Points de vue

Attentats de Paris : après-coups

Rédigé par Mourad Benchellali | Lundi 23 Novembre 2015 à 15:33



Dans la soirée du 13 et la matinée du 14 novembre, j’ai fait ce que beaucoup de provinciaux ont fait : par SMS ou en téléphonant, j’ai cherché à prendre des nouvelles de tous mes amis habitant Paris ou sa banlieue pour savoir si eux et leurs familles allaient bien. Une fois rassuré, j’ai partagé le sentiment de tristesse et d’horreur face à ces crimes et j’ai simplement serré mon fils contre moi, tâchant de répondre à ses questions d’enfant et de le protéger de la répétition des images en boucle à la télé. « Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’on peut faire ? » Ce sont des questions que chacun se pose et je me les pose peut-être un peu plus à cause de mon histoire.

Ma première réponse, dans ces circonstances où l’émotion immédiate se transforme en blabla radio et télé, a été de me taire, refusant les sollicitations à intervenir dans les médias – au fil des années je me suis transformé en « expert », un mot qui ne veut rien dire sauf si je précise que je l’assume seulement en tant qu’expert de ma propre connerie. Elle m’a appris au moins ceci : il vaut mieux prendre son temps avant d’agir, comme de parler.

De ce point de vue, il me semble que beaucoup de gens sûrement plus sages et plus « experts » que moi auraient mieux fait de se taire avant d’intervenir.

Fantasme lepénisant

Qu’est-ce qu’on entend ?

Pour lutter contre le terrorisme, nous dit-on, il faut enrichir l’arsenal des lois, prévoir des déchéances de nationalité pour les citoyens français impliqués, les expulser. Déchéance de nationalité ? Je sais que ce n’est pas drôle, mais est-ce que quelqu’un pense sérieusement que juste avant de se faire exploser le kamikaze se dit : « Merde, sur ce coup-là, je vais perdre ma carte d’identité française, tout compte fait je laisse tomber et je vais regarder "The Voice" à la télé » ?

Et quant aux expulsions, vers où ? La Syrie ! L’Irak ? Et si c’est le Maghreb, est-ce plus efficace ?

Vrai que les policiers peuvent se demander comment des gens déjà repérés ou recherchés ont pu circuler aussi facilement ; je crois deviner qu’en faux passeports ils s’y connaissent et qu’ils contourneront ces inconvénients aussi facilement qu’ils l’ont fait ces derniers mois…

Il est exact que des questions de police et de renseignements se posent, à l’échelle française et européenne, mondiale même, autour de ces attentats et des failles qui ont pu les rendre possibles. Encore faudrait-il commencer par se poser les bonnes questions plutôt que de se précipiter devant les micros pour annoncer qu’on a les solutions dans cette lutte « impitoyable » contre un ennemi « barbare ».

Je comprends bien que face à l’horreur on ait la tentation de créer un monde semblable à celui du film de Spielberg Minority Report, un monde où les criminels sont empêchés d’agir avant leur acte.

Au centre des débats se trouve, si l’on suit nos « experts » cette fameuse fiche S établie sur un certain nombre d’individus à surveiller en raison du risque qu’ils présentent. A en croire certains il suffirait de suivre 24 heures sur 24 ou d’interner les individus déjà fichés afin de les empêcher de nuire – sans parler du fantasme entendu dans les bistrots lepénisants de les arroser à leur tour à la kalachnikov pour en finir une bonne fois avec eux.

La laïcité au bout du fusil

En dehors des questions éthiques que cela pose, si l’on se borne à l’aspect pratique, comment ça marche ?

Je suis sûr qu’il existe sur moi une fiche S : si elle est mise à jour, elle doit indiquer qu’il ne faut pas forcément se laisser abuser par mon statut d’expert, mes participations internationales à des colloques sur la déradicalisation, ni à mes interventions face à des jeunes dans les écoles et dans les prisons pour lutter contre la tentation du jihad. Qu’est-ce que cela prouve ? Je pourrais être une cellule dormante à moi tout seul ! Et tous mes textes, mes tweets, mon blog, tout cela une couverture !

Mes proches et moi-même savons que c’est grotesque : n’ayant jamais été violent, ni tenté par le jihad sous aucune forme, ce n’est pas maintenant, où j’ai retrouvé une vie après les tortures et les prisons, le bonheur d’élever mon fils, que je vais tomber dedans. Si je suis devenu un combattant malgré Guantanamo et ses suites, c’est pour la paix, la tolérance, les droits humains, le respect entre les différentes religions.

