Points de vue

La Fraternité, du sentiment à l'action

Rédigé par Jamel El Hamri | Mercredi 25 Novembre 2015 à 17:00



La belle fraternité exprimée en France lors de ces jours de deuil national est aujourd'hui face à un dilemme : doit-elle revenir à l’abstraction comme une prisonnière ayant eu une permission de quitter les dorures des frontons de nos mairies, ou alors doit-elle devenir une nouvelle fraternisation française et humaine qui s'incarnera chez les individus, les communautés, les élites et la communauté nationale, ici et ailleurs, maintenant et demain ?

Vendredi 13 novembre 2015 restera tristement dans nos mémoires comme la date du drame ayant secoué notre pays, plus de cent personnes décédées et plusieurs centaines de blessés. Des victimes françaises, parfois étrangères, au cœur de Paris et en banlieue, de toutes les couleurs et de toutes les religions, qui ont été lâchement assassinées par une entreprise terroriste. Malgré le choc, un élan de solidarité eu lieu spontanément en France et à travers le monde exprimant une fraternité humaine et citoyenne.

Cette fraternité enseignée dans toutes les religions et toutes les grandes philosophies, inscrite sur tous les frontons de nos mairies, en avait plus qu'assez d'être murée dans sa prison dorée de l'abstraction. Elle voulait s'évader vers une réalité concrète certes, ici dramatique, mais qui lui donne la possibilité de s'incarner chez tous les individus de bonnes volontés. La fraternité ne voulait plus être qu'un simple sentiment mais une action concrète, elle voulait s'élever vers la fraternisation.

Quand les consciences s’éveillent la fraternité se révèle

Mercredi 11 novembre, nous avions été avec une trentaine d'enfants à Verdun pour honorer les soldats métropolitains et coloniaux, dont beaucoup étaient de confession musulmane, morts pour la France. Nous nous sommes inspirés de cette fraternisation d'armes face à un ennemi commun sans penser un instant que 48hplus tard nous allions subir une attaque terroriste et faire aussi l'expérience d'un ennemi commun. Il y a eu malheureusement, ce vendredi, des victimes de toutes les religions, de toutes les cultures. Le terrorisme a voulu tuer le peuple français dans sa diversité, la France telle qu'elle est. Les Français ont été choqués, bouleversés puis meurtris. Pourtant au même moment, une solidarité spontanée a fait irruption dans nos vies. Les uns ont ouvert leurs maisons, les autres ont aidé les victimes, du sang a été donné et des messages d'amour et de paix communiqués par tous envers tous.

Nous nous sommes rendu compte que le corps social était aussi un corps physique. Chaque mort était une partie de nous-mêmes qui mourrait, nous avons ressenti les mêmes émotions. Les attentats de janvier nous avaient déjà tous touchés, c'était horrible, mais là nous avons malheureusement atteint un sommet dans l'horreur. L'ennemi nous a tous mis dans le même sac et nous rappelle combien nous sommes une société. Les messages citoyens ont très vite afflué pour que notre société ne se divise pas, montrant la maturité du peuple français et celle, retrouvée, de nombreux responsables politiques et médiatiques.

Citoyenneté et vivre ensemble en action : vers une nouvelle fraternisation française ?

Une nouvelle identité française émerge petit à petit malgré les lectures identitaires et idéologiques de l'histoire de France, malgré les deux complexes hérités de l'histoire coloniale qui s'entrechoquent, celui de supériorité des descendants des colonisateurs et celui d'infériorité des descendants des colonisés. Ces deux complexes génèrent deux désirs contradictoires, un désir d'invisibilité et un désir de visibilité qui provoquent des crispations identitaires, du repli sur soi voire du dogmatisme religieux et laïque.

La nouvelle fraternisation française devra prendre en compte toutes les histoires de France, les plus glorieuses comme les plus sombres, afin de faire une véritable place aux héritiers français des histoires coloniales dans le récit national. Toutes les angoisses des Français dans leur diversité devront être prises en compte car l'histoire et la psychologie, différentes de l'idéologie, sont indispensables pour pacifier nos relations d'aujourd'hui. Nous devrons également enrichir cette fraternisation de notre combat contre les multiples discriminations à l'emploi, au logement ou aux loisirs, dont sont victimes les Français héritiers de l'immigration et de la colonisation.

