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Points de vue

Les cinq raisons du coup d’État égyptien

Par Alain Gabon*

Rédigé par Alain Gabon | Jeudi 29 Août 2013 à 06:00

           


Le nouveau régime égyptien ayant désormais révélé au vu de tous sa nature meurtrière, fascisante et totalitaire – fût-il soutenu par une large partie de la population, voire la moitié ou plus ce qui ne changerait rien (Hitler était lui aussi soutenu par la majorité de la nation allemande) –, on doit s’interroger sur les motivations du général al-Sissi et de l’armée égyptienne.

En effet, la manichéenne image d’Épinal de tout un peuple mené par une « jeunesse libertaire éprise de liberté » se soulevant contre un affreux « dictateur islamiste », et celle d’une armée égyptienne apolitique et désintéressée, « père (ou mère) de la nation » qui serait spontanément venue à l’aide du bon peuple pour « sauver la patrie », cette image n’est plus tenable. Seuls de grands naïfs désinformés ou les propagandistes du régime al-Sissi peuvent encore la soutenir.

On sait maintenant que l’armée voulait et préparait ce coup d’État depuis des mois et probablement depuis les premières élections qui suivirent la chute de leur ancien chef Moubarak.

Un coup d’État préparé de longue date

Sans nier la sincérité de la rancœur et de la colère de millions d’Égyptiens contre le gouvernement Morsi et les Frères musulmans, ni les raisons propres qui ont poussé quelque 14 millions d’entre eux à descendre dans les rues lors des manifestations de fin juin 2013, on voit maintenant que les manifestants ont bien été les « idiots utiles » des militaires, ceux-ci attendaient le bon moment pour leur putsch et l’excuse parfaite pour reprendre le pouvoir et restaurer l’ère Moubarak.

Cet alibi en or, ce sont les manifestants du 30 juin qui le leur ont apporté sur un plateau.
Mais loin d’attendre passivement l’occasion, les militaires préparaient leur coup d’État depuis longtemps, et ce en coopération avec les « foulouls » (les alliés de l’ancien régime Moubarak tant dans l’appareil d’État que dans le secteur privé) et l’Arabie Saoudite.

Par exemple, on sait désormais que le haut commandement égyptien avait obtenu de longue date la garantie que le royaume viendrait au secours, notamment financier, du nouveau régime en cas d’élimination des Frères musulmans, honnis par la dynastie saoudienne.

On sait aussi comment les militaires et les « foulouls » de l’appareil judiciaire, des médias et de l’économie ont, dès le départ, orchestré une véritable campagne de sabotage et de déstabilisation du gouvernement Morsi : dissolution du Parlement, pourtant démocratiquement et légitimement élu ; refus de la police, soudain absente, d’assurer la sécurité des locaux des Frères lorsque ceux-ci furent sauvagement attaqués et brûlés dans tout le pays pendant les journées précédant le coup d’État ; créations artificielles de pénuries d’essence et de coupures de courants visant à aggraver la vie quotidienne des Égyptiens, déjà misérable, afin de les lancer dans les rues contre Morsi, tenu responsable de ces pénuries, etc.

Pénuries qui comme on le sait aussi, car cela a été très largement commenté dans les médias, cessèrent pour la plupart, miraculeusement, le jour du coup d’État ! Un peu gros pour croire à une coïncidence, surtout quand on sait que ces problèmes avaient empiré les semaines précédant les manifestations et qu’en Égypte, c’est l’armée qui contrôle la distribution d’essence.

Les cinq raisons du coup d’État

Pour la quasi-totalité des analystes et égyptologues, l’affaire est donc entendue : les militaires voulaient ce coup d’État et y travaillaient activement depuis des mois en complicité avec les « foulouls » de Moubarak et, plus tard, les idiots utiles du Tamarrod et autres anti-Morsi.

Quelles étaient donc leurs motivations principales ? On peut en citer cinq, toutes reliées.

1. Le poids de la tradition. Dans ce cas, le fait que l’armée égyptienne, contrairement par exemple à sa consœur tunisienne, a toujours été une armée hautement politique, qui plus est, une institution qui se pense et se veut au centre de la nation, son cœur et sa colonne vertébrale. En cela, elle est proche de l’armée turque des généraux putschistes invétérés d’avant l’ère Erdogan.

