Connectez-vous S'inscrire

Points de vue

Egypte : les Frères musulmans confrontés à une nouvelle culture politique - Entretien avec Khaled Hamza, rédacteur en chef de Ikhwanweb

Par Patrick Haenni*

Rédigé par Patrick Haenni | Mercredi 16 Février 2011 à 00:00

           

Le soulèvement égyptien a bénéficié du soutien des Frères musulmans. Mais il ne laissera pas les Frères musulmans inchangés. Pour Khaled Hamza, rédacteur en chef du site des Frères en anglais, Ikhwanweb, la révolution de janvier consacre l'arrivée d'une nouvelle génération politique, en rupture profonde avec le positionnement des dirigeants actuels de la confrérie. Religioscope s'entretient avec lui sur les transformations en cours au sein de la confrérie.




Khaled Hamza : « Le discours des Frères a eu l'intelligence de ne pas islamiser la révolution. »
Khaled Hamza : « Le discours des Frères a eu l'intelligence de ne pas islamiser la révolution. »

Comment s'est organisée la mobilisation des Frères dans la dynamique de contestation que l'Egypte a connue ces deux dernières semaines ?

Khaled Hamza : Tout a commencé quelques jours avant le jour anniversaire de la police égyptienne, le 25 janvier. L'initiative n'est pas venue d'une quelconque force politique instituée, mais de différents groupes de jeunes blogueurs, comme les jeunes cyberactivistes Frères musulmans, le groupe de soutien à la candidature de Mohamed Baradaï, le groupe « Nous sommes tous Khaled Saïd » (du nom d'un jeune mort sous la torture à Alexandrie), le groupe de cybersurveillance électorale RNN.News2 (devenu un haut lieu de l'activisme anti-Moubarak pendant le soulèvement) et le groupe du 6 Avril (né d'une campagne de solidarité avec les protestations ouvrières dans le Delta).
En quelques jours, grâce à ces groupes, 1 million de personnes en Egypte avaient été invitées à descendre dans la rue pour protester contre le régime à l'occasion de la journée de la police. La communication virale via Facebook a parfaitement fonctionné.
Chez les Frères, ce sont les jeunes qui se sont d'abord mobilisés : les militants estudiantins de l'université d'Aïn Chams et de l'Université du Caire en particulier. Ils étaient en lien sur Facebook avec un certain nombre de dissidents des Frères musulmans, qui avaient quitté le mouvement suite à leur activité sur les blogs et sur Facebook. Ce sont ces dissidents qui ont joué le rôle de lien entre les sections estudiantines des Frères et les mouvements protestataires : les différents cyberactivistes et plusieurs formations de la gauche, comme le courant « Justice et liberté » ou le courant « Hashd » des socialistes révolutionnaires.
Les jeunes ex-Frères ont été le lien et ont projeté les jeunes Frères des universités dans le mouvement, alors que le leadership des Frères hésitait à lancer le mouvement dans la protestation. D'une part, parce qu'ils se méfiaient de ces mouvements de protestation qu'ils connaissent mal. D'autre part, car ils craignaient les contrecoups de la répression. Mais ils ne voulaient pas répéter l'erreur du 6 avril (les Frères n'ont pas soutenu la grève générale de soutien aux ouvriers de Mahalla le 6 avril 2008).
Leur position a été ainsi prudente : ils acceptent le principe de participation, mais en catimini. Ils n'envoient que quelques figures, plus précisément certains anciens parlementaires et quelques membres du bureau de la guidance (l'instance exécutive dirigeante au sein des Frères, NDLR), accompagnés d'un nombre très limité de supporters recrutés dans les organisations de jeunesse des Frères. Ils décident aussi de circonscrire leur mobilisation à certains gouvernorats seulement. Ils ne tiennent pas compte du veto donné à leur participation par la Sûreté de l'Etat, qui convoqua tous les responsables des bureaux régionaux ainsi que quelques responsables de bureau de la guidance.
Mais la logique à la base a échappé à la direction : alors que la direction des Frères était dans une orientation de profil bas, les jeunes Frères des universités de Ain Chams et du Caire ainsi que de certaines universités privées se coordonnaient déjà entre eux et indépendamment de la direction pour organiser cette journée avec les mouvements de protestation. Les dirigeants de la confrérie étaient au courant et ont laissé faire.

