Points de vue

Radicalisme : il est nécessaire de changer de grille de lecture

Rédigé par Taoufik Amzile | Mardi 31 Mars 2015 à 11:36



Si vous demandez au citoyen que je suis quelles sont les meilleures politiques de déradicalisation, il me semble qu’il vous répondrait qu’il s’agit de celles qui empêchent les personnes de se radicaliser. Et il ne faut pas être un expert pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond au sein de nos sociétés schizophrènes.

Où est passé le lien social sur lequel devait reposer notre modèle de civilisation? Notre fabrique sociale est devenue une idée creuse, sans réalité. Nous parlons de vivre-ensemble mais nous trahissons chaque jour cette idée, aujourd’hui galvaudée.

Peut-être que repus dans notre confort matériel, nous feignons encore de croire que nous vivons dans un monde égalitaire mais qui, en même temps, institutionnalise les silos communautaires? Oui, nous vivons certes ensemble mais notre ségrégation est réelle. Les différentes composantes se côtoient mais n’ont pas véritablement appris à vivre ensemble. Ou, alors, le « vivons ensemble » se mue en diktat du « vivez comme nous ».

Quand est-ce que nos enfants se rencontrent-ils pour jouer ensemble ? Dans quelle mesure nos systèmes d’éducation y contribuent-ils ? Très peu, sur base d’études démontrant les indices de ségrégations scolaires élevées en Flandre et en Fédération Wallonie-Bruxelles. Notre école produit des inégalités dès le plus jeune âge, et celles-ci accompagnent ceux qui, parmi les jeunes, ne sont pas du bon côté de l’Histoire. Chaque étape de discrimination offre aux jeunes la tentation de rejeter la société. Pendant ce temps, nous chantons les louanges de l’égalité. Et, un jour, le réveil est brutal.

Imaginons un jeune, né en Belgique, Belge (oublions un instant cette histoire de déchéance de nationalité), éduqué dans nos écoles, n’ayant que ce pays pour repère, mais qui voit ses chances de réussir s’éloigner au fil du temps. Imaginons qu’il vous dise que, en raison des discriminations, il lui est apparu préférable d’aller mourir en Syrie que de continuer à vivre en Belgique. Que pourriez-vous lui répondre ? Essaieriez-vous quelque chose dans le genre « Mais non, voyons ! Tu te fais des idées ! Il n’y a pas de discriminations ! Que vas-tu dire là, enfin ? » Non.

Ne pas ajouter du malheur au malheur

Essayez autre chose, car cela ne convaincra personne. Les jeunes qui partent en Syrie se posent des questions essentielles mais s’abandonnent à des mauvaises réponses. Leurs questions restent sans réponses satisfaisantes de la part de notre société. Un vide de sens que d’aucuns malveillants se dépêchent de combler. Car la nature a horreur du vide.

Et même lorsqu’ils partent, ils nous renvoient ces questions au visage. Alors, la seule réponse qui nous apparaît est de les punir par la case prison, de les achever par la déchéance de la nationalité et la radiation des registres communaux.

Si la seule réponse au malheur est d’ajouter encore plus de malheur, si la seule réponse possible est la répression et la restriction de nos libertés individuelles, alors nous sommes très mal.

Oui, parmi les jeunes qui partent, il y a des monstres dont la capacité de nuire a été décuplée par des années de frustration et de rancœur. Et ce sont nos sociétés, avec leurs dysfonctionnements, qui produisent de pareils jeunes. Dans cette affaire, les monstres ne sont pas uniquement ces jeunes que l’on montre du doigt.

C’est ici que s’installe le discours du « nous » contre « eux », simple à comprendre. De la Syrie, les échos de ce discours nous arrivent. Tendez l’oreille, vous les entendrez : « Ils nous tuent…et nous les tuons », « Ils nous terrorisent…et nous les terrorisons. » C’est une logique à laquelle personne n’était destiné, personne n’était préparé mais qui draine son lot de morts, de victimes collatérales.

Les jeunes sont les citoyens de demain

Face à cela, nous devons changer de paradigme, passer du « perdant-perdant » au « gagnant-gagnant » et bousculer nos modes de fonctionnement sociétal. Et si nous écoutions nos jeunes ? Quelles sont leurs rêves ? Ils ne demandent pas nécessairement la lune. Une reconnaissance de ce qu’ils sont, le respect de leur individualité er de leur identité, leur besoin d’appartenance et de réalisation.