2. L’anti-démocratie. À ce titre, c’est toute leur suprématie que le processus démocratique du printemps arabe menaçait. L’armée égyptienne, profondément anti-démocratique (et ultraviolente comme on l’a vu pendant les mois où elle dirigeait le pays avant la transition vers Morsi et comme on le voit à nouveau depuis le putsch), n’a jamais accepté et n’acceptera jamais l’idée même de démocratie.

3. Morsi, premier président égyptien civil. Mohamed Morsi, en tant que premier Président démocratiquement élu, annonçait donc pour elle le début de la fin. Qui plus est, cela n’est pas assez souligné, Morsi était aussi le premier Président civil non issu de ses rangs, contrairement à ses prédécesseurs Nasser, Sadate et Moubarak. Il était donc doublement inacceptable et dangereux pour eux.

4. La suprématie de l’armée menacée. Pire, la façon dont Morsi se débarrassa du Conseil suprême des forces armées en juillet-août 2012 et mit à la retraite, sans ménagement, le chef des armées le maréchal Hussein Tantaoui, leur prouva qu’il avait bien l’intention de mettre l’institution militaire, jusque-là souveraine, sous la coupe du pouvoir civil. Là encore, l’exemple d’Erdogan, en Turquie, les a sans doute stimulés davantage à prendre très au sérieux cette perspective pour eux dramatique. Enfin, Morsi n’était pas de ceux qui allaient se plier aux menaces, tentatives de corruption ou chantage de l’armée.

5. Hold-up sur l’économie égyptienne. C’est donc également les intérêts économiques du haut commandement et des autres « foulouls », leur mainmise sur les richesses de la nation (on estime que l’armée contrôle entre 20 % et 40 % de l’économie nationale) qui se trouvaient, eux aussi, menacés.
Soulignons ici que loin d’être la « mère de la nation » généreuse et désintéressée que nombre d’Égyptiens naïfs et aveugles imaginent encore, le haut commandement de cette armée ressemble bien plus aux Pasdarans iraniens, cette élite des Gardiens de la révolution qui ont commis un véritable hold-up sur l’économie et les richesses de leur pays. Comme leur équivalent iranien, l’armée égyptienne se battra jusqu’à bout et éliminera quiconque menace sa juteuse entreprise.

Pourquoi les massacres ?

Pour terminer, proposons également l’idée que de même que le coup d’État était voulu et planifié, les massacres à répétitions (trois en deux mois) sont, eux aussi, voulus.

Ils répondent à une stratégie ben pensée. D’abord, on sait comment al-Sissi a refusé toutes les offres de médiations ou de négociations qui lui étaient offertes par John Kerry, par les Européens et d’autres, justement pour éviter ce dernier bain de sang que tous pressentaient.

Ensuite, cette dernière tuerie, la pire, aurait parfaitement pu être évitée en délogeant les manifestants du sit-in par des moyens certes violents, gradués mais non mortels : gaz lacrymogène, puis canons à eau, etc. L’armée égyptienne sait faire cela. Si elle ne l’a pas fait et a directement tiré dans le tas, c’est qu’elle voulait la violence et les morts.

Alors pourquoi ?
On peut le deviner sans peine : seule l’instabilité, la confrontation ouverte, une situation de guerre civile ou du moins quelque chose qui y ressemble, permettra maintenant à al-Sissi et ses pantins civils non élus comme le pathétique Adly Mansour de conserver les pouvoirs absolus qu’ils se sont octroyés.

Les massacres ne sont donc pas du pur sadisme gratuit : ils visent à provoquer les Frères musulmans, à les pousser à la violence pour créer et maintenir aussi longtemps que possible une situation d’instabilité, de menace et de conflits au sein de la population qui permettra alors au régime de maintenir l’état d’urgence et de retarder les élections libres ad vitam aeternam, en argumentant que la « sécurité nationale » ne s’y prête pas pour le moment. On reconnaît un vieux classique des coups d’État.

Al-Sissi, excellent stratège despotique, a bel et bien mis la transition démocratique échec et mat.

* Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférence. Il est l’auteur de nombreuses présentations et articles sur la France contemporaine.





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