Points de vue

Au-delà de l'Europe, le défi mondial des migrations

Rédigé par European Muslim Network (EMN) | Lundi 21 Décembre 2015 à 13:18

Instaurée en 2000 par l'ONU, la Journée internationale des migrants est célébrée chaque année le 18 décembre dans le but de dissiper les préjugés sur ces populations et de sensibiliser l'opinion à leurs contributions dans les domaines économique, culturel et social, au profit tant de leur pays d’origine que de leur pays de destination. European Muslim Network, organisation basée à Bruxelles, a adopté le 4 juin 2015 une déclaration à l'issue de son Assemblée Générale qui s'est tenue au Monténégro du 14 au 16 mai, afin de marquer sa solidarité envers les migrants. La voici reproduite sur Saphirnews.



Le concept de migration, qui inclut la recherche d’asile tant pour des raisons politiques que non-politiques, est inhérent à l’évolution de l’islam et partie intégrante du concept islamique des droits humains. En 621 apr. J.-C., le Prophète Muhammad a finalement décidé de quitter sa ville natale de La Mecque pour chercher refuge à Médine. Cela a abouti à l’instauration de la paix dans une société jusqu’alors déchirée par des conflits internes. Cet événement dénommé « hégire » ou émigration est devenu le symbole du mouvement des musulmans quittant les terres d’oppression pour des lieux de sécurité et de paix. En outre, l’hospitalité offerte à Muhammad et à la jeune communauté musulmane par les habitants de Médine incarne la conception islamique de la protection des réfugiés telle qu’elle est exprimée dans le Coran. Migrer pour se protéger des persécutions et se mettre en sécurité fait partie de la notion islamique de l’amâna est reconnu comme un droit humain individuel.

Migrer est un droit humain ! Chaque migrant est un être humain, quel que soit son statut politique ou économique. Nous reconnaissons que les migrations sont un défi mondial et ne concernent pas la seule Europe, quoi qu’en dise le discours officiel. Les migrants ont tendance à ne pas s’éloigner de leur pays d’origine, comme le montrent les migrants syriens qui ont choisi de fuir la situation dangereuse de leur pays et de migrer vers les pays voisins. Le cas des migrants syriens dément le récit public sur les millions de migrants qui se presseraient aux portes de l’Europe et atteste que des pays disposant de moyens économiques bien moindres que ceux de l’Europe sont les premières destinations des migrants. Ce sont ces pays, et non pas l’Europe, qui constituent une terre d’accueil pour les principales vagues de migration à l’heure actuelle.

Selon les Nations Unies, les principaux pays accueillant des réfugiés et des migrants dans le monde se trouvent tous au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. De fait, 86 % des migrants ou réfugiés du monde sont accueillis dans des pays en développement. Et en 2013, près de la moitié des réfugiés encadrés par le HCR se trouvaient dans des pays où le PIB par habitant était inférieur à 5 000 dollars américains. Les migrations modernes prouvent une fois de plus que l’interdépendance est une réalité et que les pays et continents sont liés les uns aux autres par des relations de causes à effets.

L’EMN considère qu’il est urgent d’élaborer un nouveau discours sur la migration afin de montrer à un public européen désorienté qu’une gestion adéquate et raisonnable des migrations serait bénéfique à tous. C’est là un fait attesté par des études fiables, tandis qu’il est également essentiel de traiter simultanément les causes sous-jacentes des migrations de masse en provenance de l’extérieur de l’Europe. La majorité des économistes européens reconnaissent désormais la nécessité de ce nouveau discours, alors que la majorité des politiciens européens s’y refusent encore.

L’EMN constate que le débat actuel sur les migrations est chargé d’émotion et d’implications racistes. Le public européen n’a pas connaissance des réalités du terrain. Par exemple, les migrants en provenance de France sont installés dans plus de pays que les migrants d’aucune autre nation. Les pays les plus pauvres du monde ont la plus faible proportion d’émigrants. Tandis que l’Europe s’attribue le droit de migrer vers n’importe quel pays, essentiellement pour des raisons économiques, les Africains par exemple font face à des niveaux extrêmement élevés de restrictions de leurs mouvements.

