Culture & Médias

Les migrations dans l'œil des médias : le fact checking, une arme efficace contre la désinformation ?

Rédigé par Lionel Lemonier et Hanan Ben Rhouma | Mardi 15 Février 2022 à 14:30

Comment combattre les fausses informations qui pullulent autour des questions migratoires, plus encore en période électorale ? Telle était la problématique posée dans le cadre d'une table-ronde organisée début février par Sciences Po-CERI, l'institut Convergences Migrations et l’association Désinfox-Migrations et dont Saphirnews se fait l'écho.



Test couleur pour la télévision à la station de transmission du Mont Kaukau, Nouvelle Zélande„ Février 1970, photographie, Archives New Zealand. CC BY 2.0/Wikimedia
A l’approche de l’élection présidentielle, les débats sur l’immigration, portés principalement par la droite et l’extrême droite, battent leur plein. Les médias s'en faisant largement l'écho, ils ne sont pas sans impact sur l’opinion publique du fait notamment de l’usage répété d’un vocabulaire vecteur de la propagation de fake news. En témoigne le discours de la candidate à la présidentielle de la droite dite « républicaine » Valérie Pécresse qui, au cours de son meeting organisé dimanche 13 février à Paris, a repris une expression longtemps cantonnée à la fachosphère : le « grand remplacement ».

Le contexte électoral pose ainsi la pertinence des rencontres publiques organisées par Sciences Po-CERI, l’Institut Convergences Migrations et l’association Désinfox-Migrations autour du thème « Médias et Migrations : la fabrique de l’opinion ». L'initiative a été conçue, pour Perin Emel Yavuz, comme « un espace de dialogue entre scientifiques et journalistes » visant à « réfléchir ensemble sur nos pratiques et (à) trouver peut-être des solutions pour réinstaurer un espace médiatique plus juste et serein sur les questions migratoires ».

D'après un récent sondage, le thème de l'immigration ne fait pas partie des préoccupations principales des Françaises et des Français. Avec 29 %, il arrive même loin derrière le pouvoir d’achat (51 %), le système de santé (32 %) et l’environnement (30 %). Ce qui n’empêche malheureusement pas l’immigration d’être l'enjeu le plus abordé par les candidats à la présidentielle (49 %) après l’épidémie de la Covid-19 (56 %).

Début février, deux tables rondes étaient donc consacrées aux fake news, ou « infox », terme retenu par l’Académie Française en 2018 pour désigner une information mensongère ou délibérément biaisée pour induire en erreur et être diffusée auprès d’un large public. En parallèle, la question était posée de savoir si le fact checking est suffisant pour combattre les fake news, en croissance exponentielle. L'opération, qui consiste à vérifier les informations douteuses, s'est considérablement développée et même structurée ces dernières années, à l'image de l'émergence en 2015 de l'IFCN (International Fact-Checking Network) qui regroupe des dizaines de médias à travers le monde.

Aller au-delà d'une vérification des chiffres

La thématique, au centre du dernier numéro de De Facto, a fait l’objet d’un travail de recherche mené par l’équipe du Projet PACE dont fait partie Emeric Henry, professeur d’économie à Sciences Po. L’enseignant explique qu'entre 2010 et 2020, 7 % des vérifications (ou fact check) portent sur les questions migratoires. Mais le fact checking permet-il de corriger les croyances une fois que les gens ont été exposés à une infox ? Prenant l’exemple d’une affirmation de Marine Le Pen qui prétend que 99 % des migrants sont des hommes qui arrivent en France pour des raisons économiques et non sécuritaires, l'universitaire indique que « le fact checking peut révéler le vrai chiffre » mais, souvent, « il ne corrige pas l'impression de fond laissé par le message ni les intentions de vote qui l’accompagnent. »

En revanche, le fact checking peut mettre un point d'arrêt à la circulation des infox. « Lorsque les gens sont exposés au fact check, ils ont tendance à moins partager l’information douteuse avec leur réseau de connaissances, ce qui diminue la propagation de fausses nouvelles », explique-t-il.

Trois journalistes spécialistes du fact checking, invités à partager leur expériences, sont bien conscients des limites de l’exercice. « En période d’élection, le thème de l’immigration revient régulièrement », porté par les réseaux de l'extrême droite, confirme Julien Pain, journaliste à France Info et animateur de l'émission « Vrai ou Fake ». « La vérification des indications chiffrées est indispensable (...) mais le danger est de se retrouver sur une querelle de chiffres qui finit par l’emporter sur le fond et n’impressionne pas ceux qui y croient. Pour être plus efficace, il faut faire appel à des chercheurs qui nous aident à comprendre l'essence du débat. »

Céline Pitelet, en charge de l'émission de fact checking « 2022 A l'épreuve des faits » sur BFM TV, est aussi d’avis qu’il ne faut pas s’en tenir à vérifier les chiffres, illustrant son propos avec une affirmation d'Eric Zemmour selon laquelle il y a 25 % d’étrangers dans nos prisons alors qu'ils représentent 7 % de la population générale. « Le chiffre donné par le candidat à la base est vrai au regard de la source officielle qui est le ministère de la Justice. Mais ce qui est intéressant, et c'est là que l'aide des chercheurs est précieuse, c'est d'aller comprendre les liens qui sont faits et qui peuvent être biaisés », explique la journaliste.

