Points de vue

Contre le Front de la haine, au-delà de la présidentielle 2017

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Jeudi 27 Avril 2017 à 13:38



DANS L’ISOLOIR. – Depuis dimanche soir, je me réveille dans un pays devenu résistance. Un pays dont l’unique obsession est la lutte contre la haine.

À lire les appels et les commentaires de certains contacts et inconnus sur les réseaux sociaux, j’ai l’impression que tout le monde est tout à coup devenu résistant. Résistant et dernier rempart pour défendre la République et notre démocratie. Et chacun-e de m’exhorter à faire front : « Samia, serais-tu devenue folle ? Il FAUT FAIRE FRONT. Faire front contre le FHaine ! Que veux-tu ? Marine au pouvoir ? »

Après cinq années d’enseignement en Seine-Saint-Denis, j’ai consacré les cinq dernières à intervenir en classes, en conférences devant des publics jeunes, moins jeunes, à créer des lieux de rencontres, à les animer aussi, pour tenter de déconstruire les préjugés des uns sur les autres et que chacun-e porte sur l’Autre tel qu’on se le représente. J’ai écrit des dizaines d’articles sur la lutte contre les injustices, les inégalités, toutes les formes de racisme. J’ai visité l’intégralité de l’Europe pour me former, pour apprendre et essaimer mes visions d’une Europe unie, fière de ce qu’elle a accompli depuis la Seconde Guerre mondiale.

Alors si mon couplet précédent peut servir de paravent contre les raccourcis et le degré zéro de certains « Tous au front républicain » et son corollaire moralisateur et accusateur, alors tant mieux. Je ne crois pas être de ceux qui font le lit de Marine le Pen ni ne couche avec ses alliés.

Rien n’a changé, tout a changé ?

Outre l’indigence des rhétoriques utilisées, je crois que le pire est de se voir sermonner par des inconnus ou pire des hommes et femmes, politiques ou non, qui n’ont eu de cesse de valider le discours fascisant et stigmatisant de Le Pen. Quand un homme comme Fillon qui a écrit le « vaincre le totalitarisme islamique » et est l’auteur d’un aphorisme sur les « invités qui ne prennent pas le pouvoir » parler de front républicain contre le FN, je ne sais si je dois rire ou pleurer.

Outre l’indigence de leurs propos, je crois que le pire est de constater qu’après 2002, soit 15 ans après, la formule de la culpabilisation des électeurs qui refusent le vote utile n’a pas changé d’un iota. Ne pas voter au second tour, c’est voter FN. Voilà le tour de passe-passe, d’insultes que vous pouvez recevoir au visage si vous osez, ne serait-ce qu’un instant, questionner ce fameux front républicain.

James Baldwin, à l’honneur dans le dernier documentaire de Raoul Peck, dit une phrase s’appliquant avec acuité au double refus de se confronter au vote FHaine et d’entendre sans cri d’effroi et insultes les abstentionnistes potentiels du 7 mai : « Tout ce à quoi on se confronte ne peut changer, mais rien ne peut changer si on ne s’y confronte pas. »

Depuis 2002 et le second tour de Le Pen le père, rien n’a changé et tout est différent.

Rien n’a changé. La famille Le Pen continue son ascension inexorable jusqu’à rafler plus de 18 000 communes françaises et faire adhérer 8,7 millions de compatriotes à leur programme. Rien n’a changé, parce que sous le vernis « laïcité-République-protectionnisme », la famille Le Pen reste idéologiquement un parti qui porte en son sein le négationnisme, la hiérarchisation des « races », la récriture d’une Histoire et d’un récit national pur, blanc et chrétien.

Et pourtant tout est différent. Tout a changé parce que, en 15 ans, la droite identitaire de Sarkozy et Fillon en tête a adopté et les thèmes et les mots du parti d’extrême droite, brouillant les « frontières » entre les républicains et les « voyous ».

Tout a changé, parce que, en 15 ans, Jospin, Hollande et Valls ont continué à trahir l’électorat qui les a élus, soit en piétinant le vote des militants socialistes, soit en faisant le contraire de leurs pseudo-promesses, ou encore en mettant en place des lois dont seule Marine rêvait (la déchéance de nationalité).

Tout a changé, parce que, en 15 ans, la mainmise des médias par une poignée d’hommes milliardaires peuvent propulser à coups de sondages et de reportages en moins d’un an un énarque, ancien conseiller d’un président socialiste, au discours creux et à la vision inexistante en tête d’un second tour de l'élection présidentielle 2017.

Une haine de soi qui se tourne vers la haine des autres

Pour être honnête, je ne suis pas convaincue que les millions de citoyens, compatriotes français, glissent un bulletin de vote FHaine par pur haine ou détestation des juifs, des Arabes, des musulmans, des homosexuels, des Roms, des étrangers et autres métèques.

En regardant de plus près, on constate que la France de Marine est la France de la ruralité ou de la semi-ruralité. De petites communes. La France de Marine n’est pas la France des métropoles, métropoles cosmopolites et globalisées. Tout comme l’Amérique de Trump n’est pas New York ni Washington mais les Etats du petit prolétariat blanc américain. L’Angleterre du Brexit non pas Londres, mais les Midlands torturés et portant les stigmates de la pauvreté et de la violence des politiques ultralibérales de Thatcher à Blair.

Accordons-nous sur un point. Je ne suis pas assez dupe ni assez optimiste pour penser que les électeurs de Trump ou de Le Pen soient de doux pacifistes qui aiment leur prochain. Je crois qu’ils ont la haine d’un monde qu’ils ne comprennent pas, la haine d’une élite et d’un establishment auquel ils n’ont jamais accès.