Ces discriminations mettent en avant le communautarisme d'en haut, indolore et incolore, culturellement raciste et socialement élitiste. Nous devons prolonger l'analyse de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale en y ajoutant la dimension culturelle qui fait vivre à un bon nombre de ces citoyens français « le plafond de verre » social. Les discriminations sont une entrave au vivre ensemble, à la méritocratie républicaine et à la fraternisation française à laquelle nous appelons si nous voulons véritablement envisager une société française fidèle à ses valeurs. La société française de demain devra être, dans la fraternisation, cohérente à l'intérieur de ses frontières mais aussi à l'extérieur notamment dans le monde musulman et en Afrique.

Contribuer à la consolidation de la civilisation humaine : un devoir pour la France

Autrement dit, la politique intérieure, économique et sociale, est liée à la politique étrangère de la France et si nous, citoyens de France, n'en prenons pas conscience, nous risquons de subir malheureusement la dramatique « convergence des humiliés ». Nous voyons de jeunes citoyens européens à la marge de nos sociétés, dans nos quartiers abandonnés, converger vers une entreprise terroriste nommé « Etat islamique » qui n'a d'Etat et d'islamique que le nom. La cohérence avec nos valeurs ne doit plus s'arrêter aux périphériques des grandes villes ou au port de Marseille, nous devons les vivre, les incarner et les promouvoir pour le vivre ensemble dans notre société et au sein de notre civilisation humaine.

Certes ce n'est pas chose facile, nous savons que la France a perdu de sa puissance politique durant tout le XXe siècle, son ego a été touché, son prestige remis en cause par les deux guerres mondiales et les décolonisations. La France a toujours eu une vocation à penser pour elle-même depuis le siècle des Lumières et pour les autres depuis l'époque coloniale mais lorsqu'elle y arrive moins comme en ce début de XXIe siècle, elle angoisse, se remet en cause et elle tentée de se replier sur elle-même. Le monde a changé, de nouvelles puissances émergent sur la scène internationale en même temps que les thèses déclinistes d'idéologues mi- lettrés mi- intéressés qui se font les VRP de l'idéologie du choc des civilisations. Leurs pensées « fantasmagoriques » ne reposant sur aucune étude empirique supplantent les analyses pondérées et scientifiques des chercheurs et les réflexions pertinentes et visionnaires des intellectuels.

Ces idéologues divisent la France en deux et le monde en deux, ils vont jusqu'à créer un ennemi de l'intérieur, le musulman et de l'extérieur, le monde musulman. La France doit faire le deuil de l'ancien monde et penser ses richesses culturelles, intellectuelles, économiques et sociales uniques au monde. Elle doit, par la fraternisation humaine, contribuer, au-delà de ses acquis historiques, à l'émancipation de ses anciennes colonies et à la consolidation d'une civilisation humaine.

Fraterniser : un verbe que l’on doit apprendre à conjuguer

Les deux défis de la fraternisation française et la fraternisation humaine doivent être relevés par l'ensemble des citoyens français, les classes populaires, économiques, politiques, intellectuelles et médiatiques. La double fraternisation passera par la création de passerelles et de solidarités entre tous les territoires de France (villes, campagnes, quartiers populaires) et tous les territoires du monde (anciennes colonies, monde musulman etc...). Nos valeurs de liberté, d'égalité, de responsabilité et de fraternité seront garantes de la cohérence nos actions en France et à l'étranger.

Dès aujourd'hui, deux réflexions doivent être menées simultanément, tout d'abord les relations entre les autorités françaises et les institutions musulmanes françaises pour accompagner et renforcer l'ancrage institutionnel de l'islam, mais aussi les relations de la France avec les pays musulmans pour accompagner leur développement économique, social et culturel. Les autres communautés religieuses et philosophiques doivent faire bénéficier aux communautés musulmanes de leur expérience pour l'organisation du culte musulman. C'est à ce prix que la France pourrait redevenir une belle expérience du vivre ensemble fraternelle, une voix politique singulière, une pensée humaniste et une conscience qui ne troque pas sa vocation pour des intérêts économiques illusoires ou au nom d'une prétendue supériorité culturelle.

Le monde fraternise, fraternisons entre nous, Français, fraternisons avec le monde afin que la France soit une conscience qui ne cherche plus à dominer mais à éclairer l'humanité de son humanité.

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Jamel El Hamri est fondateur de l'Académie française de la pensée islamique (AFPI), doctorant en islam contemporain à l'université de Strasbourg. Première publication sur Mediapart le 20 novembre.