En l'occurrence ici, si la proportion d'étrangers en détention est aussi importante, c'est qu'ils sont « surreprésentés dans les populations précaires ». Par ailleurs, « à chaque étape jusqu'à la case prison, ils subissent des discriminations (de la part du système judiciaire). Ils ont cinq fois plus de risque d'être placés en détention provisoire et ont plus de chance d’être condamnés plus lourdement », déclare Céline Pitelet. Affirmer alors que les migrants sont des délinquants comme le fait le candidat à la présidentielle est une infox.

Assainir le débat politique… dans une certaine mesure

Exercice devenu indispensable pour rétablir la réalité des faits notamment sur les questions migratoires, le fact checking prend-t-il une importance particulière au cours d’une campagne électorale ? Dans une période aussi cruciale que la présidentielle, « le fact checking va assainir le débat et donner des clés de compréhension » au grand public, affirme Céline Pitelet.

« Il s’adapte à l’agenda politique, affirme Emeric Henry. Les vérifications reprennent le plus souvent les commentaires et propositions des candidats. Si un grand nombre d’entre eux imposent un thème, le fact check a tendance à renforcer l’impact de ce thème, par exemple les questions d’identité en ce moment. Il est donc primordial que les vérificateurs soient réactifs pour bloquer rapidement la circulation des fausses nouvelles. » Il est donc primordial pour les journalistes de « ne pas tomber dans le piège – et on l’a trop souvent fait – de réagir seulement à des personnes qui savent nous manipuler. (…) Il faut qu’on traite de ce sujet (l’immigration) selon nos agendas, de la façon dont on veut nous le traiter en apportant du fond », indique Julien Pain.

Tania Racho, docteur en droit et directrice de la revue Surligneur, rappelle, pour sa part, l’importance d’une information saine basée sur le droit (legal checking) en période électorale. « La proposition (de candidats à la présidentielle) d’interdire le regroupement familial est illégale par exemple. Elle est contraire à la Constitution, à la Convention des droits de l’Homme et aux accords européens. Nous essayons de rendre accessible les éléments juridiques. »

Le processus de fact checking aurait tendance à réduire le nombre de déclarations à l’emporte-pièce de la part des animateurs du débat politique. « Nous contactons les responsables politiques en amont de la publication de nos vérifications pour leur demander de préciser leurs propos. (...) Le droit permet de dépassionner le débat et d'argumenter tranquillement », indique Tania Racho, qui pense les journalistes capables ainsi de pousser à modifier l'expression politique de certains hommes et femmes politiques vers plus de prudence.

Rétablir la confiance envers les journalistes

Pour combattre plus efficacement les fausses nouvelles, Emeric Henry estime nécessaire de voir se modifier les pratiques sur les réseaux sociaux. « Si les utilisateurs étaient invités (par les plateformes) à réfléchir à la véracité et à l’impact de ce qu’ils partagent avant de cliquer, il y aurait moins de fausses informations en circulation », affirme-t-il. Il n'est pas question d’interdire la fonction « partage », précise le chercheur, mais d’obliger au moins les internautes à confirmer que l’information est intéressante avant de partager, histoire d’avoir le temps de se poser la question. De son côté, Céline Pitelet évoque l'importance de rendre le travail de fact checking disponible sur les plateformes que les jeunes ont l'habitude de fréquenter (Snapchat, TikTok...).

« Le fact checking n’est qu’un point d’entrée vers une explication plus large du monde », affirme Julien Pain, qui n'hésite pas à livrer ses doutes sur l’impact de son travail. « Il faut faire attention, en tant que fact checkeurs, à nos propres biais car ce qui déclenche nos choix de traiter d’un sujet (plutôt qu’un autre) va probablement être lié à nos valeurs. »

A la question de savoir comment mieux éduquer les jeunes générations pour lutter contre la propagation des infox, le journaliste, régulièrement sollicité par de collèges pour des animer des ateliers d'éducation aux médias, est tranchant. « Il faut revenir sur Terre pour comprendre le niveau de compréhension des jeunes aujourd’hui sur ce qu’est une fake news. Penser qu’on peut transmettre les techniques du fact-checking à des élèves, c’est complètement illusoire, l’enjeu n’est pas là. (…) L’enjeu est de leur donner des réflexes simples, de rétablir une confiance dans l’information et de leur faire comprendre que des journalistes font leur travail honnêtement et qu’ils aboutissent à des résultats ».