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Points de vue

Comment l'entreprise de falsification du Coran de Hamidullah a été rendue possible (2/2)

Rédigé par | Samedi 30 Décembre 2023 à 11:00

           


La première partie de la contribution est à lire ici.

Un mythe populaire veut que Muhammad Hamidullah soit le premier musulman à traduire le Coran en français. Cela est inexact. D'autres musulmans ont font le travail avant lui. Mais, pour des raisons diverses, leurs travaux reçoivent peu d'écho. Hamidullah dresse la liste de ses prédécesseurs, en introduction de son travail, sans distinction de lieux ni de confessions religieuses. Ses prédécesseurs musulmans sont peu nombreux ; ils sont loin de Paris et ils ne sont pas connus des musulmans francophones qui connaissent généralement beaucoup de traducteurs non musulmans du Coran. Un petit malaise planait donc sur la traduction du Coran en français ; Muhammad Hamidullah y met un terme.

Il publie sa traduction du Coran en 1959 au Club français du livre, maison d'édition d'excellente réputation, originale et d'avant-garde sur le marché de livre. Celle-ci connaissait le terrain et savait qu'une demande existait déjà ; un marché en attente et qu'il fallait satisfaire. Ils ont cherché le bon profil et Hamidullah leur a été recommandé ; ils ont compris qu'il était l'homme de la situation. C'est pourquoi ils font le forcing en levant l'obstacle majeur posé par Hamidullah ; ce fut la collaboration avec Michel Leturmy, ancien prêtre catholique et professionnel de la traduction de vieux textes. Tout cet aspect marketing est combiné avec la préface signée de Louis Massignon, qui porte le livre à bout de bras avec sa réputation d'être « le plus catholique des musulmans » ou « le plus musulman des catholiques ».

A un niveau plus technique, Massignon défend le choix de Hamidullah de coller au texte arabe jusqu'à restituer les ambiguïtés que permet la polysémie des mots, la différence culturelle. En ces années 1960, l'environnement de ce livre rassure le lecteur français et offre une belle couverture qui lui assure son succès en librairie. Hamidullah parle d'une cinquième édition en 1965 avec plus de 50 000 exemplaires déjà vendus.

La même année que sa traduction du Coran, Hamidullah publie Le Prophète de l'islam, sa vie, son œuvre aux éditions J. Vrin, grand spécialiste des questions de philosophie. La coïncidence de calendrier crée une adjonction d’événements qui amplifie la présence de Hamidullah sur le sujet de l'islam en France. Sa vie bascule de nouveau. Alors qu'il évoluait à contre-courant de sa tradition familiale à Hyderabad, il se retrouve dans le sens du courant à Paris. Une petite dizaine d'années en France, il est rejoint par son destin, propulsé dans un rôle qu'il connaît mais qu'il a cru pouvoir éviter à Hyderabad. Dans ce contexte français, l'universitaire de formation prend l'habit de cheikh au bon endroit, au bon moment, là où les remous de l'histoire l'ont repoussé. Car le Coran de Hamidullah devient vite un classique de l'islam en France et dans le monde francophone.

Les wahhabites se sont délibérément livrés à un carnage

Istanbul, un colloque sur la vie et l’œuvre de Hamidullah, décembre 2006. Le professeur syrien Abdullatif Alsabbagh témoigne : « La présidence générale des recherches islamiques en Arabie Saoudite a choisi la traduction de Hamidullah pour être la base d’une nouvelle traduction du Coran en français. Après comparaison avec d’autres travaux du même type ; il s’est avéré que la traduction de Hamidullah était plus claire et plus fidèle au texte original. »

Ces experts sont musulmans, arabophones et francophones. Des prédicateurs et des universitaires avec des institutionnels et des non institutionnels. « Il y avait des divergences entre nous, sur toutes les traductions présentées, explique M. Alsabbagh. On a trouvé que les divergences sur la traduction de Professeur Hamidullah étaient moindres, elles étaient mineures. »

Le Complexe du Roi Fahd choisit de fonder sa traduction du Coran en français sur celle du Professeur Hamidullah qui n'est pas consulté. Son accord n'est pas sollicité. Les Saoudiens n'en ont pas besoin ; ils ont leurs experts qui sont de bons intellectuels, très bons francophones et wahhabites convaincus ; des gens capables de faire ce travail doctrinal. Le résultat est un bel objet, une langue fluide et agréable, plus accessible que la collaboration de Hamidullah et Leturmy. Mais, sur le plan idéologique, les wahhabites se sont délibérément livrés à un carnage.