Pourtant, le 28, la politique de la direction change...

Khaled Hamza : Oui, le 28, alors que la répression avait déjà commencé à se manifester, les Frères décident d'engager le noyau de l'organisation. Ils ont compris que, cette fois, ils seront au milieu de la population, qu'ils ne seront pas les seuls.
Pendant trois jours, du 25 au 28, les Frères ont mis toutes les forces qu'ils ont pu dans la bataille, au Caire comme dans les provinces : toutes les sections de l'organisation ont été mobilisées, les mosquées ont également été un tremplin de mobilisation (pendant trois jours, du 25 au 28). Sur la place Tahrir, ce qu'on appelle maintenant la « razzia du chameau », a été mise en échec d'abord par les Frères sur la place Tahrir, mais au prix de nombreux martyrs (ndlr : le régime avait lancé les gros bras des bas quartiers sur la foule, l'un d'eux s'y jeta au galop avec son chameau, d'où le nom.
La razzia du chameau fait aussi référence, en clin d'œil, à la guerre que menèrent les partisans de Abdullah Bin Saba, accusé d'avoir sa part de responsabilité dans la mort du troisième calife Uthmân, contre l'armée de Aisha (une des femmes du prophète Muhammad).
Mais, outre la mobilisation numérique, il faut noter un changement de cap fondamental : pour la première fois de leur histoire, les Frères ont renoncé à sortir les grands slogans comme « l'islam est la solution » et n'ont pas brandi des exemplaires du Coran. En lieu et place, ils ont parlé de démocratie, de pain, de revanche pour les martyrs tombés. C'est un changement historique.

Où se situe plus précisément le changement ?

Khaled Hamza : Il se situe dans l'esprit par lequel les jeunes ont mené campagne. Regardez par exemple la politique du groupe de RNN.News2 : le but était de transmettre des faits, de décrire, pas d'aborder les événements d'un point de vue de propagande.
RNN.News2, ce sont la plupart des volontaires, proches des Frères, tous des jeunes. Ils avaient constitué un réseau de 160 à 170 correspondants sur le terrain, étaient sur tous les fronts, alimentaient le site en images et permettaient aux chaînes d'opposition comme Al-Jazeera et Al-Hiwar de relayer ces images sur le petit écran. Il n'était jamais question de grands slogans, ni de propagande, ni de prosélytisme, mais de faits.
Le discours des Frères a eu l'intelligence de ne pas islamiser la révolution. Notre révolution n'est pas islamiste, et nous n'avons pas de demandes islamiques, car c'est la réalité de la révolution égyptienne. Nous avons du coup récusé immédiatement les tentatives d'islamiser cette révolution telle qu'elles se sont manifestées dans les déclarations de Al Qaeda et de Khamenei.
L'appel au jihad était absurde et complètement décalé, alors que cette révolution précisément reposait sur une volonté de non-violence.

D'accord, il y a bien une culture Facebook et une partie des Frères s'y inscrivent; mais qu'en est-il des Frères dans les provinces ? Correspondent-ils, eux aussi, à l'esprit de la place Tahrir ?