Il y a pourtant bien des indices contre moi : je suis musulman et pratiquant, j’étudie le Coran, je fais mes prières et respecte le Ramadan.

Si je dois alimenter encore des suspicions, autant le dire tout de suite : je suis attristé, et parfois un peu en colère, par la façon dont on s’adresse en France à beaucoup de musulmans comme moi. Aussitôt passée la rituelle affirmation de non-stigmatisation de « nos compatriotes de confession musulmane » (même Mme Le Pen s’y est mise), on nous demande des gages de bonne laïcité, de bonne francité : mangeons-nous des sandwichs jambon-beurre, sommes-nous bien Charlie, avons-nous pris une bière, n’avons-nous émis aucun bruit suspect pendant la minute de silence ?

C’est la laïcité au bout du fusil et, toute histoire d’opinion mise à part, cela ne marche pas. Ils devraient le savoir, les politiciens ! Pendant des années, ils ont essayé avec le Front national, de dire que c‘était mal, affreux. Et voyez le résultat ! Je suis aussi affligé comme n’importe qui de voir certains jeunes qui confondent tout dans leur tête – ils se prennent pour des Palestiniens et les Juifs français pour les colons israéliens – et c’est franchement lamentable. Mais est-ce en leur donnant des leçons qu’on va les faire évoluer ? Si l’éducation que j’ai reçue en France m’a servi, cela a été en m’aidant à poser les bases d’un certain esprit critique. Oui, ma biographie prouve bien que j’en ai manqué à certains moments clés – mais peut-être aussi qu’il ne faut pas désespérer.

La fermeture de mosquées crée plus de problèmes qu'elle n'en résout

Quand j’étais détenu à Fleury, de jeunes prisonniers musulmans me voyaient avec admiration comme un diplômé de l’université de Guantanamo, et un vrai combattant de la foi. J’avais du mal à leur expliquer que non, à mes propres yeux je n’étais qu’un petit con qui avait eu plutôt beaucoup de chance. La situation ne s’est pas arrangée dans les prisons. De la droite autoritaire à la gauche-sécurité, on a vendu au peuple que, vu les dangers de « contamination (radicalisation = Ebola), il fallait séparer les « islamistes » : les mettre à l’isolement ou bien en petit groupe éloigné des autres.

Après quelques années de ce régime, c’est un rapport d’inspection du contrôleur des prisons qui constate que cela ne marche pas : les « isolés » se prennent pour des martyrs et sont perçus comme tels ; et les petits groupes, comme à Guantanamo, s’auto-intoxiquent encore plus fort.

Devant cet échec patent que faire ? Un membre de l’opposition a trouvé : créer un Guantanamo à la française, tortures en moins, nous a-t-il précisé pour nous rassurer. Il pourrait ajouter qu’on devrait exiger de tous les individus faisant l’objet de la fameuse fiche S qu’ils portent une tenue orange – quand j’ai tweeté ironiquement là-dessus, un commentaire a suggéré avec humour qu’ainsi Arabes et Juifs français (qui s’y connaissent en « marquage ») se trouveraient rapprochés.

Deuxième ligne de front : c’est la bataille idéologique, nous dit-on. A supposer que le « bon islam (celui de M. Boubakeur) soit démocratico-compatible, qu’est-ce qu’on fait avec le mauvais ? Réponse des « experts » (ceux qu’on voit à la télé avec M. Zemmour) : on éradique. Fermons les mosquées extrémistes, expulsons les imams prêchant la haine.

Sur le point de savoir qui sont les extrémistes et qui prêche la haine, pas toujours facile de s’y retrouver… Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de problème : j’ai vu et entendu moi-même des propos qui font froid dans le dos, surtout quand on pense que de jeunes enfants y sont exposés – et je suis d’accord que la République défende ses limites, aussi sur ce terrain-là.

Mais j’ai été le témoin de décisions qui me paraissent plus que contestables : il y avait près de chez moi, à Vénissieux, une mosquée d’obédience salafiste. Elle a été fermée. Est-il utile de préciser – ce que d’autres experts, des vrais, établissent – que le salafisme est constitué de deux courants : l’un, il est vrai, prêche le jihad ; l’autre, sans être en rien progressiste, est quiétiste, il s’oppose au premier, incite à une ascèse personnelle et familiale et recommande le respect pacifique des lois républicaines et la participation aux élections. Je ne suis pas sûr que la meilleure façon de le contrer soit de le persécuter.

Les dangers de ces deux écoles salafistes ne sont pas de la même nature – et j’ai l’impression que pour donner l’air de lutter, on les confond à dessein. Ça fait bien, ça fait ferme et laïc.