Dans la forme et le fond, les Saoudiens procèdent à un dévoiement sans complexe qui masque la pensée et les choix de Hamidullah. Les subtilités linguistiques et historiques qui font la singularité de son travail sont piétinées, écrabouillées. L'authenticité de ses positions de savant musulman francophone, dont on connaît certaines idées, disparaît pour un étalage d'idées grotesques à la limite de la caricature. Au mieux, la pensée de Hamidullah est dépouillée de sa subtilité savante pour devenir vulgaire et ignorante des débats séculaires intracommunautaires. Sinon, une autre pensée est exprimée, elle dit le contraire parfait de la pensée de Hamidullah.

Le wahhabisme, un obscurantisme évident pour Hamidullah

En recevant le livre, nous avons interpellé Hamidullah en lui apportant un exemplaire annoté du livre. Hamidullah n'a pas voulu écouter, il n'a pas voulu entrer dans ce tunnel conflictuel où des musulmans s'en prennent à d'autres musulmans : « Je sais, mais ce sont les Saoudiens ! », dit-il en faisant signe de la main pour repousser ce livre. Ce n'était pas la première fois mais cette fois, il s'agissait du Coran. Cette fois, il s'agissait d'un organisme gouvernemental, officiel et pas n'importe quel État ! Mais Hamidullah a eu la même réaction. Il était inutile d'insister.

Hamidullah a décrit la vie socio-politique à La Mecque avant l'islam. Il nous a parlé des décennies de débats pour que les Saoudiens acceptent le téléphone comme conforme à l'islam même si l'idée ne vient ni du Coran ni du hadith. Hamidullah a souvent plaisanté sur la campagne internationale de savants qui a sauvé la tombe du Prophète à Médine ; les wahhabites voulaient la détruire comme ils en ont détruit d'autres. Cet obscurantisme wahhabite était une évidence pour Hamidullah et pour tous autour de lui. Il donnait lieu à des allusions drôles qui se prêtent à l'humour du professeur. Leur coup de pied dans l'édifice de Hamidullah était malsain, mais il n'était qu'un caprice de plus.

Personne ne voyait d'intérêt à réagir à cette falsification de son travail, sachant que les Saoudiens n'écoutent personne, qu'ils n'en font qu'à leur tête. Car, bien avant le Coran en français, le Complexe du Roi Fahd avait révisé et réédité le Coran en anglais par Yusuf Ali. Hamidullah avait trouvé qu'ils ont dénaturé l’œuvre d'un savant qui n'était plus de ce monde. Pour l'occasion, il avait protesté dans une lettre ouverte au roi Fahd que nous avons publiée dans Le Musulman, la revue de l'AEIF. Ce fut pour le principe, mais ce fut un coup d'épée dans l'eau sans surprise. Cette fois, même pour le principe, Hamidullah n'entreprit rien car il s'agissait de défendre son propre travail. C'est une logique autre, elle peut paraître absurde, mais c'était la méthode du professeur !

Des exemples pour éclairage

Le nom du professeur n'apparaît pas en couverture du livre. Des remerciements lui sont adressés dans la préface signée du ministre saoudien des Affaires islamiques. C'est ainsi que le lecteur est subtilement guidé pour penser que Hamidullah est de la partie. Il n'en est rien !

Hamidullah sert ici à induire les gens en erreur ; beaucoup se sont fait avoir. Un cerveau ordinaire ou un esprit sincère lisent le ministre saoudien des Affaire religieuses remerciant Hamidullah dans la préface d'un livre. Pourquoi un homme d’État ferait chose pareille si Hamidullah n'y est pour rien ? C'est machiavélique de remercier Hamidullah pour un livre que Hamidullah repousse ; on n'ose l'imagine. C'est pourtant le cas. De près ou de loin, ce livre n'a rien à voir avec la pensée et les choix de Muhammad Hamidullah. Quelques exemples suffisent à le montrer.

