Culture & Médias

Marc Cheb Sun : la France plurielle « réinvente l’identité française »

Rédigé par Christelle Gence | Mardi 18 Novembre 2014 à 06:00

Véritable vitrine de la créativité de la France plurielle, « D’ailleurs et d’ici », réalisé sous la direction de Marc Cheb Sun, brosse le portrait d’une France dont l’identité est en mouvement. L’expression d’une France plurielle qui s’affirme, et qui appelle à porter fièrement « les couleurs du changement ». Le mot d’ordre des auteurs de l'ouvrage : la mixité est une richesse. L’ardent défenseur de la diversité, ancien directeur de Respect Mag, nous en dit plus.



© Rodrigue Laventure / D'ailleurs et d'ici

Saphirnews : Pouvez-vous présenter « D’ailleurs et d’ici. L’affirmation d’une France plurielle » à nos lecteurs ?

Marc Cheb Sun : Au départ, il y avait l’idée d’affirmer la France plurielle et sa créativité, à travers un objet qui mêlerait fiction et journalisme, à travers des reportages et des formats très courts type news magazine. C’est aussi un livre très visuel, où une grande place est laissée à l’image. On voulait créer une unité entre tous ces formats, pour faire un objet dans lequel on ait envie d’entrer et dans lequel on soit emmené.

L’objectif est de transporter le lecteur dans un univers très créatif, interpellant et pas du tout convenu, à partir d'un sujet qui pourrait paraître soit un peu ennuyeux, soit un peu redondant, parce que beaucoup de choses ont été faites sur la France plurielle d’aujourd’hui. Nous, acteurs engagés, arrivons à un point de maturité sur toutes les questions de multiculturalité de la société française. Ce projet ne veut pas être que dans le constat, il veut propulser cette créativité totalement multiculturelle, en brassage, et pousser au désir de mixité.

Comment a été réalisé le livre ?

Marc Cheb Sun : Dans un « esprit de mixité » justement : générationnelle, de parcours, et d'origines aussi. C'est le produit de la rencontre de lycéens et de 35 personnes de compétences et de talents extrêmement variés (une médecin-psychiatre, des profs, une chorégraphe hip hop, une chanteuse, des écrivains, des journalistes, des éducateurs...), avec des regards très différents. Le livre croise les imaginaires, les désirs, les opinions, les analyses de gens qui tous se définissent comme des « êtres multiples », mais qui partagent les mêmes valeurs et qui sont d’accord sur la richesse de la mixité.

J’ai fait travailler ensemble des populations issues de communautés juives, afro-caribéennes, tsiganes, asiatiques, musulmanes pour qui, à un moment, l’étiquette de départ n’avait plus aucun sens. Les textes sur la notion d'identité créés par les lycéens sont d'ailleurs très interpellants. Ils différencient bien ce qui est de l’ordre de l’héritage et ce vers quoi on choisit d’aller. Tout le challenge de leur vie, c’est de faire le lien entre l’un et l’autre, et de n’occulter ni l’un, ni l’autre.

Quel est l'intérêt d'une telle démarche ?

D'ailleurs et d'ici.
Marc Cheb Sun : L’un des premiers objectifs était de voir si ce groupe composé de toutes ces formes de mixité était capable d’être créatif ensemble. Si on n’est pas capable de l’être, ce n’est pas la peine d’appeler la société française à plus d’ouverture et à plus de mixité. Réalisons d’abord en notre sein ce à quoi on appelle toute la société. C’était un vrai challenge en réalité.

Affirmer la France plurielle, ce n’est pas seulement la revendiquer, c’est montrer en quoi elle existe, coûte que coûte, et ce qu'elle apporte à toute la société, quelles que soient les barrières, les peurs, les raidissements de l’époque. De toute manière, elle est en marche, elle est vivante, elle est créative. Bien sûr, il faut lutter pour qu’elle soit plus égalitaire, lutter contre tout ce qui est discriminations, mais il faut aussi porter bien haut la puissance dont elle est capable.

Qu’est-ce qu’apporte selon vous cette mixité à la société française ?