L’EMN s’intéresse au défi mondial des migrations par devoir moral, conformément aux enseignements de l’islam et par respect de la dignité humaine. Il se place du point de vue de citoyens du monde reconnaissant et acceptant la base commune définie par les valeurs humaines universelles, qui obligent les êtres humains à se sentir collectivement responsables de l’humanité et de la création. C’est pourquoi l’EMN rejette les tentatives évidentes des partis et mouvements d’extrême-droite et de leurs alliés dans les partis traditionnels, de lier le débat sur l’immigration à une analyse hostile à l’islam et aux musulmans en Europe. La religion n’est nullement un obstacle à l’intégration.

Tout en reconnaissant que l’Europe, comme tout autre continent ou pays, est incapable de recevoir tous les migrants du monde entier, l’EMN souhaite à travers la présente note de synthèse attirer l’attention des décideurs sur un certain nombre de points nécessaires à un examen exhaustif de la question :

L’EMN considère la migration, qui inclut le droit de se déplacer librement, comme un droit individuel de l’être humain et une affirmation de sa dignité naturelle à travers l’effort pour améliorer ses conditions de vie, ainsi qu’un droit fondamental dans sa poursuite du bonheur.

Nous contestons les politiques d’immigration pratiquées en Australie, concentrant les migrants dans des camps de rétention permanents et dégradants et dans des pays tiers à faible niveau de vie, payés par le gouvernement australien paie pour accueillir des migrants qui y recevront un refuge rudimentaire et le strict minimum vital. La position australienne ne peut être considérée que comme un exemple inhumain et non éthique pour l’Europe.
Nous contestons les politiques d’immigration qui autorisent un traitement avilissant des migrants dans les pays du Golfe bénéficiaires d’importantes ressources – un mauvais traitement des travailleurs en contradiction flagrante avec les enseignements de l’islam.

Nous contestons les politiques d’immigration de pays majoritairement musulmans comme le Bangladesh, qui a commencé à imiter les pratiques honteuses et inhumaines de l’Australie à l’égard des migrants, ou encore de l’Indonésie et de la Malaisie qui sont plus que réticentes à donner refuge à leurs frères en islam persécutés dans leur pays en raison de leur religion, une insensibilité à la souffrance humaine qui est en totale contradiction avec les enseignements de l’islam.

Nous contestons les politiques d’immigration illustrées par la mentalité de ce qu’on a justement dénommé « l’Europe forteresse », incarnée de la façon la plus marquante sur le terrain par les agressives barricades high-tech des villes de Ceuta et Melilla. De telles politiques ne font qu’entretenir la xénophobie ; elles envisagent la question migratoire sous le seul angle de la sécurité et entendent absoudre l’Europe de sa part de responsabilité dans le passé colonial, qui doit être reconnue dans sa dimension morale, économique et historique.

Suite à ces conclusions, l’EMN affirme que :

- L’Europe doit reconnaître que fuir la pauvreté, l’oppression politique ou la dictature sont des raisons également légitimes de migrer, et mettre un terme au discours public et politique malintentionné et trompeur sur les migrants, séparant les « bons migrants » des « mauvais migrants ».

- Les migrations en Europe à l’heure actuelle sont majoritairement motivées par l’économie et les inégalités économiques. Or d’un point de vue économique, l’Europe est hautement dépendante des migrations. Les politiciens et les économistes doivent être plus éthiques et plus rationnels dans leurs réflexions sur les phénomènes migratoires, afin de replacer la discussion des questions migratoires dans son contexte et de reconnaître le besoin économique de l’Europe en migrants. Le sujet doit donc être dissocié des questions de sécurité et du sentiment de menace des sociétés européennes, source de racisme vis-à-vis des ethnies, des minorités et des groupes religieux en Europe (et pas seulement en Europe, d’ailleurs).