À maintes reprises, Hamidullah explique son choix de « Dieu » au lieu de « Allah » pour traduire le Coran en français. Ce débat est connu et les wahhabites ont fait campagne pour dénoncer ceux qui disent « Dieu » et « Mahomet », y compris dans la littérature française. Ils prônent « Allah » et « Muhammad ». Hamidullah dit « Muhammad » mais il dit « Dieu ». Pour lui, il n’y a pas un Allah pour les Arabes et un Dieu pour les Français. Ça fait deux avis, deux postures idéologiques ; à chacun la sienne. L'honnêteté est que chacun s'en tienne à son choix. Les Saoudiens ont leur idée, ils l'enfoncent dans la gorge de Hamidullah pour berner leur lecteur. Faire croire qu’il pense comme eux. C'est faux et le préjudice est pour le professeur !

Dans l’histoire des musulmans, le premier traducteur du Coran est Salman al-Farisi. Une traduction approuvée par le Prophète. Hamidullah rappelle que « Salman al-Farisi, compagnon du Prophète, a traduit la sourate Al-Fatiha, où il se sert du mot khudâwand pour Allah. » (Les musulmans, Ed. Beauchesne, 1971). Et d’ajouter : « Il convient de signaler que le Coran emploie non seulement le mot Allah – qu’on peut à la rigueur traduire par : le dieu des musulmans – mais aussi ilâh et huwa. » Dans sa dynamique de promotion culturelle de l'arabe, le wahhabisme n'en tient aucun compte. Mais Muhammad Hamidullah ne pensait pas en Arabe, il pensait en musulman.

L'honnêteté aurait été de dissocier Muhammad Hamidullah de ce travail

Au-delà de cette nuance anecdotique, nous avons l'exemple du verset 35 de la sourate Muhammad, la sourate 47. Un cas symptomatique de divergence explicite. Le professeur traduit ces versets comme ci :

« 33. Ho, les croyants ! Obéissez à Dieu et obéissez au Messager et ne rendez pas vaines vos œuvres.
34. Oui, ceux qui mécroient et empêchent du sentier de Dieu, puis meurent tandis qu’ils sont mécréants, alors Dieu ne leur pardonnera jamais.
35. Ne faiblissez pas, donc, mais appelez à la paix alors que vous avez le dessus. Dieu est avec vous. Il ne portera pas préjudice à vos œuvres. »


Dans la version du Complexe du Roi Fahd, le verset 35 est traduit comme suit : « Ne faiblissez pas et n’appelez pas à la paix alors que vous êtes les plus hauts, qu’Allah est avec vous, et qu’Il ne vous frustrera jamais (du mérite) de vos œuvres. »

Le wahhabite entend un appel à la guerre quand Muhammad Hamidullah entend un appel à la paix. Les spécialistes de la langue arabe aviseront. Mais, avec ce type de divergences sur une question aussi sensible que la guerre, il est nocif de wahhabiser Hamidullah en faisant croire qu'il pense comme les wahhabites. Or, de manière ouverte ou subtile, ce type de contradictions jalonne ce Coran saoudien en français. Celui qui connaît la pensée de Hamidullah ne retrouve pas de Hamidulllah dans ce livre qui se prétend fondé sur son travail.

Les exemples si sont nombreux que l'ensemble n'a rien d'une « révision » ; ce terme a tout d'une fourberie qui fonctionne parce qu'elle surprend. Les wahhabites sont littéralistes et peuvent être rétrogrades mais ils sont réputés honnêtes. Ici, l'honnêteté aurait été de dissocier Muhammad Hamidullah de ce travail quand on pense aussi contre lui.

Citons peut-être le verset 3 de la sourate 5 qui résume un autre type d'indigence intellectuelle. Les Saoudiens traduisent ce verset par : « (…) Aujourd’hui J’ai parachevé pour vous votre religion, et accompli sur vous Mon bienfait. Et j’agrée l’Islam comme religion pour vous (…) »

Ce verset est intéressant parce qu'il est toujours cité quand on parle d'innovation en islam, un thème sensible du kit idéologique wahhabite. Que la religion soit « parachevée » est chose explicite ici. La confusion est semée par « Islam » avec un i majuscule là où il s'agit de l'islam, avec une minuscule.