Marc Cheb Sun : Je pense qu’être citoyen d’une société comme la société française - ou d’autres, en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine, et ailleurs - qui brassent des tas de cultures différentes avec un socle commun, est une chance, une force, une vraie dynamique possible. Les étiquettes, qu’elles soient religieuses, ethniques, générationnelles, peuvent être réductrices. Je pense qu’on a tous une multiculturalité qui nous habite, nous ne sommes pas des objets monoculturels. Ce qui est intéressant, ce sont les apports de ces différentes appartenances.

Qu’entendez par la formule « Soyons mutants et fiers de l’être » que vous employez dans l’éditorial ?

Marc Cheb Sun : Les « mutants », ce sont ceux qui ne s’accrochent pas à une identité ou à une autre, quelle qu’elle soit, mais pour qui l’existence, la vie, la vie individuelle et la vie d’une société, ont un formidable potentiel de mise en mouvement, d’évolution. Les mutants sont ceux qui veulent consacrer tout leur être à cette évolution, et ne pas se recroqueviller sur des identités figées, qui seraient définies une fois pour toute. Qui n’ont pas peur de l’aventure et de la remise en cause. On est dans le risque quand on n’est pas figé dans quelque chose. On a moins de boucliers, de défenses, on est plus fragile. Mais c’est presque une question de philosophie. Si vous pensez que la vie est plus passionnante de cette façon, cela vaut le coup de prendre des risques.

Vous appelez aussi la France plurielle à ne pas s’enfermer dans des positions défensives...

Marc Cheb Sun : Je pense qu’il faut dénoncer, se battre contre toutes les inégalités, les discriminations, les exclusions, mais que se battre contre ne suffit pas. A un moment, créons aussi des espaces où on exprime nos propre voix, notre propre créativité. Et que la conjugaison des différents exclus, des différentes minorités, impulse un nouveau mode de société. Ne restons pas spectateurs de cette société qui est quand même très discriminante et très excluante. Ce livre veut être une de ces nouvelles voies de l'expression. C’est d’autant plus important que l’espace proposé par la société dominante à la France plurielle se rétrécit de plus en plus.

Sur le plan médiatique notamment ?

Marc Cheb Sun : La télévision française dans ce qu’elle propose aujourd’hui, est de plus en plus restreinte. Tout ce qu’on voit est de plus en plus normatif et excluant pour des gens qui pensent, qui vivent différemment. D’un côté, il y a plus de liberté avec notamment tout ce qui passe sur Internet, mais les espaces médiatiques sont de plus en plus fermés. Je pense que ces espaces médiatico-officiels ne supportent plus la moindre mise en cause. Aujourd'hui, on a l’impression qu'il est devenu quasiment une obscénité de revendiquer une société multiculturelle.

Comment définissez-vous cette société dominante ?

Marc Cheb Sun : Comme la société de l’entre-soi. Auto-satisfaite, auto-congratulante, terriblement coupée du monde et des mouvements du monde. Elle est figée, ça pourrait être la même il y a un siècle ou dans un siècle. Ce sont des gens qui sont tellement heureux d’être ensemble, et de ne pas être avec les autres qu’ils ne voient pas le monde changer. Et quand ils perçoivent quelques bribes de changement, ils ont tellement peur qu’ils se serrent les coudes pour rester ensemble. Ce sont ceux qui ont les pouvoirs d’expression, ceux qui contrôlent la télévision française, les médias nationaux, en partie le cinéma, en partie la culture. Des gens qui se refusent finalement aux mouvements multiculturels de la société parce qu’ils sont très bien entre eux.

Vous dites « N’ayez pas peur ! » à ceux qui s’inquiètent de voir disparaître le monde connu…

Marc Cheb Sun : Je pense que la société française vit une époque de grande peur, où chacun se barricade derrière un passé, d’ailleurs complètement fantasmatique la plupart du temps, parce que le passé qui reviendrait à une sorte de pureté française est complètement mythique. Ou alors il aurait fallu y réfléchir avant la période coloniale. Et il y a aussi parmi d’autres populations des gens qui se réfugient derrière des espèces d’identités carapaces. D'ailleurs et d'ici est vraiment un appel au mouvement, à l’ouverture.