De plus, fermer une mosquée est une décision qui crée plus de problèmes qu’elle n’en résout : qu’a-t-on fait des 600 fidèles de la mosquée de Vénissieux ? Les a-t-on convertis en masse au catholicisme ? En a-t-on fait des athées, des libres penseurs ? Non : on les a laissés sur le carreau et je fais l’hypothèse qu’ils se rendent maintenant dans une salle de prière clandestine, où un imam autoproclamé plus dangereux que le précédent leur explique avec passion que l’islam en France est persécuté. Qu’y a-t-on gagné ?

N’en déplaise aux amis de Mme Le Pen, un des problèmes de l’islam en France, ce n’est pas qu’’il y a trop de mosquées, c’est qu’il n’y en a pas assez. Les prétextes ne manquent pas : manque de fonds ou, quand il y en a, financement d’origine douteuse. Les conséquences : rejeter des fidèles vers la clandestinité, leur faire sentir qu’ils ne font pas partie de la communauté nationale…

Les polémiques franco-françaises mettent de l'huile sur le feu

De plus, des débats franco-français, alimentés pour des raisons politiques, ont contribué à mettre de l’huile sur le feu, voire à fournir des arguments (minables) aux cyniques qui manipulent des ignorants via les réseaux sociaux…

Un exemple : le voile. Là encore on confond tout : foulard et burqa, décision personnelle d’une femme et violence conjugale. Même la pauvre maman du soldat assassiné par Mohammed Merah, qui mène une courageuse action de tolérance dans les écoles, s’est vue accuser d’être une mauvaise citoyenne, parce que portant le voile.

Quand je lis qu’une jeune fille à Marseille a été insultée et traitée de terroriste, puis menacée au cutter, parce qu’elle était voilée, je suis tout aussi effondré que lorsque je lis que, dans la même ville, le même jour, un professeur a été agressé au couteau parce qu’il était juif.
Tels sont quelques-uns des dangers du vocabulaire guerrier qui a trop facilement été adopté par tous les politiques et beaucoup de commentateurs.

Se battre contre des assassins, je comprends bien que ce n’est pas un sport de fillettes qu’on pratique en mettant des gants blancs ; mais se battre contre la propagation d’idées dangereuses, ce n’est pas une affaire simple ; si je peux risquer une comparaison, je ne sais pas si vous avez déjà essayé de calmer un gosse qui pique une colère ; moi, oui. Est-ce qu’on y arrive en gueulant encore plus fort que lui ou bien en gardant son calme et en le ramenant doucement à la raison, par exemple, plutôt qu’en répondant à son agitation par la violence verbale ou physique ? C’est vrai qu’il y a là aussi des limites : si le gamin est en train de mettre le feu à sa chambre parce qu’il a été privé de dessert, on ne va pas attendre que tout ait brûlé…

La vérité, pour en finir avec cette comparaison, est que si on en arrive là, c’est qu’on a bien échoué dans son éducation, qui est une affaire de calme et de patience, de répétition, d’écoute autant que de rappel des règles…

S’il vous plaît, messieurs dames les politiques, montrez-nous l’exemple, faites preuve de ce calme, de cette patience – et faites comme s’il n’y avait pas des élections à brève échéance.

Et si vous voulez faire quelque chose là, tout de suite, maintenant, pesez pour que toutes les voitures de pompiers soient inspectées afin de vérifier qu’elles ont l’équipement de réanimation de base – j’ai vu un médecin à la télé qui avait prodigué les premiers secours à une jeune femme qui était morte une demi-heure plus tard à bord d’une ambulance non équipée de ce matériel…

Comme vous, comme nous tous, j’espère que les attentats vont s’arrêter là mais comme vous je n’en suis pas sûr. La France n’a plus beaucoup d’argent, mais assez pour envoyer un porte-avion et des avions de combat. Elle doit pouvoir en trouver pour garantir les premiers secours aux victimes des attentats.

Pour le reste, si vous connaissez votre Histoire de France, vous savez qu’elle a connu beaucoup de guerres civiles, sociales, de religion... Vous devez pouvoir, comme moi, comme chacun d’entre nous, contribuer par votre sérénité et votre esprit de tolérance, à ne pas alimenter celle que de redoutables adversaires font mijoter.

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Mourad Benchellali est l'auteur (avec Antoine Audouard) de Voyage vers l’enfer (Robert Laffont, 2006). Il tient un blog friendly-combatant où il témoigne de son expérience afin de dissuader les jeunes de partir vers les zones de conflits appelées « terres de jihad ».