Points de vue

Al-Sissi, Salan, Habré : divergences et convergences (2)

Rédigé par Jamal Mimouni | Samedi 5 Septembre 2015 à 09:00



À gauche : L’ex-dictateur Hissène Habré a été président de la République du Tchad, de 1982 à 1990, à la suite d’un coup d’État ayant renversé Goukouni Oueddei. Accusé de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de torture, il comparaît devant la justice internationale depuis le 20 juillet 2015. Au centre : Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi préside la République arabe d’Égypte depuis 2014 à la suite du coup d’État ayant renversé Mohamed Morsi. À droite : Pendant la guerre d’Algérie, le général Raoul Salan (1899-1984), chef de l’Organisation armée secrète (OAS), a participé au Comité de salut public d’Alger en 1958 puis au putsch des généraux en 1961. Condamné à la prison à perpétuité, il a été amnistié en 1968.
Nous avons vu comment le cas de l’Égypte de Sissi exemplifie la veulerie des gouvernements occidentaux et leur manque de sincérité quand ils prétendent vouloir accompagner la démocratisation du monde arabe. Pour eux, un homme fort qui mate son peuple est préférable à un président intègre amené au pouvoir par les urnes. D’ailleurs, le seul tort de Saddam Hussein à leurs yeux, qui lui a valu sa disgrâce puis sa chute, est non pas sa légendaire brutalité envers ses opposants affirmés ou potentiels ou le fait qu’il ait gazé les Kurdes, mais bien d’avoir antagonisé ces gouvernements occidentaux et de ne pas être entré dans leur jeu.

Reste à discuter de deux compères de Sissi faits de la même graine. Le général Salan devenu comploteur pour la défense d’une certaine vision coloniale de la France, alors que le général de Gaulle guidé par une « certaine idée de la France » avait eu l’intelligence de reconnaitre que l’aventure coloniale était révolue. La France se devait d’accomplir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sa mue en une nation industrielle moderne si elle voulait renouer avec sa grandeur et ne pas être marginalisée.

Et puis Hissène Habré, l’exemplaire dictateur du tiers monde, impitoyable envers toute opposition même larvée, mais qui, d’un autre côté, n’existait et ne sévissait que grâce au support de pays tels que la France et les États-Unis en contrepartie d’un sale travail à accomplir, notamment celui de contrer la Libye de Kadhafi.

Salan et le quarteron de généraux félons

Un événement extraordinaire se déroula le 21 avril 1961 : des généraux de l’armée française, dont Salan [1] prennent possession « de l’Algérie et du Sahara » dans une tentative inédite de changer l’ordre institutionnel français. En d’autres termes se déroula une tentative de coup d’État militaire dans un balbutiement incroyable de l’Histoire contemporaine alors que l’on aurait pensé que ce type d’action était révolue en Europe.

Dans son discours célèbre, le président de Gaulle décrivit le coup de force : « Voici que l’État est bafoué, la nation bravée, notre puissance dégradée, notre prestige international abaissé (...) », s’arrogant les pleins pouvoirs pour le contrer.

Vaincus et condamnés à mort, les auteurs de cette tentative désespérée d’inconditionnels de l’Algérie française se retrouvent vilipendés et au banc de l’Histoire. Le Salan de la fin des années 1950, c’est le Sissi contemporain qui lui, en revanche, a réussi son coup et est courtisé par les grands de ce monde.

L’Algérie brade son passé révolutionnaire

S’il n’y a rien de trop étrange que les gouvernements occidentaux se pressent pour accueillir Sissi le bourreau de Rabia al-Adawiyya chez eux, que l’Algérie l’ait accueilli la première, le 25 juin 2014, sur son sol en route vers le sommet de l’Union africaine représente une déchéance morale impardonnable.

Al-Sissi était jusqu’alors ostracisé par les gouvernements du monde et c’était la première visite officielle à l’étranger. L’Algérie avait jusqu’alors toujours eu un prestige des causes tiers-mondistes justes [2] inentamé malgré ses vicissitudes internes.

En fait, accueillir al-Sissi à Alger, celui qui a déclaré la guerre à son propre peuple, c’est comme accueillir le général Salan à Alger toujours si ce dernier, dans un scénario de politique fiction, aurait réussi avec ses compères son coup de force contre de Gaulle, en supposant bien sûr que l’Algérie eut été indépendante.

Pourtant, ces généraux putschistes et ces autres tortionnaires tels que Massu et Aussaresses [3] qui initièrent l’armée française à l’usage routinier de la torture et des exécutions sommaires, ont autant de crimes sur les mains que le général al-Sissi. Ce dernier a couvert sinon ordonné tous les massacres de manifestants en Égypte depuis le coup de force. On parle de 2 000 à 4 000 suspects « disparus » lors de la bataille d’Alger pour quelque 2 000 tués par le régime de Sissi parmi les opposants au coup d’État.

Mais respecter le sacrifice de nos martyrs, être imbu d’éthique révolutionnaire devrait vouloir dire que les crimes d’un Abdel Fattah al-Sissi sont aussi condamnables que ceux d’un Raoul Salan, d’un Jacques Massu ou d’un Paul Aussaresses. L’Algérie lui a permis par ce geste gratuit de se refaire une respectabilité auprès de ses pairs africains après que l’adhésion de l’Égypte fut gelée, utilisant pour cela son aura acquis au prix du sang de ses martyrs.

