Religions

Consultation initiée par Marwan Muhammad : des chiffres... et des luttes

Rédigé par Samba Doucouré et Huê Trinh Nguyen | Mardi 2 Octobre 2018 à 16:30

L’Institut du monde arabe accueillait, dimanche 30 septembre, la restitution de la Consultation des musulmans initiée par Marwan Muhammad. Cette initiative vise à inscrire un nouveau rapport de force dans l’organisation de l’islam de France.



Le 30 septembre, à l’Institut du monde arabe, à Paris, près de 220 personnes ont assisté à la restitution des résultats de la Consultation des musulmans. (Photo : copie d'écran de la vidéo).
L’islam de France est un concept sujet à diverses controverses. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a connu un mois de septembre chargé. Après le rapport de l’Institut Montaigne, les rendez-vous institutionnels préfectoraux des Assises territoriales et le colloque du CFCM dans les murs du Sénat, l’heure est à la Consultation des musulmans.

Le projet, lancé par l’ancien directeur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) Marwan Muhammad, a consisté à recueillir l’avis des musulmans, du 10 mai au 20 juin, sur les enjeux de leur présence en France essentiellement via une plateforme Internet, puis par des débats organisés dans 57 mosquées de France. C’est devant une salle comble de plus de 200 personnes (imams, recteurs de mosquée et surtout de nombreux responsables associatifs locaux) réunies à l’Institut du monde arabe que les résultats de la Consultation des musulmans ont été rendus publics, dimanche 30 septembre.


Marwan Muhammad introduit la conférence par le constat selon lequel les musulmans sont en demande d’organisation : ils ont « besoin de pouvoir se structurer » et expriment la « nécessité de s’extraire du contexte politique qui fait d’eux un problème dans la société ». Alors que les membres du comité scientifique étaient restés inconnus durant toute la campagne, leurs noms ont été rendus publics. En font partie les sociologues Fatiha Ajbli, Valérie Amiraux, Said Bouamama, Moussa Bourekba, Nacira Guénif-Souilamas, Julien Talpin, le statisticien Reda Choukour et le démographe Patrick Simon. Trois d’entre eux étaient présents à l’IMA.

Au moment du lancement de la Consultation, bon nombre d’observateurs avaient aussi remarqué l’impossibilité de recueillir des données sociologiques en termes de genre, d’âge, de profession ou d’origine géographique. Pour autant, le statisticien Reda Choukour tient à préciser : « Ce n’est pas un sondage. Il ne s’agit pas de résultats obtenus à la suite de la constitution d’un panel représentatif des musulmans de France. » Cependant, avec 24 029 personnes qui ont répondu en ligne, l’échantillon est, selon lui, suffisamment important pour être pris très au sérieux. Et de prendre pour exemple la consultation réalisée par le mouvement En Marche ! en vue de la présidentielle, à laquelle avaient participé 35 000 individus. « Nous avons essayé d’articuler des questions ouvertes et des questions fermées. Ce n’était pas un défouloir, les gens ont formulé des propositions. Un travail d’approfondissement des résultats reste à réaliser », explique le statisticien.

Les instances existantes désavouées par la Consultation

Les chiffres sont assez univoques et montrent une quasi-unanimité sur la plupart des questions. 85 % des répondants jugent que « les musulmans ont besoin d’une structure nationale qui leur permette de s’organiser et d’être représentés » contre 10 % qui s’y opposent. 84 % d’entre eux estiment que les instances nationales chargées d’organiser et de représenter le culte musulman ne font pas un bon travail. Ils sont 80 % à ne pas se sentir représentés par le Conseil français du culte musulman (CFCM).

Quant à la participation de l’État dans l’organisation du culte, 70 % des participants sont contre et 20 % sont pour. La Fondation de l’islam de France présidée par Jean-Pierre Chevènement, a été brocardée avec 90 % de répondants qui ne se sentent pas représentés par cet organisme.


Face à cette avalanche de chiffres, rien de très nouveau. Aurait-on enfoncé des portes ouvertes ? Il est de notoriété publique que le CFCM est soit décrié par les militants associatifs pour son inaction ou ses guerres intestines, soit complètement inconnu des musulmans. Par ailleurs, rappelons que ni le CFCM ni la Fondation de l’islam de France n’ont vocation à représenter les musulmans. Ainsi, demander aux participants s’ils se sentent représentés par ces instances conduit de toute évidence à un « non » massif...

Les données de la consultation marquent « un désaveu franc des institutions », fait remarquer la sociologue Fatiha Ajbli. « Cela était connu, mais l’ampleur est plus importante que prévu », ajoute-t-elle, car « 46 % de ceux qui donnent crédit aux institutions ne se sentent néanmoins pas représentés par elles ».


Un besoin de visibilité positive et une quête de reconnaissance

« La crise de légitimité n’entame pas pour autant le besoin des musulmans de s'organiser. Ce qui est mis en cause, c’est la légitimité de l’État à s’ingérer dans les affaires du culte. En cela, les musulmans adoptent une posture laïque », insiste Fatiha Ajbli. « L’islam se pense à partir de la séparation des cultes et de l’État français, et donc aussi de toute influence consulaire. »

La chercheuse relève également l’importance de la question médiatique. 96 % des personnes sondées considèrent que le traitement médiatique qui leur est réservé n’est pas juste et équilibré. « D’où la priorisation de la visibilité médiatique et la quête de reconnaissance » réclamée par les consultés.

