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Points de vue

De la gestion de nos apparences : pour une éthique de la visibilité religieuse

Par Abd al Hakim Chergui*

Rédigé par Abd al Hakim Chergui | Mardi 16 Avril 2013 à 00:00

           


Habiller sa foi pour mieux l’offrir au monde, faire montre de son appartenance religieuse ou plus généralement révéler une simple opinion par un vêtement, un cri ou un geste ont de tout temps renvoyé l’individu à l’exercice de sa liberté d’homme. L’idée, quoique fondamentale, n’est pas nouvelle. Elle sédimente, depuis l’aube des temps, chaque message à son support, toute pensée à son vecteur d’expression. Ainsi, du trait rupestre éternisant un mammouth sur la paroi rocheuse d’une grotte à la révolution contenue dans les interlignes d’un manifeste, en passant par les paroles d’un chant portées par une mélodie jusqu’à nos oreilles, tout, ici-bas, met en lumière le caractère indissociable d’une conscience humaine qui s’exprime, et la projection de cette même expression dans notre univers.

Considérer que le droit d’avoir une conviction religieuse et le droit de l’exprimer à sa guise sont intriqués, au point d’en être indivisibles, fait désormais l’objet d’un consensus. Sans que cela nous trompe cependant sur leur application effective, ce consensus se retrouve dans les principales références juridiques nationales et internationales.

Pour ne citer qu’elles, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont la place au sein du bloc de constitutionnalité est désormais bien acquise, ainsi que la Convention européenne des droits de l’homme, qui investit chaque jour davantage les réalités du droit, en fournissent, à près de deux siècles d’écart, des illustrations significatives.

Honneur aux révolutionnaires, l’article 10 de la Déclaration de 1789 l’évoque dans son célèbre libellé : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » La Convention européenne, norme de référence du Conseil de l’Europe, proclame, quant à elle, dans son article 9, alinéa premier : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

Cette indivisibilité rappelée, il doit être redit que, sauf à aboutir à sa propre négation, l’exercice d’une liberté ne saurait être absolu. En d’autres termes, être libre, c’est s’imposer un devoir d’user intelligemment de nos « capabilités ». Assumer cette liberté, dont il plaît à tout croyant de penser qu’elle est un des dons les plus précieux de la Providence, c’est s’initier à l’exercice, ô combien périlleux, de la responsabilité.

Notre éthique se révélera ici. C’est précisément au nom et à partir de cette responsabilité que seront dégagées les orientations éthiques qui protégeront la visibilité de la présence musulmane des deux extrêmes qui la guettent : l’exhibition, cette tendance à s’imposer à la vue d’autrui de manière aveugle, et l’invisibilité, cette propension à conforter la cécité des autres.

Du reste, il est encourageant de savoir que, quelle que soit l’immensité de la tâche à accomplir pour la faire renaître, cette éthique n’est pas à inventer. Qui porte son regard vers le passé sait qu’elle a en fait constamment jalonnée l’Histoire musulmane et la culture arabe. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler certaines des plus profondes sagesses gravées par le temps et l’usage : « Lorsque tu t’assoies parmi les aveugles, ferme les yeux ! »

De même gardera-t-on en mémoire l’attitude du Prophète Muhammad − sur lui la Paix éternelle − lorsqu’il entreprit de dicter une correspondance destinée à un dirigeant étranger. Au moment d’apposer son sceau sur le parchemin (qui figurait, comme on le sait, sur le chaton de sa bague et comportait l’inscription : « Muhammad, Prophète d’Allah »), son cousin Ali lui fit remarquer très à propos que cette mention risquait de nuire à la bonne réception du message par ses destinataires, qui niaient toute prophétie. Sans égard pour d’autres considérations que l’intense conscience de ses responsabilités, il effaça une partie de sa signature, ne laissant plus apparaître alors que : Muhammad, fils de Abdullah.

L’éthique contre l’étiquetage

Néanmoins, fixer les limites d’une saine visibilité musulmane aux excès de manifestation et d’effacement, au m’as-tu-vu, d’un côté, et au furtif, de l’autre, est réducteur. Les enjeux véhiculés par notre liberté d’être musulman et de le montrer sont, à la vérité, infiniment plus larges et plus profonds que les strictes problématiques liées à la longueur d’un tissu, à sa couleur, à ses coutures ou à son statut canonique. Il nous faut dépasser, et cela est heureux, les contours de notre modeste ombre pour aller au-delà et en montrer plus. En soi, cette démarche est vitale. Il en va de la différence qu’il peut y avoir entre une banale existence et la vie véritable, du sens de nos principes et de la fidélité qu’on leur accorde, tout autant que de l’essence même de notre message, du cœur même de son sens.

Poser la question de notre visibilité, c’est dire notre être, mais aussi notre non-être, au monde. C’est dire qui nous sommes, qui nous croyons être et qui nous voudrions être. Cela implique également de s’indigner de toutes formes de stigmatisation, celles qui nous confortent comme celles qui nous déplaisent, et de refuser les étiquettes dont nous sommes affublés par la promotion d’une éthique de la gestion de nos apparences. L’éthique contre l’étiquetage en somme.