Le procès de Hissène Habré à Dakar, un message d’espoir

Hissène Hibré, un dictateur que l’on aurait presque oublié aujourd’hui, a gouverné le Tchad pendant les années 1980 avec une férocité inégalée. Il exécuta un putsch contre Goukouni Oueddei, président du gouvernement de transition nationale qui avait mis fin à la dictature de Malloum et Tombalbaye.

La contre-offensive de Ouddei allié à la Libye fut repoussée par Hissène Habré grâce à l’aide massive de la France et des États-Unis. La France qui n’accepte pas de putsch chez elle en supporte hors de ses frontières sans remord, voire les commandite pour ses intérêts géostratégiques.

Comme al-Sissi aujourd’hui, Habré avait les faveurs des grandes puissances, la France et les États-Unis notamment, son armée et sa police ayant été équipées massivement par leurs soins. La mission de Habré désormais au pouvoir était de prévenir les desseins expansionnistes de Kadhafi dans la région subsaharienne, mais aussi de guerroyer continuellement contre ses troupes afin de l’affaiblir. Tout cela alors que l’on fermait les yeux sur ses exécutions à grande échelle d’opposants qui atteignirent à la fin de son règne, selon Human Rights Watch, quelque 40 000 victimes.

Il est clair que les crimes de Habré n’auraient jamais atteint cette intensité sans le support massif et illimité des États-Unis et de la France à sa machine répressive. Finalement il s’enfuit quelques heures avant la chute de la capitale Ndjamena en 1990 pour un asile au Sénégal organisé par les services secrets français.

Rattrapé par la justice africaine 22 ans après, il est jugé maintenant à Dakar, au Sénégal, pour crime contre l’humanité.

Or, malgré les différences certaines, il y a des similitudes fortes entre son cas et celui d’Abdel Fattah al-Sissi. Comme le régime d’al-Sissi, celui de Habré est accusé de torture systématique d’opposants politiques, de milliers d’arrestations arbitraires et d’exécutions extrajudiciaires massives. L’article 4 de la charte de l’Union africaine, qui affirme le principe du caractère sacré de la vie humaine, le rejet de l’impunité pour des assassinats politiques, des actes de terrorisme et des activités subversives, pourrait constituer une avenue possible de réparation pour les victimes du régime égyptien sous al-Sissi.

Comme les États occidentaux ne permettront jamais que soit jugé un dictateur qui agit dans leurs intérêts, l’espoir pourrait donc venir de l’Afrique. La Cour pénale internationale (CPI), basée en Europe, exemplifie bien cet axiome, elle n’a assigné en justice jusqu’à présent que des dirigeants africains déclassés, mais jamais un Netanyahou, un Ben Ali quand il sévissait, ni un Sissi.

Al-Sissi, Salan, Habré, trois destins pour un même crime

Nous avons vu comment les grands principes moraux dont se targuent les gouvernements occidentaux sont un décor en trompe-l’œil. Les trois renégats suscités ont eu des fortunes diverses malgré leur forfaiture commune. Salan et consorts sont vilipendés, tandis qu’un al-Sissi est porté aux nues en Occident, alors qu’un Habré est sur le banc des criminels jugé par une cour de justice africaine.

Et quand bien même la politique se nourrit rarement de morale, il y a dans le déroulement des choses une causalité comme fil directeur : pour comprendre comment l’Égypte a pu s’associer à l’armée israélienne dans leur tentative d’écraser Gaza, il faut prendre en compte l’état de déchéance morale des instigateurs du coup d’État sanglant contre le gouvernement légitime de Morsi. Ceux qui peuvent massacrer leur propre peuple et confisquer sa volonté n’ont certainement aucun scrupule à collaborer avec Tsahal contre les Palestiniens. Ceux qui rechignent à appeler un coup d’État militaire pour ce qu’il est et déploient pour son instigateur le tapis rouge n’ont aucune dignité ni intégrité.

Nommer les choses par leurs noms, en plus d’avoir la vertu de parler un langage de vérité dans un paysage médiatique saturé de manipulation et de dissimulation, est fondamental pour garder une capacité de compréhension de la situation. Le monde du XXIe siècle est un monde où s’allient symbiotiquement la cruauté des uns et l’hypocrisie des autres.

Notes
[1] Salan était un des quatre généraux « usurpateurs » comme les décrivit de Gaulle. Mais vu son rôle de premier plan dans l’insurrection de mai 1958 et son rôle futur comme dirigeant de la fameuse organisation terroriste OAS après l’échec du putsch de 1961, il est pris ici comme la personne la plus représentative du « quarteron ».
[2] Ainsi il aurait été impensable sous le président Boumediene, qui apostrophait publiquement et jugeait les leaders arabes à l’aune de leur support à la cause palestinienne, que l’Algérie en soit arrivée à brader des principes fondamentaux de solidarité.
[3] Le général Aussaresses, qui fut plus tard conseiller des Bérets verts américains, a inspiré en grande partie le programme contre-insurrectionnel Phoenix au Vietnam, qui est en fait un remake de la bataille d’Alger à l’échelle du pays. Il avait fait sienne cette formule : i[« Dans la guerre [contre] révolutionnaire, l’ennemi c’est la population. »]i

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Jamal Mimouni est professeur au département de Physique à l'université de Constantine-1 et vice-président de l'Arab Union for Astronomy and Space Sciences.