Je crois qu’ils ont une haine d’eux-mêmes mais qu’ils préfèrent tourner cette dernière vers l’Autre, musulman, bicot, terroriste potentiel, qu’on leur vend à longueur de journées sur les plateaux d’information continue devenus depuis dimanche soir des hauts lieux de la résistance. Ils ont une haine de l’Europe parce qu’ils ont le sentiment qu’elle les a dépossédés d’un pouvoir, d’un contrôle qu’ils n’ont, en fait, jamais eu.

Bref, j’ai l’impression que ces 15 années n’ont servi à rien. Quinze années pour rien. Cela ferait un super titre d’essai politique sur la montée du fascisme et du populisme en France.

Malgré les millions d’euros dépensés, notamment, par les instances publiques censées lutter contre le racisme, les idées de Marine progressent. Les Français ont voté par adhésion encore une fois pour son programme. Inexorablement, à chaque élection, son parti s’impose comme la première force politique de mobilisation du pays. Je dis mobilisation parce que, à bien y regarder, le premier parti de France est celui, d’abord, de l’abstention auxquels s’ajoutent les votes blancs. Une abstention provenant de plus en plus de citoyens engagés au quotidien pour faire de leur présent partagé une réalité et un horizon radieux.

Faire barrage aujourd’hui, et puis demain ?

Depuis dimanche soir, mon cerveau explose de questionnements. Glisser un bulletin dans l’urne nous prémunira-t-il de la progression inexorable de Marine le Pen ? Mon pays, en ce moment, me fait penser à un bachelier qui n’a rien fait pendant toute l’année scolaire, se retrouve la veille de son examen et fait un dernier sprint pour obtenir la moyenne et s’assurer un passage... Car, pendant le dernier quinquennat, on a tous pu admirer comment à chaque élection Le Pen arrivait en tête sans que nous réagissions.

Et, surtout, cessez de hurler que l’important est de faire barrage aujourd’hui et on verra demain. Le problème, c’est que ce « demain » est remis à jamais. Faire barrage aux idées de division, beaucoup le font tous les jours. Souvent seuls. Souvent sans ceux qui nous vendent du camarade et des leçons sur le sens des responsabilités.

Faire barrage aux idées de haine et de division en votant pour un homme dont le programme, enfin de ce qu’on en connait, consiste à « libérer » le travail (comprenez démanteler le droit du travail) et à fragiliser des hommes et des femmes déjà fragilisés depuis ce dernier quinquennat et qui voteront très probablement vers le parti du Front de la haine... Puissiez-vous entendre que certains vous répondent : « Non, merci ! »

On m’a traité d’irresponsable, de téméraire, d’aveugle. Et j’en passe. J’aimerais tant savoir où étaient ceux qui si nombreux nous servent du « Front républicain » aujourd’hui alors que pendant cinq ans, voire quinze ans, esseulés étaient ceux qui tentaient d’endiguer la progression inexorable et la normalisation du Front de la haine. Il est aussi question de cela aujourd’hui.

On peut rejouer le remake de 2002 et frissonner de s’être fait peur (bien que Macron ne soit pas Chirac et que les scénarios sont bien différents), sauver l’honneur et parader dans le monde de ne pas avoir élu Trump féminine. Jusqu’aux prochaines élections législatives ? Jusqu’aux prochaines élections sénatoriales ? Ou, que sais-je encore, jusqu’en 2022 ?

Entre-temps, tous les partisans du front républicain sont incapables de nous expliquer les raisons de ce Front de la haine qui gagne notre pays et d’envisager, ne serait-ce que quelques secondes, qu’ils puissent, eux aussi, être responsables du marasme dans lequel notre pays se trouve.

Le chantage affectif des doux contre les méchants, des républicains contre les voyous ne suffira pas pour convaincre ni les électeurs de Marine Le Pen ni les autres.

Au lendemain du premier tour, j’ai entendu le vainqueur de cette élection guilleret, arborant un signe de victoire, nous dire que voter pour lui ne pouvait être qu’un signe d’adhésion à son programme. J’ai cru rêver. Au plutôt vivre un cauchemar. J’ai enragé de cette légèreté. À regarder les visages dépités et les conversations fatalistes et apeurées de beaucoup, je dirais que le temps est plus au deuil. Le deuil de nos fractures. Le deuil devant nos horizons irréconciliables.

Se tourner vers ses êtres chers

2002 n’est plus et ne sera plus. Il est grand temps que les démocrates et les républicains de ce pays en fasse le deuil. Le Pen n’est plus un accident de parcours, un accident électoral mais une habituée, une usual suspect, bref la favorite des électeurs français.

Aujourd’hui, à quelques jours du second tour, à quelques jours de glisser un bulletin dans l’urne, mon esprit se tourne vers mes êtres chers. Mes neveux et mes nièces en premier lieu. Ils n’ont pas connu 2002, ils le liront dans nos livres d’Histoire. Ils liront nos échecs collectifs. Je leur dirai aussi mes échecs personnels et mes colères. En 2022, mon neveu aura 17 ans. L’âge où j’ai découvert Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Je ne lui souhaite pas le même sort, ni à lui ni à ses camarades. Avant de glisser mon bulletin dans l’urne, mon esprit se tournera vers mes êtres chers, ceux qui m’ont formée, aimée et portée et ceux qui, aujourd’hui, partagent ma vie. Avant de glisser mon bulletin dans l’urne, je distinguerai mon ennemi politique irréductible de celui dont je ferai mon opposant politique.

En espérant que nous éviterons le pire et que le sursaut républicain dure plus longtemps qu’un entre-deux-tours. Sinon, je crains que nous puissions d’ores et déjà prendre rendez-vous pour avril 2022.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.



Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les… En savoir plus sur cet auteur