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Lionnes et gazelles

Révolutions arabes : les « cheikhs » face aux « chabab »

Par Mehrézia Labidi-Maïza*

Rédigé par Mehrézia Labidi-Maïza | Mardi 19 Avril 2011 à 01:55

           

Il n’y a pas que les dictateurs et leurs régimes corrompus qui ont été ébranlés par la révolution de la jeunesse arabe. Les leaders religieux, ou les « cheikhs » selon la terminologie religieuse, ont, eux aussi, ont été durement testés.



Qu’ils soient muftis, prédicateurs dans leurs mosquées ou à la télévision, ils étaient sommés de réagir aux révoltes des peuples. Le résultat de ce test populaire n’a pas été concluant pour tous : certains ont échoué, d’autres se sont rattrapés à temps, d’autres encore ont peiné à réussir, seuls quelques-uns ont réussi haut la main.




Les recalés

Inféodés au pouvoir, les cheikhs officiels ont délivré des fatwas sur commande, interdisant les manifestations sous prétexte qu’elles représentaient une forme de contestation du pouvoir des dirigeants (wali al-amr), interdite par l’islam.

Les éminents membres du Haut Conseil religieux saoudien ont condamné l’acte d’immolation de Mohamed Bouazizi, n’y voyant là qu’un acte de suicide proscrit par la religion. Une analyse étriquée et à mille lieux des réelles souffrances et préoccupations des jeunes Arabes et musulmans. Le verdict populaire ne s’est pas fait attendre. Ces religieux ont échoué à suivre le rythme des peuples.

Les mitigés

Les cheikhs salafistes « indépendants » se sont scindés en deux groupes. À l’instar d’Al-Houwayni – le cheikh le plus en vue à Alexandrie –, certains ont interdit aux jeunes de manifester dans la rue par crainte de fitna (désordre). À en juger par le nombre des salafistes investissant les rues égyptiennes, les ouailles n’ont pas écouté cet appel. Ils ont même chanté l’hymne national, accompagné de musique ! Acte révolutionnaire s’il en est, compte tenu de la proscription de la musique par ce courant.

D’éminents cheikhs salafistes ont pourtant pris part à la révolution comme cheikh Hassan, le téléprédicateur qui a rejoint la place Tahrir après quelques hésitations. Le champion des foules a sans conteste été Safwat Higazi, qui a prouvé être plus égyptien que salafiste. L’« imam chevalier » – ainsi surnommé pour avoir fait le tour de la place Tahrir à cheval pour remonter le moral des révoltés –, rallia les manifestants dès le premier jour et fit de son corps un rempart contre les coups assénés par les voyous du régime, le « mercredi de la honte », le 26 janvier.

Les rachetés

Pour les azharites, le test a été rude aussi. Leurs dirigeants, à commencer par le grand cheikh d’Al-Azhar Ahmed Tayeb, ont bel et bien été piégés par leur fonction.

Ce dernier a effectivement reconnu le droit de manifester et dénoncé la violence perpétrée contre les manifestant mais il les a invités à retourner chez eux... Un habit de grand cheikh bien étroit du fait d’avoir été nommé par un président contesté...

Les plus jeunes cheikhs, ceux qui représentent la base et enseignent dans les lycées et les facultés, ont, quant à eux, répondu présents sur la place Tahrir, tout en portant leur habit distinctif d’Al-Azhar. Tout un symbole [lire l’encadré].

Les gagnants

Al-Qardawi et ses disciples de l’Union internationale des savants musulmans, grands vainqueurs du test populaire ? L’observateur perspicace ne peut que le constater. Dès le commencement du soulèvement des jeunes de Sidi Bouzid, en Tunisie, après l’immolation de Bouazizi, Yusuf al-Qardawi choisit son camp : celui des jeunes révoltés. Selon ce haut dignitaire religieux égyptien, qui détient la nationalité qatarie, le but de Bouzizi, en commettant son acte désespéré, n’était pas de se suicider mais de dénoncer l’injustice. Une véritable brèche dans le mur opaque et uniforme de la théologie islamique.

Non seulement al-Qardawi admet le droit de contester le dirigeant quand il est oppresseur et injuste, mais il va jusqu’à tolérer une forme extrême de protestation : l’immolation par le feu !

« Ô vous, enfants d’Égypte ! »

Le prêche du vendredi, dit « vendredi de la victoire », du 18 février 2011, prononcé par al-Qardawi sur la place Tahrir devant des milliers de manifestants, mérite d’être analysé de près. À cet instant, comprenant finement la psychologie des foules, al-Qardawi s’est adressé non pas seulement aux musulmans mais à tous les Égyptiens. Il a dérogé à la forme classique du prêche. Au lieu de commencer par « Ô vous, les croyants ! », il dit : « Ô vous, enfants d’Égypte, musulmans et chrétiens, ce jour de victoire est le vôtre ! » Il remercie ensuite les coptes pour avoir protégé leurs concitoyens musulmans en prière le 18 janvier 2011.

Rappelons que, ce jour-là, les coptes avaient aussi prié en psalmodiant un psaume qui rappelle que la violence et l’injustice sont proscrites et avaient remplacé « peuple de Dieu » par « peuple d’Égypte » dans leur lecture. Cheikh al-Qardawi rend ainsi hommage aux jeunes qui sont les vrais leaders du mouvement révolutionnaire et encourage la réconciliation entre coptes et musulmans.

Après avoir montré sa solidarité avec les Tunisiens et les Égyptiens dans leurs révoltes contre le despotisme, al-Qardawi s’est engagé de façon encore plus radicale contre le dictateur lybien en le qualifiant de « fou » et de « criminel de guerre », appelant les officiers de Muammar Kadhafi à lui désobéir. De telles prises de position ouvriront-elles la voie vers une nouvelle théologie de la libération dans le monde musulman ?


MÉMOIRE D'AL-AZHAR

Pour les jeunes cheikhs, porter l’uniforme d’al-Azhar au milieu des manifestants de la place Tahrir n’est pas anodin. Il a rappelé à l’esprit des Égyptiens le temps où l’université Al-Azhar avait engendré plusieurs leaders et patriotes égyptiens.

Quand les étudiants et les cheikhs d’al-Azhar contestaient la colonisation française (durant la campagne de Napoléon, 1798-1801) et anglaise (durant le protectorat anglais, 1914-1922). Quand ses étudiants étaient à la tête des manifestations qui appelaient à l’indépendance de l’Égypte (1936), avec les partis séculiers comme le Wafd.

En 2011, ces images historiques ont été réveillées dans la mémoire collective égyptienne par cette scène touchante unissant ce jeune cheikh azhari portant le Coran d’une main et de l’autre serrant le bras d’un chrétien portant sa croix.

Révolutions arabes : les « cheikhs » face aux « chabab »
Première parution de cet article, dans Salamnews, n° 24, mars 2011


* Coordinatrice du réseau Femmes de foi pour la paix, coprésidente de Religions pour la paix International et co-auteure de Abraham, réveille-toi, ils sont devenus fous ! (avec Laurent Klein, Éd. de l’Atelier, 2004), Mehrezia Labidi-Maiza enseigne la traduction des textes théologiques à l’Institut européen des sciences humaines (IESH).







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