Points de vue

Théodicée musulmane : quelle justice divine ?

Rédigé par Adel Taamalli | Mardi 22 Octobre 2013 à 21:14



Lorsque l’on analyse l’Histoire, on est effaré du long déclin de l’islam, à tel point qu’il a fini par tomber, dans sa quasi-intégralité et pendant un siècle, sous la coupe européenne. Qu’il est loin le temps de son âge d’or, celui qui aurait donné à penser à tout observateur extraterrestre averti, s’il avait existé, que les pays musulmans étaient le phare de l’humanité !

En tant qu’« homo islamicus », c’est-à-dire être croyant au fait que Dieu gouverne le monde, nous devons nous interroger de la raison de cela, en (re)créant une théodicée musulmane, qui chercherait à trouver les justifications du mal apparent du déclin musulman dans les fins que Dieu se donne pour l’humanité. Et se servir, pour ce faire, de la philosophie occidentale qui a, pour l’instant, atteint le plus haut degré parmi toutes celles de l’Histoire…

La théodicée

La théodicée fut un terme inventé par Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand des Lumières (Essais de théodicée, 1710). Il s’agissait de démontrer, malgré le fait que le mal semble régner tout au long de l’Histoire, la fausseté de l’apparente contradiction entre la Toute-Puissance de Dieu et Sa bonté, d’une part, et l’existence de ce mal, d’autre part.

Sans faire de digression, la théodicée de Leibniz tenta de dégager le sens de l’Histoire voulu par Dieu. D’en expliciter la fin ultime au regard des événements qui parsèment la vie des peuples. De rendre compte de ce qui est l’étymologie même du mot « théodicée », à savoir la justice divine.

Pour les chrétiens, dont la doctrine a fortement influencé la théodicée occidentale à tel point que Friedrich Hegel, par exemple, s’en réclame lorsqu’il décrit l’Esprit gouvernant le monde dans ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire (1840), le cours du monde et son mal apparent peuvent s’expliquer par le péché originel, ce moment où l’homme, fautif face à Son Créateur en mangeant la pomme de l’Arbre de la connaissance, fait naître en lui et en sa descendance l’idée du mal.

Mais, pour les musulmans, Dieu ayant accordé Son pardon à Adam et Ève, c’est ailleurs qu’il faut trouver les fondements d’une théodicée islamique. Car il n’y a pas de pêché originel dans l’islam, qui considère chacun responsable de ses seules actions.

Cependant, la théodicée, sans même qu’il y ait utilisation de ce mot, est abordée dans le Coran. Elle l’est principalement dans la sourate 18, « La Caverne », lorsque Moïse, accompagnant un homme mystérieux qui cause du mal au sein de populations rencontrées, lui explique les raisons de ce mal qui, si elles sont cachées, n’en existent pas moins selon une fin que Seul Dieu connaît (versets 60 à 82).

Mais alors, pour nous, musulmans, convaincus que l’islam est la vraie religion pour Dieu, peut-on traduire cette fin dans notre pensée ?

L’islam n’a pas fini son Histoire

Beaucoup ont cherché à trouver dans l’Histoire la fin que Dieu se donne pour l’humanité.

Ainsi de Hegel qui affirme que c’est l’Esprit divin qui gouverne le monde, grâce à l’apparition successive d’Esprits particuliers présents au sein de chaque peuple. Ces derniers tendent à faire émerger l’Idée (la volonté première de Dieu présente avant la Création) par le développement et la consolidation de la Liberté en chacun des hommes. Bien évidemment, et cela ne doit pas être pris comme un reproche mais comme un constat, dans la perspective hegelienne de l’Histoire, c’est l’Europe qui tient le beau rôle...

Tandis que, de nos jours, certains se complaisent dans cette idée hegelienne, comme Francis Fukuyama qui prophétisait la « fin de l’Histoire » puisque le libéralisme et la démocratie, inventés par l’Europe, seraient les genres de vie collective efficients pour l’homme, et ne trouveraient plus d’adversaires sur le chemin de leur déploiement à l’échelle planétaire, la défaite du communisme consommée (La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, 1992), nous sommes un certain nombre de musulmans à ne pas faillir dans notre idée que l’islam est la religion agréée par Dieu. Non pas que notre religion doive se poser en obstacle à la démocratie et au libéralisme. Mais simplement, en disant cela, nous pouvons précisément nous donner un sens à notre propre Histoire, et une fin islamique à l’Histoire.