Le choix typographique de « Islam » au lieu de « islam » est contraire aux règles orthographiques de la langue française. En français, « islam » désigne la religion telle que l’a enseignée le Prophète au VIIe siècle ; avec ses règles, ses dogmes, ses piliers. Tandis que « Islam » désigne la civilisation que les musulmans ont fondée à partir de leur compréhension de leur religion islam. Écrire, « l’Islam comme religion » est un lapsus idéologique qui trahit les wahhabites. Pour un lecteur bon francophone, c'est clairement un non-sens qui découle d'une incohérence idéologique ; au mieux, c'est une faute d’orthographe qui est reproduite tout au long du livre.

Hamidullah traduit ce verset 3 de la sourate 5 par : « (…) Aujourd’hui J’ai parachevé pour vous votre religion et accompli sur vous Mon bienfait. Et il M’agrée que la Soumission soit votre religion (…) » Il ne parle même pas de « religion islam ». Il traduit la totalité des mots, y compris le mot islam, qui prend justement, ici, le sens de « Soumission », son sens original.

Cela paraît un détail. Il n’en est rien. Il s’agit plutôt de l’intelligence du savant qui prend en compte le contexte pour traduite le Texte avec cohérence en tenant compte de l'histoire du mot « islam ». Dans ce verset, le Complexe du Roi Fahd traduit tous les mots en français sauf le mot « islam » qui reste en arabe dans le texte français ! Ce signe est courant dans l’apologie wahhabite qui amalgame islam et arabité. Cela crée ici un contresens que Hamidullah évite car il traduit le Coran en français et non en arabe. Et « islam » est un mot de la langue arabe qu'on peut traduire en français, bien avant que « islam » ne désigne une religion à partir du VIIe siècle.

L'impact du méfait saoudien sur le long terme

Pour Hamidullah, on ne peut parler de parachèvement de la « religion islam » avant la révélation du dernier verset du Coran. Il est donc contradictoire ou anachronique au verset 3 de la sourate 5 qui n’est pas le dernier verset révélé au Prophète. Le dernier verset du Coran est le 281 de la sourate 2 (« Et craignez le jour où vous serez ramenés vers Dieu. Alors chaque âme sera pleinement payée de ce qu’elle aura gagné. Et on ne leur manquera point ! »). Les révélations qui ont lieu entre le S.5 V.3 et le S.2 V.281 font aussi partie de la « religion islam ». Ce choix fait partie de positions de Hamidullah en tant que traducteur du Coran, comme beaucoup d'autres choix qu'il fait et qui sont démembrés par les experts wahhabites.

Le Complexe du Roi Fahd pour l’impression du Coran fait un travail honorable de traduction et de diffusion du Coran dans diverses langues du monde. Hamidullah était collectionneur de traductions du Coran dans toutes les langues du monde. Autant dire qu'il suivait de près les travaux de ce complexe. Mais le Coran auquel le dernier associe Hamidullah est une farce monumentale qui manque de pudeur intellectuelle. On se sert d'un savant connu pour valider une idéologie locale en méprisant la pensée du savant. Cet attrape-nigaud ne vise qu'à anoblir la soupe idéologique wahhabite pour la faire avaler au lecteur francophone. C'est ce qui nous est apparu. Nous n'avions pas mesuré le tort que cela pouvait porter à l'image et à la pensée de Hamidullah. Avec le temps et la récurrence des erreurs sur la pensée de Hamidullah, l'on mesure l'impact du méfait saoudien.

Dans les années 1990, le fait était si gros et puéril qu'on en riait volontiers. Mais il ne fait plus rire aujourd'hui, 20 ans après le professeur. Car nombreux sont ceux qui pensent que Muhammad Hamidullah était wahhabite ou « proche des wahhabites ». Cette erreur d'analyse est née avec le temps. Elle s'est diffusée par les réseaux sociaux, à partir d'un livre que Hamidullah n'a pas écrit, un livre qu'il n'a pas validé, un livre qu'il a commenté par : « Au moins, ils n'ont pas mis mon nom sur la couverture ». Donc un livre qui lui fait honte.

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Diplômé d'histoire et anthropologie, Amara Bamba est enseignant de mathématiques. Passionné de... En savoir plus sur cet auteur



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