En effet, dans l’ordre des priorités attendues d’une instance de représentation et d’organisation du culte musulman, « représenter les musulmans dans les médias » figure en tête (77 %), lutter contre l’islamophobie vient en deuxième position (72 %) et enseigner l’islam en troisième (60 %). Les questions de l’organisation du pèlerinage et des mosquées sont « dépriorisées ». Pour Fatiha Ajbli, ces choix sont « politiques », ils répondent à ce qui fait obstacle à l’inclusion des musulmans dans la société. « Les couvertures sensationnelles de la presse qui se focalisent sur des pratiques minoritaires sont pointées par les musulmans (…). La surmédiatisation, paradoxalement, invisibilise la réalité des musulmans de France », commente-t-elle.

Lors des échanges avec la salle, une membre de la « Jeunesse musulmane de Rennes » raconte un incident survenu à la suite d’une interview avec des journalistes de Cnews. Amenée à témoigner sur la remise en cause du burkini dans les piscines municipales rennaises, son interview, diffusée sur le site Web de la chaîne d’information, a finalement été retirée du reportage diffusé à l’antenne. Selon Fatiha Ajbli, de nombreuses femmes (dont elle) ont été victimes de ce type d’agissement. « Les musulmans ont saisi que les médias sont des artisans de l’imaginaire. À la télévision, on raconte une Histoire de France dans laquelle les musulmans ne se reconnaissent pas », analyse-t-elle. « La floraison d’un ensemble de médias affinitaires est peut-être la solution d’avenir », conclut la sociologue.

Une consultation qui accouche... d'une plateforme

Mustapha Ettaouzani, président de l’Union des associations musulmanes de l’Orléanais (UAMO), est venu présenter son « rêve » : « Connecter toutes les mosquées grâce à une plateforme Web et, ainsi, que chacune ait accès à des architectes, des juristes, des sociologues, etc. Imaginons un canal d’information unique pour tous les fidèles. » Plus qu’un rêve, l’Orléanais a en fait teasé l’annonce de Feïza Ben Mohammed.

La militante antiraciste niçoise, qui avait notamment révélé la première affaire du burkini à Cannes, en 2016, a présenté le site Les Musulmans.fr. Celui-ci doit permettre aux acteurs associatifs de se retrouver pour échanger les bonnes pratiques pour la gestion du culte et mettre en commun leurs compétences. Le nom de la plateforme, L.E.S. Musulmans, est construit sur un acronyme : Libérer les énergies, Excellence et entraide, Solidarité et services. Comme, avant eux, l'UMP a changé de nom pour Les Républicains et l'UOIF pour Musulmans de France, la mode est à la privatisation de vocables génériques...

Quatre des sept actions préconisées à l’issue de la Consultation relève de la culture geek et entrepreneuriale propre aux jeunes générations. Un portail d'information devrait voir le jour, sans détailler son positionnement. Une centrale d’achat est envisagée : elle mutualisera les commandes de tapis et autres matériaux de mosquées, permettant ainsi de réaliser des économies d’échelle. Une application mobile permettra d’avoir accès à tous ces services prochainement, et surtout de réaliser « des dons avec une meilleure traçabilité et une transparence financière ».

Les trois autres propositions sont plus classiques. Qu’il s'agisse de groupes de travail (sur le funéraire, le statut des imams, le hajj, etc.) réunissant cadres religieux, membres de la société civile et professionnels, ou qu’il s'agisse de formations dédiées aux imams et cadres associatifs, ou bien de structurer l’organisation du culte à l'échelon départemental... toutes ces propositions ont déjà été expérimentées par le passé ou bien sont de nouveau en cours de réflexion et de réalisation par d’autres acteurs associatifs.


Une volonté de construire soi-même

Qu’importe. L’essentiel est que ces actions soient menées « par et pour les musulmans ». La dynamique enclenchée par la Consultation est « inédite à trois niveaux », estime le sociologue Saïd Bouamama, « par son amplitude, par sa méthode ascendante en demandant aux croyants leur avis avant de prendre des décisions, et par son articulation du quantitatif et du qualitatif ». Elle « révèle une volonté de construire soi-même, d'articuler unité et diversité » et la nécessité de « passer d’objet parlé à sujet parlant ».

D’après Marwan Muhammad, déjà 160 associations et mosquées ont rejoint la plateforme. Celle-ci sera « en mesure de répondre aux préoccupations des fidèles sur la gestion de leurs lieux de culte ». Concernant la représentation des musulmans, plutôt que de créer une instance nationale, il propose de créer des pôles régionaux à partir des compétences répertoriées sur le site. « Il faut tuer l’idée même d’un porte-parole des musulmans. »

Le financement de cette dynamique qui se veut nouvelle, reste, quant à lui, plutôt traditionnel. Un appel au bénévolat, à l’adhésion et aux dons est lancé en fin de conférence. En attendant, l’émulation est à son comble : « Est-ce qu’en 2018 le gouvernement est capable de traiter 5 millions de ses citoyens comme des êtres humains, adultes et de plein droit ? Si oui, il doit rechercher non pas des partisans, mais des partenaires, dans un rapport d’égal à égal. » Et de marteler : « Il faut travailler avec les musulmans, parce que travailler sans les musulmans, c’est travailler contre les musulmans. »

La Consultation a mobilisé près de 2 500 personnes lors des débats organisés dans 57 villes de France. Reste à voir si ce soutien va se concrétiser sur la plateforme et lui permettre de devenir un acteur crédible dans l'organisation de l'islam de France.