L’EMN reconnaît bien sûr les responsabilités des pays de départ, c'est-à-dire des pays d’origine des migrants, où mauvaise gouvernance, incompétence administrative et corruption publique généralisée détruisent l’avenir des individus, où le développement économique n’est pas axé vers le bien-être de la population et où les gouvernements sont uniquement au service des intérêts de l’élite dirigeante, sans aucun respect pour l’aspiration de la population à l’accès aux ressources, aux soins, à l’éducation et à un niveau de vie décent.

C’est pourquoi l’EMN considère que :

- L’Europe doit adopter une approche éthique en définissant les éventuels quotas pour l’accueil des migrants non-Européens, au service du besoin naturel d’éviter de surcharger les pays d’arrivée.

- La reconnaissance par l’Europe de sa responsabilité dans les migrations modernes, qui sont aussi liées au passé colonial de l’Europe, doit s’exprimer par une nouvelle politique juste et ambitieuse de voisinage et de coopération économique, en particulier à l’égard de ses plus proches voisins non-européens.

- Il existe un besoin immédiat de cohérence et d’équilibre entre d’une part le discours politique sur les migrations, nettement négatif dans son esprit et son essence, stigmatisant pour les migrants et marqué par une forte motivation sécuritaire ; et d’autre part les évidents besoins économiques de l’Europe, avec une forte demande en immigration de renfort nécessaire à la survie de ses sociétés où le contrat intergénérationnel est mis en péril par l’inversion démographique due au vieillissement des sociétés. Il est essentiel d’avoir un discours politique cohérent tenant compte à la fois des intérêts européens et de la dignité des êtres humains migrants.

- L’Europe, et l’Occident en général, doivent – sur la base des valeurs et principes humanistes qu’ils diffusent – remettre en question leur haut niveau de vie basé sur une consommation disproportionnée des ressources à l’échelle mondiale, qui s’effectue à l’heure actuelle au détriment de la majorité des populations des régions en voie de développement.

L’EMN reconnaît le rôle particulier que les communautés musulmanes d’Europe doivent jouer, quant à leur devoir d’assistance aux migrants en général et aux migrants musulmans en particulier, au nom des valeurs européennes partagées et de leur foi, en s’appuyant sur les infrastructures à tendance musulmane et les réseaux sociaux, tout en appréciant les droits islamiques des nouveaux arrivants ainsi que leurs devoirs en tant que nouveaux membres de la société. Les musulmans peuvent se référer à leur propre histoire, par exemple aux migrations transcontinentales d’al-Andalus vers l’Afrique du Nord et au sein de l’Empire ottoman, en ce qui concerne les devoirs individuels et collectifs des musulmans modernes en tant qu’Ansar, le terme islamique désignant ceux qui offrent un refuge. Les communautés musulmanes d’Europe sont déjà largement mises à contribution dans l’accueil des migrants, en Turquie et en Italie par exemple. Il sera nécessaire que les communautés musulmanes se préparent à accepter, à intégrer et à accueillir des migrants.

L’EMN recommande donc que les musulmans d’Europe s’ouvrent :

- à la nécessité de débattre des manifestations subtiles et parfois directes d’un racisme inter-musulman, par opposition au besoin d’offrir une solidarité islamique quelle que soit l’origine de la personne ;

- à l’échange et la création de partenariats avec d’autres organisations religieuses ou OGN qui ont déjà de l’expérience dans l’accueil et l’intégration de réfugiés et de migrants dans leurs communautés ;

- aux leçons qui peuvent être tirées de l’expérience des communautés juives européennes dans l’intégration de migrants juifs de l’ex-Union soviétique ;

- au développement de services communautaires répondant aux besoins particuliers des migrants avec le soutien des municipalités et des ONG ;

- aux démarches juridiques afin d’accueillir des personnes dans les mosquées de la même façon que l’asile est offert dans des églises ou autres institutions semblables ;

- à la redécouverte du concept islamique de sécurité (amâna) et du droit à l’asile pour les personnes dans le besoin.