Khaled Hamza : Les réseaux sociaux dans les provinces existent bien sûr, mais les mobilisations s'y sont faites sur des modes beaucoup plus traditionnels. Dans les campagnes, c'est la hiérarchie traditionnelle qui a joué.
Les Frères ont mené une stratégie efficace de dispersion. Même avec ses 1,6 million de membres, la sécurité nationale n'a pu contrer une stratégie de mobilisations simultanées dans les villes de province et, à plusieurs endroits, elle a été incapable de tenir la rue, a épuisé ses munitions et a été contrainte de se retirer.
Par contre, dans les campagnes aussi, les Frères ont compris qu'il fallait suivre la révolution et non la politiser, et renoncer à utiliser des slogans propres aux Frères. Ils ont donc eu que des demandes minimalistes, touchant la démocratie et la question sociale, ce qui leur a permis de rallier une bonne partie de la population et de descendre en masse, en particulier à Alexandrie, à Kafr al Shaykh, à Dimiat, à Mansoura.

Est-ce que ce nouvel esprit de jeunes Frères a des chances de trouver une place dans la hiérarchie des Frères ?

Khaled Hamza : Ce courant de jeunes de 20 ans est maintenant convaincu qu'il détient une légitimité révolutionnaire. Il sait qu'il n'appartient à personne et qu'il n'a pas besoin de s'appuyer sur des référentiels anciens.
Le référentiel de ces jeunes, ce ne sont plus les vieux. La légitimité historique de la vieille garde qui a souffert dans les prisons nassériennes s'est éteinte avec la révolution de janvier 2011. Et la légitimité électorale de ceux qui se sont engagés dans le processus électoral depuis les années 1980 au prix de nombreuses compromissions a été également sérieusement mise à mal. Le 25 janvier est la légitimité qui va déterminer largement le futur des Frères.

Concrètement, à qui va bénéficier la révolution au sein du mouvement ?

Khaled Hamza : Partons du début: quels sont les gains et les coûts du point de vue des Frères ? Tout d'abord, ils ont réussi à faire partie du mouvement qui a fait chuter le dictateur. Mais cela a un prix : la tension croissante entre la société (al oumma) et l'organisation des Frères. Car l'organisation, comme structure organisationnelle, se nourrissait de la répression ; mais, avec la révolution, elle a beaucoup perdu : jamais auparavant on n'avait vu autant de jeunes refuser les ordres de la hiérarchie et descendre dans la rue, bravant parfois les réticences de leurs supérieurs hiérarchiques.
Par ailleurs, l'expérience des dissidents des Frères, qui ont quitté la confrérie, car ils la trouvaient trop oppressante, a été une réussite : la révolution les a remis sur le devant de la scène. Autre échec pour la hiérarchie.
Mais surtout, les convictions traditionnelles des Frères ont été complètement invalidées par la révolution : la structure pyramidale des Frères a été redoublée par d'autres formes d'organisation et de mobilisation. Parmi les jeunes Frères, l'idée qui domine maintenant, c'est que l'option historique de Hassan al-Bannah de changement progressif de la société « par le bas » (par l'individu, les familles, etc.) a été une erreur. Les jeunes comprennent qu'ils ne sont pas enfermés dans un dilemme entre une stratégie de transformation par le bas, par l'encadrement de la société, et une stratégie « par le haut », putschiste et violente. Entre les deux, ils découvrent une autre voie : la protestation civile pacifiste de masse, la stratégie des « manifestations du million ».

Le nouvel esprit, c'est la définition de nouvelles stratégies de changement. Est-ce aussi une nouvelle vision des finalités du changement, du projet social et politique ?

