalement entrer le loup dans la bergerie et ouvre grand les portes à de nouvelles formes de corruption hautement toxiques, par exemple cette pratique des « portes coulissantes », des fameuses revolving doors public-privé, dont François Fillon était lui-même un fervent adepte.

La ministre des Solidarités et de la Santé vient d’ailleurs de nommer à ses côtés comme nouvel homme fort Gilles de Margerie, normalien, énarque (original...), mais surtout directeur général adjoint du groupe Humanis (mutuelles, assurances, épargne). Notre Grand Moralisateur et ses team members n’ont apparemment pas entendu parler de l’expression « conflits d'intérêt ».

Ou plutôt, ce qui revient au même, le président et sa troupe de winneurs et winneuses sont tellement imbibés d’idéologie entrepreneuriale que ce genre de conflits d’intérêt, pourtant criants, leur apparait naturels. De là d’où Emmanuel Macron vient et là où il est, comme on dit, il a sans doute du mal à voir ce que tout cela a de choquant, de répréhensible et de possiblement dangereux. Pour lui, engager des « pros », c’est normal, juste une bonne business practice.

LREM : le parti des classes supérieures

Il n’est donc pas surprenant que, comme le révèle l’examen approfondi de la liste définitive des investis LREM aux législatives 2017, publiée le 17 mai, on trouve parmi les 298 candidats dits de la « société civile » 90 % de chefs d’entreprise et CSM (couches sociales supérieures : cadres supérieurs, médecins, avocats, hauts fonctionnaires, etc.) alors que ces deux catégories ne représentent que 13 % de la (véritable) société civile française.

Pire, lors de leurs interviews, on a appris par les aspirants députés eux-mêmes qu’il leur a fallu payer pour financer leur propre campagne et avoir droit à l’investiture LREM ! Et pas qu’un peu : 20 000, 30 000 €..., peut-être plus d’après leurs témoignages convergents, à savoir une fortune pour la majorité des Français.

Comme quoi, pour Emmanuel Macron, la moralisation de la vie politique passe aussi par des places de députés… qui s’achètent. Belle République irréprochable en effet. Dans la France à Macron, il faut avoir la poche profonde pour pouvoir être un player et se faire élire. Et tant pis pour ceux qui n’auront pas le cash flow nécessaire.

Et le fait que les candidats d’autres partis, dont le Parti socialiste et Les Républicains, financent aussi leur propre campagne ne change rien à l’affaire et tend même à réduire encore cette supposée « différence » et « nouveauté » de LREM.

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Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan University (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreux articles sur la France contemporaine et la culture française.





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