Envisagé de la sorte, et si l’intention qui l’anime n’est pas dévoyée, le port d’un hijab peut légitimement être perçu comme un outil de précision humaine, un instrument d’optique anthropologique en quelque sorte. Dieu, qui l’a institué, n’en a pas plus fait un étendard pour des hommes en manque de virilité qu’un linceul destiné à draper les ambitions sociales avortées des femmes. S’il n’a d’autre but que de rapprocher une femme au Dieu qu’elle aime plus qu’elle-même, son sens est néanmoins contingent et pluriel. Chacun lui accordera celui qui le convainc, en sincérité, spirituellement.

À mes yeux, il doit être vu à la fois comme une tenue (doit-il être répété que le hijab ne couvre pas que les cheveux ?) et une attitude permettant de régler la mire d’autrui. A l’instar de cet œil que l’on ferme d’instinct pour mieux viser, il permet à celle qui le porte de se faire la focale de la vision de l’Autre : « Je ne suis pas ici, rétorqua-t-elle, tout en promenant ses mains sur son corps. Regarde mieux. Puis, pointant son doigt à l’endroit de son cœur : Je suis là ! » C’est pourquoi le hijab est en soi une invitation à la profondeur. C’est aussi la raison pour laquelle, en ces temps de superficialité glorifiée, il est tellement décrié et combattu. L’apparent qui cache le visible pour mieux en montrer le véritable… Kant ne décrivait-il pas très exactement cette réalité lorsqu’il écrivait : « L’apparence requiert art et finesse ; la vérité, calme et sérénité » ?

Créer du lien humain

Dès lors qu’on daigne accorder au sujet un regard plus pointu, nous constatons que ce que nous montrons de nous-mêmes fait toujours sens. L’image que nous renvoyons aux autres est toujours génératrice d’une signification dont nous sommes responsables devant Dieu, pour sa moralité, et quelquefois devant les hommes, pour sa légalité.

Pour ce qui nous concerne, nous musulmans, conscients que nos gestes et nos tenues sont à la fois messagers et messages, il semble que cette éthique puisse se fonder sur une logique assez simple : celle de créer du lien humain tout en le protégeant constamment de l’ivresse des nudités et de l’hypocrisie des modes marchandes.

Lien humain ? Classiquement, le droit musulman use du bon sens et de la raison comme pierres angulaires de sa production. C’est en toute logique qu’il ne nous impose pas (nous parlons ici d’ordre, obligatoire et coercitif) d’adopter une tenue ou un comportement vestimentaire face aux autres colocataires de la Création. Ce lien ne peut être l’apanage que des fils et filles d’Adam, seuls et ensemble. C’est ainsi qu’une femme musulmane n’a aucunement à se couvrir la tête ou à camoufler ses parties intimes devant un castor, une perche du Nil, un animal de compagnie ou un djinn.

Ivresse des nudités ? Parce que selon le bon mot de Benjamin Noctuel : « La nudité est une absence de vêtements qui ne manque pas d’effets », elle est le premier et le plus puissant des aimants à aimants. Parce que, impudique, elle est le signal de la chair, réservée à l’amour de l’intime et au confort de l’intimité, elle ne peut servir à la connaissance de son prochain. Parce qu’elle est à la fois ensorcellement, émerveillement et ivresse, mais permise par Dieu et louée en islam, As-Suyûtî l’appelait avec sagesse : « la magie licite ».

Hypocrisie des modes marchandes ? Quoiqu’en dise la doxa, quel cerveau honnête peut nier que le corps de l’homme (de la femme serait plus adapté) est désormais entré dans le commerce et que, à l’instar de tout ce que la nature fournit, il tient tout naturellement sa place dans la liste des inventaires du magasin mondial, entre un savon de bas de gamme et un yoghourt qui fait maigrir.

Si l’on s’attache à cette tentative de définition d’une éthique musulmane de l’apparat, devront logiquement être considérées comme contraires aux valeurs de l’islam toutes les expressions, vestimentaires et autres, qui, par une couleur ou un symbole, constitueront une entrave à la création de relations entre individus ou qui auront pour effet de soumettre celles-ci à la chosification des corps humains ou à toute autre forme de négation de leur liberté.

Si tant est qu’on veuille bien garder en mémoire que le mot religion vient du verbe latin religare (créer du lien, relier), l’enjeu de la visibilité religieuse n’est plus tellement de savoir si nous avons le droit de nous montrer ou celui d’opter pour toutes les dérogations nous permettant de nous cacher. Le seul enjeu qui vaille tient en cet unique devoir, le premier de tous, à cet ordre divin nous forçant à cheminer entre, sans jamais effleurer aucun des deux, paraître et disparaître, à cette invitation râpeuse au toucher mais tellement sensuelle pour nos âmes : être. Ne l’oublions jamais. Et avançons dans la lumière de qui nous sommes.


* Abd al Hakim Chergui, membre du Comité 15 mars et libertés





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