Khaled Hamza : Les mutations sont profondes. Tout un débat au sein des Frères est maintenant lancé sur la question de la nature même de l'Etat.
Les jeunes disent : nous voulons un Etat pour des musulmans, pas un Etat islamique. La ligne directrice qui les oriente consiste à dire que l'Etat qui préserve les libertés publiques, la justice sociale, la séparation des pouvoirs, l'égalité et de tenir les dirigeants pour responsables de leurs actes – que cela est l'Etat qui, selon nous, garantit les grands buts de la sharia (maqâsid al-sharia).
Qui dit encore que nous voulons l'Etat islamique, ce qui aurait pour seul effet de nous attirer l'hostilité des autres forces qui ont aussi pris part à la révolution? Il y a des nouvelles idées, un tremblement de terre intellectuel qui est en train de se produire parmi ces jeunes, et dont la théorisation commence tout juste.
Imaginez : maintenant, c'est un groupe de 25 personnes, « coalition des jeunes de la révolution du 25 janvier », issus de la mouvance des militants de la place Tahrir, qui mène les discussions avec l'armée sur la nature de la transition, sur les demandes des manifestants.
Ce sont eux qui ont, par exemple, exigé le départ du gouvernement intérimaire en place, considérant qu'il fait la part encore trop belle aux personnes corrompues de l'ancien régime. Les dirigeants du bureau de la Guidance ont été stupéfaits de voir trois jeunes des Frères, tous en dessous de 35 ans – l'un de moins de 25 ans, avec moins de deux ans d'ancienneté – prendre la direction des discussions avec l'armée sur le devenir de l'Etat.
D'un moment à l'autre, ils sont devenus des révolutionnaires, puis des dirigeants politiques ! Et la vieille garde n'a rien fait, car elle n'a rien pu faire : le processus de consultation avec l'armée s'est fait sans eux, ce sont les militants sur la place qui ont choisi leurs hommes – dont des Frères, car les Frères en faisaient partie – mais ils voulaient des Frères de la place, dépositaires de la légitimité révolutionnaire que leur confère la présence dans la rue. Ils ont complètement court-circuité la hiérarchie.

L'espace de ce dialogue n'est-il pas limité aux jeunes Frères tournant autour de la place Tahrir et quelques jeunes Frères mobilisés sur Facebook ? Quelle chance a-t-il de ne pas rester simplement un mouvement de jeunes urbains éduqués ?

Khaled Hamza : Il y a eu des réunions entre les jeunes et les cadres. Les cadres se plaignent aux jeunes et leur disent : « Cessez de dire que c'est une révolution de jeunes. Il y a des précédents, vous n'êtes pas les premiers à lutter. »
Pour moi, les jeunes ont fait ce que nous n'avons jamais réussi à faire. Il faut penser à la révolution comme un moment fondateur, et comme un moment formateur d'une nouvelle génération politique qui ne croit pas à l'orientation de l'ancienne garde.
Le décalage est complet entre une vieille garde frileuse, refusant le coup d'Etat et les révolutions, voulant le changement à partir de la société et ces jeunes qui pensent le changement par l'Etat, par le haut.
Et c'est là que les ex-Frères, par leurs contacts avec la gauche, les socialistes révolutionnaires ont joué un coup décisif. Ils se sont projetés en dehors d'une ligne historique de plus de 80 ans.
Les Frères ne pourront plus, après la révolution de janvier, revenir à leurs orientations passées et recommencer à lancer des slogans religieux. Ils doivent se mettre à croire sérieusement à l'option de l'Etat, à s'intégrer dans la société, ouvrir leur organisation et intégrer l'esprit de la révolution.
Cela va être un dilemme profond pour la confrérie. Soit une stratégie organisationnelle intelligente au sein des Frères se met en place, appelle à de nouvelles élections globales au sein du mouvement, révise les formes d'allégeance entre Frères, amende les règlements internes pour intégrer les jeunes, et en particulier les jeunes révolutionnaires ; soit on verra des départs importants de Frères et la formation de partis islamistes qui reprendront à leur compte l'héritage de l'école de pensée des Frères mais en s'opposant à l'organisation mère. Ce qui serait un coup très sévère pour cette dernière. Et les Frères perdraient beaucoup, notamment au Caire.



* L'entretien avec Khaled Hamza s'est déroulé le 12 février. Il a été mené par Patrick Haenni, qui a également assuré la traduction de l'arabe en français. Patrick Haenni est chercheur à l'Institut Religioscope. Il est l'auteur, notamment, de L’Ordre des caïds, conjurer la dissidence urbaine au Caire (Éd. Karthala, 2005) ; L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005)







SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !