Points de vue

L’islam, religion violente ? (6/6) ‒ Terrorisme et amnésie organisée

Rédigé par Alain Gabon | Vendredi 21 Aout 2015 à 19:19



Syndrome post-Charlie, la France a pour le moment choisi de laisser son esprit critique aux vestiaires, préférant écouter des intellectuels faussaires, pompiers pyromanes et faux prophètes de la peur. Elle s’en remet désormais aussi aux plans sécuritaires et liberticides du gouvernement, directement inspirés, quoiqu’il en dise, du Patriot Act.

C’est donc en parfait unisson que le gouvernement Valls, la classe politique dans sa totalité, les grands médias, et les think-tanks « antiradicalisation » nous poussent dans la paranoïa la plus totale en agitant sans répit l’épouvantail du « péril islamiste », du « danger jihadiste » et de ses thèmes-paniques associés (« retour de Syrie », « radicalisation des jeunes » et autres débats « Islam et République : compatibles ? »).

Il importe de ne pas céder à cette politique de la peur à la Orwell et de démentir ces discours aussi catastrophistes que mensongers, amnésiques et ignorants.

Une « réalité nouvelle »... qui n’a rien de nouveau

Parmi les angles choisis pour exagérer le plus possible cette prétendue « menace jihadiste » pourtant si minime chez nous, le thème de sa « nouveauté » figure de façon proéminente dans cette panique morale en tout point semblable à ses modèles précédents : « péril communiste », « complot judéo-bolchévique », « menace rouge » pendant la Guerre froide, prototypes des discours actuels, franchement hystériques, sur le « danger islamiste » ou la « guerre des civilisations », apocalyptisme cher à nos hommes politiques.

Cas type, donc, Manuel Valls déclarant que « jamais la menace terroriste n’a été aussi grande en France ». Grossière absurdité pourtant quotidiennement reprise en cœur par nos têtes parlantes du « danger jihadiste », avec leurs délires complotistes qu’ils s’acharnent à nous faire partager.

Ces discours alarmistes capitalisent sur l’amnésie et l’ignorance historique des populations. Car pour croire à ce genre de grotesques contre-vérités, il faut en effet soit ne rien connaître, soit avoir tout oublié des multiples vagues de terrorismes qui ont toujours existé, en France et ailleurs.

Nos chœurs de pleureurs/ses aux accents apocalyptiques semblent ainsi avoir oublié les attaques à la bombe du GIA algérien pendant les années 1990 ou, avant cela, les violentes « années de plomb » à la Action directe (lire ici , ici et ici ), Fraction Armée Rouge et autres Brigades Rouges (pour ne citer que les trois les plus connus) qui ensanglantèrent l’Europe pendant les années 1970 et 1980.

Rappelons également que ces groupes et groupuscules terroristes d’une extrême gauche alors fourmillante attiraient eux aussi dans leurs rangs ou leurs sympathisants des milliers de jeunes Européens en rupture, dont beaucoup étaient parfaitement disposés à mourir en « héros » pour la cause anarcho-anticapitaliste. Ce dernier point vient démentir une autre baliverne entendue dans la bouche d’un de ces experts amnésiques des plateaux télévisés affirmant que l’originalité de ce « nouveau » terrorisme est « le culte et le goût du martyr ».

Ces « années de plomb » n’étaient d’ailleurs nullement limitées à la France ni à l’Europe. Ainsi, dans son livre Days of Rage. L’Âge oublié de la violence révolutionnaire, Bryan Burrough retrace l’histoire sanglante des groupes terroristes de l’extrême gauche domestique dans l’Amérique des années 1970 et 1980, et les centaines de victimes qu’ils laissèrent dans leur sillage. On y apprend, entre autres, archives officielles à l’appui, que pour la seule année 1972, il n’y eut pas moins de 1 900 attentats à la bombe sur le territoire des États-Unis !

La prétendue nouveauté du terrorisme international

Le genre de faits que nos « experts » et politiques se gardent bien de partager, même dans le cas où ils les connaîtraient, car l’impression de « menace sans précédent » qu’ils s’efforcent de répandre ainsi que sa prétendue « nouveauté » se verraient grandement relativisées et historiquement remises à leur juste place.

Il faudrait aussi citer les nombreuses grandes figures du terrorisme international comme Carlos « le Chacal », dont Olivier Assayas a magnifiquement rendu l’épopée, les « faits d’armes » et le statut de « rock star du terrorisme » dans son splendide film-fleuve. Ou pour la décennie précédente, la vague d’attentats à la bombe et d’assassinats FLN-MNA-OAS pendant la guerre d’Algérie. Ou encore, avant cela, toutes les formes de terrorismes politiques d’inspiration communiste et anarchiste qui firent aussi de la France leur terrain d’action entre les années 1890 et 1930 (lire ici et ici et, bien sûr, le classique de l’historien Paul Avrich, Les Anarchistes russes chapitre « Les terroristes »).

Sur ce sujet, on conseillera à nos experts et ministres amnésiques de lire un petit roman français certes très peu connu, intitulé Germinal, écrit par un certain Émile Zola. Y figure une attaque terroriste meurtrière commise par un ouvrier anarchiste (Souvarine) qui tue des dizaines de mineurs en dynamitant leur puits de mine pour des motifs et objectifs politiques. Choses au demeurant assez communes à la fin du XIXe siècle. Ici et ici, quelques notions de base sur l’histoire du terrorisme, utiles pour remettre en perspective et démentir les balivernes politico-médiatiques a-historiques dont on nous abreuve à longueur de journées dans une orgie sans fin de gros titres et de unes sensationalistes, de rapports parlementaires bâclés et répétitifs, de pseudo-études bidonnées et d’émissions à la « C dans l’air », véritable lavage de cerveaux en temps réel accompli sous nos yeux.

Entreprise de décervelage d’une nation

Face à cette entreprise de décervelage d’une nation, ces quelques exemples suffisent déjà à nous rappeler deux choses : 1. la France et l’Europe ont toujours connu des vagues violentes de terrorisme ; 2. les groupes mentionnés, des anarchistes russes à Action directe, étaient déjà des réseaux internationaux avec camps d’entraînements en Afrique et au Moyen-Orient (pour ces derniers), leaders charismatiques, textes de référence, « cellules dormantes », etc. En somme, c’est toute la panoplie de ce que l’on voit encore aujourd’hui et que nos « experts » nous présentent comme des grandes nouveautés. Ils étaient en fait même bien plus nombreux, mieux organisés, moins isolés et plus meurtriers que nos rares Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche et frères Kouachi, ces quelques paumés qui, à côté, font figure d’amateurs.

Dans un long papier pour Le Monde diplomatique, Laurent Bonelli retrouvait, lui aussi, la nature historique banale, commune, on pourrait dire éternelle du terrorisme, que beaucoup voudraient nous faire oublier. (Car effectivement, si tout cela est banal, alors cela fait moins peur, moins vendre, et mobilise moins derrière des politiques à la Patriot Act.)

Homologie fréquente des trajectoires (individus paumés, largués et exclus ou, au contraire, richissimes enfants privilégiés de bonnes familles bourgeoises comme Carlos ou Ben Laden, mais tous en révolte et en rupture de ban). Similarités des mécanismes psychologiques du passage à l’acte (embrigadements et endoctrinements idéologiques, conformisme de groupe, dépersonnalisation des victimes). Récurrence des mêmes modes opératoires et du déroulement des attentats. Inscription des individus et de leurs histoires personnelles dans une histoire collective plus longue, souvent fantasmée, histoire de souffrance et d’oppression (exploitation du peuple par la classe capitaliste ou colonisation du tiers-monde par les empires européens). Permanence du culte des martyrs. Mystique des glorieux « héros »révolutionnaires et figures fondatrices du mouvement. Volonté de sacrifice à une cause héroïque transcendante de type révolutionnaire, et ainsi de suite.

Des terroristes anarchistes aux fils et filles à papa d’Action directe, de Carlos aux Kouachi, les règles se confirment, peu de choses varient, et quasi rien n’est nouveau ni original, malgré les contre-vérités assénées quotidiennement depuis des années.

Des discours de peur frelatés et manipulateurs

L’efficacité des discours de peur de nos pouvoirs politiques et médiatiques, discours frelatés et dangereux car manipulateurs, largement faux, a-historiques et catastrophistes, repose donc non pas sur la réalité, mais sur l’amnésie organisée, sur l’intimidation (si vous démentez, même avec une montagne de preuves factuelles, c’est que vous êtes un « idiot utile du jihadisme » ou un « naïf » dans le « déni »), sur l’absence de tout esprit critique, sur l’unanimisme ambiant et le conformisme idéologique (le groupthink d’Orwell, encore et toujours), sur la pensée unique et sur l’ignorance.

La vérité est que la France tout comme la plupart des autres pays a toujours vécu avec des « menaces terroristes » sur son territoire (ce qui évidemment ne veut pas dire que l’on peut les négliger). Qui plus est, contrairement à l’unanimisme ambiant, ce dernier avatar « jihadiste » est en réalité une menace minuscule.

****
Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley), où il est maître de conférences. Il est l’auteur de nombreux articles sur la France contemporaine et la culture française.