Quel regard portez-vous sur la France d’aujourd’hui ?

Marc Cheb Sun
Marc Cheb Sun : Un espace en panique du côté des « élites », des gens de pouvoir devant le monde qui change en son sein même. Il y a certes une peur de l’extérieur, de la mondialisation. Mais j’ai l’impression que la peur centrale aujourd’hui vient de ce qui change au cœur même de la société française, parce que son histoire a fait qu’elle est de fait en pleine transformation et ce, depuis plusieurs années, depuis « l’identité nationale » jusqu’aujourd’hui. C’est irrationnel comme peur, ces gens en panique ne se rendent même pas compte à quel point, de tous points de vue (économique, culturel...), il y a un formidable potentiel dans cette multiculturalité. Parce qu’en réalité, c’est une grande chance de pouvoir porter une partie du monde en son sein. Je pense que c’est quelque chose qui potentiellement nous tire vers le haut.

Les discriminations auxquelles nous assistons aujourd’hui, en plus d’être injustes, sont absurdes. Cela revient à passer à côté de son histoire. Cette multiculturalité, qui existe dans la société française et pas dans la reconnaissance de ses modes d’expression aujourd’hui, est le fait de l’histoire de France - y compris ses phases les plus violentes, comme la période coloniale. Je trouve très étrange qu’on n’ait pas envie de comprendre, de transmettre cette histoire, de s’inspirer de tous ces acquis pour aller de l’avant.

Vous faites allusion à des peurs structurelles. Mais historiquement, en période de crise, il y a toujours des phénomènes de repli sur soi, de dénonciation de l’autre…

Marc Cheb Sun : Oui, mais je pense qu’il n’y a pas qu’une crise économique, et qu’il y a une vraie crise identitaire qui est une espèce de retour de bâton. A la décolonisation, les mondes ne se sont pas coupés pour s’ignorer, ils ont continué à se rencontrer sur d’autres modes, notamment avec les migrations postcoloniales. Ce que nous sommes tous aujourd’hui, c’est le produit de tout cela. Quelque part, le produit de cette histoire violente réinvente l’identité française, forcément. C’est pour ça que je parle d’identité en mouvement.

Je trouve que là il y aurait un formidable potentiel à appréhender le présent, à imaginer l’avenir, à partir de ce passé, certes très violent et très douloureux, mais qui a aussi inventé quelque chose. Les gens n’ont pas été que des dominés, ils ont aussi pris dans ces cultures qui leur étaient imposées des choses qui les intéressaient à vivre et qu’ils ont mêlées avec leur propre culture. On a donc bien réinventé un paysage et ce serait une histoire tout à fait passionnante à vivre.

Qu'est-ce qu'un ouvrage comme « D'ailleurs et d'ici » apporte dans un tel contexte ?

Marc Cheb Sun : Le « vivre ensemble » est une expression un peu galvaudée, qui sonne comme un slogan publicitaire. Par contre, je crois beaucoup au « faire ensemble », c’est essentiel pour moi car c’est une chose qui vous bouscule, qui fait progresser. La réalisation de ce livre a vraiment été une formidable aventure collective et je vois qu'il provoque le même type de secousse visuelle et intellectuelle chez les lecteurs qui s’en emparent aujourd’hui.

D'après les premiers retours que l'on a, D'ailleurs et d'ici est un livre important pour les lecteurs, qui viennent eux-mêmes de parcours, d’origines, de milieux sociaux, de générations extrêmement différents. Le contenu du livre remue des choses en eux, il les pousse à s'accomplir et à vouloir changer la société. Dans une société qui se fige de plus en plus, c’est important d’avoir des espaces, des objets – en l’occurrence un livre, mais ça peut être aussi d’autres choses – qui sont des appels à la liberté de penser, à la nécessité de faire ensemble et de créer. Dans le rétrécissement actuel de la société française, ce livre est un véritable bol d’air.

D'ailleurs et d'ici. L'affirmation d'une France plurielle, sous la direction de Marc Cheb Sun, Editions Philippe Rey, octobre 2014, 144 pages, 15 euros. En savoir plus: http//differentnews.org