Afin de soulager dans l’immédiat la détresse des migrants, l’EMN appelle :

- à la reprise immédiate des missions de secours intensives en Méditerranée et au rétablissement du Mare Nostrum ;

- à la mise en place de procédures justes, sûres et équitables de demande de migration tant en Europe que dans les pays d’origine des migrants potentiels, afin de dissuader ces êtres humains d’entreprendre des voyages mettant leur vie en péril ;

- à l’annulation immédiate du règlement Dublin II, qui fait porter le fardeau à un nombre restreint de pays européens. Au cours des deux dernières années, cinq pays ont reçu 72 % des migrants, ce qui nuit à l’idée même de l’Europe, à savoir au concept exemplaire d’un espace commun aux responsabilités partagées ;

- à la mise en place au sud de la Méditerranée de camps de réfugiés répondant aux normes européennes, afin que les migrants ne soient pas laissés à la merci d’administrations locales incompétentes. Par le passé, et à la grande honte de l’Europe, l’effort pour sécuriser les frontières extérieures de l’Europe a souvent été accompli au prix de partenariats avec des régimes fort peu respectueux des droits de l’homme ;

- à l’examen rapide des demandes d’asile par des commissions de juristes intègres et expérimentés.

L’EMN appelle également à la mise en place immédiate de mesures à long terme pour soutenir et stabiliser les régions voisines. Une nouvelle Politique de Voisinage pour l’Europe qui :

- soit conforme à la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne et décriminalise la migration ;

- reconnaisse le fait que les continuelles interventions politiques et militaires de l’Europe et de l’Occident ont déstabilisé les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique ;

- reconnaisse le fait que – selon les données collectées par le PNUD –les migrations n’ont pas d’effets négatifs sur les marchés de l’emploi européens ;

- définisse la responsabilité de l’Europe d’instaurer un Plan Marshall européen pour le Moyen-Orient et l’Afrique ;

- formule des opportunités et des responsabilités communes pour l’assistance et le développement dans la zone MENA ;

- respecte les droits économiques des pays voisins quant à ses ressources naturelles et développe et applique des instruments visant à préserver ces droits ;

- mette un terme à l’invasion ravageuse des marchés étrangers/africains par des produits de substitution en provenance d’Europe ;

- instaure un système généralisé de microcrédit à l’intention des personnes en difficulté, leur offrant une opportunité de gagner leur vie et un avenir pour leur famille dans le pays d’origine ;

- s’ouvre au fait établi que les migrations en elles-mêmes contribuent grandement au développement des pays de départ grâce aux transferts d’argent provenant du travail légal, à un niveau qui ne saurait être égalé par l’aide au développement octroyée par l’Europe à ces pays de départ.

L’Europe n’est pas en état de siège. L’Europe a besoin de démontrer en ce moment que la dignité humaine, la justice et la solidarité ne sont pas des mots vides de sens mais constituent la base même d’une approche européenne consolidée des défis de notre époque. Une Europe axée sur les valeurs dispose d’une occasion unique de démontrer au monde entier que la richesse de l’humanité doit être partagée par tous les êtres humains.

Tout en comprenant la nécessité d’agir, l’EMN déplore que l’Europe s’engage dans des actions militaires inutiles dans l’objectif de détruire les embarcations des passeurs : une telle action ne résoudra en rien le problème des migrants.

L’EMN voit dans le système des quotas de répartition une première étape positive. Cependant, ce système de quotas doit être développé et généralisé et ne devrait pas être limité aux migrants qui sont déjà présents dans l’Union européenne et notamment dans les pays membres les plus méridionaux.

L’EMN exhorte les décideurs européens et nationaux à ne pas tomber dans le piège d’une solidarité restrictive dans leurs débats sur les migrations, mais à trouver des moyens pour gérer la solidarité de façon conforme aux normes éthiques universellement reconnues.

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European Muslim Network (EMN) est un groupe d’experts qui réunit des intellectuels et des activistes musulmans venant de toute l’Europe avec pour objectif est de « stimuler une meilleure communication et la mise en œuvre d’expertises en ce qui concerne la présence musulmane en Europe et les questions liées à l’Europe en général ».