Mais quelle serait la théodicée musulmane qui nous révélerait cet objectif ultime ?

La théodicée musulmane

Continuons notre explication de ce que doit mettre au jour une théodicée musulmane en nous servant encore de la philosophie de l’Histoire d’Hegel, puisque son contenu ne peut être invalidé d’un seul trait sans qu’un penseur musulman en prenne, au préalable, connaissance (voir l’article que j’ai rédigé sur les principes de l’occidentalisme islamique).

Il y est dit que, « de même que le germe porte en lui la nature entière de l’arbre ainsi que le goût et la forme des fruits, le domaine des premières traces de l’esprit contient virtuellement toute l’histoire ». Hegel utilise la parabole du germe pour signifier que tout est inscrit dès le commencement du monde et qu’il s’agit, précisément, de (re)découvrir.

En tant que musulmans, il nous faut le rejoindre et accepter cette idée que rien n’est, dans ce monde, dû au hasard. Et pour faire écho à la parabole du germe, je dois, en l’état actuel des connaissances scientifiques, ici tirées de l’astrophysique, croire que l’objet de la taille d’une tête d’épingle qui, très peu de temps après le Big Bang, contenait l’entièreté de l’Univers, possédait déjà en lui-même tout ce qui devait ensuite déterminer mon destin.

La matière me constituant, le souffle de vie présent dans mon esprit et dans mon âme, ainsi que tout le reste du monde extérieur à moi dans le passé, dans le présent et dans le futur, furent déjà en état d’existence virtuelle bien avant qu’ils ne le soient réellement.

Nous pouvons appeler cette réalité première, scientifiquement prouvée, l’Intuition première. Notre adhésion étant celle nous liant à Dieu par un pacte d’adoration conscient, nous devons tenir pour acquis que notre Créateur est à la base de toute chose, par l’intermédiaire notamment de cette Intuition première. Et que cette dernière, à son tour, impulse la destinée telle qu’elle fut connue dans l’Histoire. Une destinée globale qui se traduit par les sortes de missions terrestres donnée à nous tous, à notre insu, par Dieu.

Aussi, toujours en réponse à la vision hegelienne de l’Histoire, nous devons être amenés à penser que l’Esprit populaire musulman, toujours vivant, est encore opérant et n’a pas atteint sa fin ultime. Et que l’Esprit du monde n’a conduit le monde musulman à la décadence que pour qu’il retrouve, en interrogeant avec liberté ce mal de la mise à l’écart de l’Histoire, le Mieux de son propre esprit qu’il a perdu, afin qu’il participe ensuite de son extension prosélyte assumée dans le monde. C’est là sa mission terrestre.

Et le mieux de son esprit, c’est l’islam lui-même, meilleure des religions pour l’homme, car, au lieu que de ne s’adresser traditionnellement qu’à l’esprit comme la religion chrétienne, il considère l’âme et le corps comme un tout harmonieux, avec lesquels il dialogue simultanément (Mohammad Assad, Le Chemin de la Mecque, 1976).

Ainsi, les phénomènes de la décadence du monde musulman, de la colonisation, puis des indépendances et des migrations, menant progressivement à un brassage mondial des populations et des idées dans lequel les musulmans ont et auront une large part dans le cadre de la mondialisation, ne seraient-ils pas les biais par lesquels l’Esprit du monde, au sens hegelien du terme, tente d’étendre sa plus haute réalisation, celle-ci résidant dans l’islam, et ce, malgré la longue décadence du monde musulman ?

Finalement, une théodicée musulmane est possible. Et pour se rendre pertinente, elle doit se servir de l’occidentalisme, ce courant de pensée qui reprend tout ce que l’Occident a produit en termes de connaissances, afin que les musulmans se réapproprient le Vrai.