Les jeunes sont les citoyens de demain, pas des Key Risk Indicators que nous devons surveiller, prêts à bondir sur eux à la moindre infraction. Il faut pouvoir l’entendre. Et tous les moyens financiers que nous mettrons très tôt dans l’éducation, le développement de leur personnalité, le désenclavement des quartiers sont autant de moyens aujourd’hui qui ne serviront pas à rattraper, plus tard, nos manquements.

Quand on se met à chasser la radicalisation, il est souvent trop tard. On ne rattrape pas nos jeunes avec des F-16. Tout ce que nous ferons après coup sera contre-productif, voyez ce qui se passe au sein même des prisons. Quelle réponse y apportons-nous ? Des quartiers d’isolement qui s’assimileront à des « mini-Guantanamo », renforçant les plus radicaux dans leur conviction que cet acharnement est la preuve de la justesse de leur engagement djihadiste.

Pour se construire, ils ont besoin de modèles positifs, qui bâtissent le monde, pas de ceux qui veulent le détruire. Donnons-leur des rôles-modèles qui leur apprendront à utiliser les outils qui façonnent l’avenir, et non à utiliser des kalachnikovs qui arrachent des vies. Posons un autre regard sur les jeunes.

Seconde chance

Pour ceux qui sont partis, il faudra trouver des solutions. Toutes ne doivent pas être pénales. La seconde chance doit pouvoir aussi exister. Il s’agit d’un chantier dans lequel plusieurs intervenants sont nécessaires. Créons des ponts entre communautés.

Au sein d’une même commune, faisons travailler ensemble les écoles sur des initiatives qui favorisent la prégnance sociale. Il faut que les jeunes de tous bords, de toutes conditions, apprennent à se connaître. Ne pourrions-nous pas imaginer des écoles organisant ensemble des classes de neige, mélangeant ainsi des couches de populations différentes ? Cela devrait intéresser les pouvoirs publics locaux en charge de la jeunesse, de l’éducation et de la formation. Mesdames et Messieurs les Échevins, à vous de jouer !

Ne pourrions-pas enterrer le système qui réserve les jobs d’étudiants uniquement aux enfants des parents employés dans l’entreprise ? Ce qui donnerait une chance à des jeunes dont les parents traversent des difficultés sur le plan professionnel de faire très tôt l’expérience de l’entreprise. Mesdames et Messieurs les chefs d’entreprise, à vous de jouer !

Ne pourrions-nous pas envisager que les entreprises renforcent leurs liens avec les écoles et fassent bénéficier aux jeunes l’accès à des réseaux, l’accès à de nouveaux modes d’analyse et d’interaction ? Dans notre monde actuel, savoir analyser de l’information sera plus important qu’accumuler du savoir. Mesdames et Messieurs les dirigeants de fédérations professionnelles, à vous de jouer !

Ne pourrions-nous pas imaginer de nouvelles possibilités de financement des jeunes créateurs d’entreprise, notamment en encourageant les fonds d’investissement privés à injecter du capital et du conseil dans les projets n’accédant pas au financement conventionnel ? Et pourquoi pas, sans aucun tabou, avec des incitants fiscaux ? Mesdames et Messieurs les investisseurs et membres des gouvernements régionaux, à vous de jouer !

Ne pourrions-nous pas améliorer la formation des ressources humaines sur les bonnes pratiques découlant de la gestion du fait religieux en entreprise ? Ces formations existent et permettent de déconstruire les stéréotypes et de fluidifier le processus de recrutement des personnes issues de la diversité. Mesdames et Messieurs les DRH, à vous de jouer !

Tout cela ne doit pas nous faire oublier les milliers de jeunes qui vivent aussi des situations difficiles mais qui sont motivés, ambitieux qui entendent bien réaliser leurs rêves sous nos latitudes. Un seul événement comme la Journée Déclic organisée par l’ABPM accueille chaque année cinq fois plus que l’ensemble des jeunes partis en Syrie. Mais il est vrai que c’est moins sensationnel pour la presse.

Il est temps de changer de grille de lecture. Nous avons un momentum qui ouvre de nouvelles possibilités d’intervention et de partenariats. Ce que nos sociétés ont vécu avec les récents événements a lancé les pouvoirs publics dans une logique répressive qui a inévitablement ses limites.

Soutenir toutes les actions inclusives afin de contrer le radicalisme, dont les jeunes en situation de déshérence sont victimes, est un élément qui mitigera à son tour le risque de radicalisation au sein de notre jeunesse.

Mesdames et Messieurs les citoyens, à vous de jouer !

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Taoufik Amzile est président de l’Association belge des professionnels musulmans (ABPM) et administrateur d’Empowering Belgian Muslims (EmBeM).