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Points de vue

À chacun son islam !

Par Rachid Id Yassine*

Rédigé par Rachid Id Yassine | Vendredi 11 Janvier 2013 à 00:00

           

Tout porte à croire que l’identité musulmane contemporaine, dans les sociétés occidentales tout au plus, est une identité à la fois individualisée et religieuse, bien que cela puisse paraître paradoxal… Faut-il dès lors renoncer à envisager l’identité musulmane comme une identité collective ?



Chacun a pu constater et est confronté à une profusion de modèles ou de manières de comprendre, de vivre, d’exprimer et de manifester son identité musulmane.

Cette diversité a fait l’objet de nombreux travaux de recherche qui se sont évertués à dresser diverses typologies des modes d’être musulman. Au-delà des stéréotypes du musulman modéré, de l’intégriste ou du libéral, la religiosité des musulmans témoigne d’une hétérogénéité qui semble interdire toute essentialisation de l’islamité.

Cela va-t-il pour autant jusqu’à remettre en cause toute idée d’une identité musulmane collective ? Chacun se trouve-t-il finalement livré à lui-même ou libéré des autres pour vivre sa foi musulmane comme bon lui semble ? Comment cela se pourrait-il ? La religion n’est-elle pas en effet l’une des institutions sociales les plus collectivistes ? L’appartenance à une communauté religieuse n’exige-t-elle pas la conformité en des normes, sans laquelle l’individu s’en trouverait exclu ?

Une culture occidentale individuelle ?

Comme tout le monde, les musulmans des sociétés occidentales n’échappent pas aux conditions culturelles dans lesquelles ils se trouvent. Or la culture occidentale se caractérise par une « culture des individus » (Bernard Lahire) qui sont incités dans et par le contexte séculier et pluriel à se distinguer les uns des autres.

La socialisation culturelle propre aux sociétés occidentales considère en son point de départ et dans son déroulement l’individualité du sujet ; il est donc essentiellement question de « socialisations individuelles ». Aussi la production culturelle des musulmans d’Occident est d’autant plus occidentale qu’elle est individualisée. Jocelyne Césari précise justement que « dans l’Occident postmoderne, le rapport privatisé, émotionnel, culturel et éthique à l’islam domine ».

Cette privatisation du religieux s’illustre aussi à l’échelle mondiale avec le développement d’« un monde de l’islamo-business qui échappe aux autorités religieuses traditionnelles, mais aussi aux États dans le contexte actuel de libéralisation et de globalisation » (Olivier Roy).

Nous pouvons cependant nous demander si cela nécessite de renoncer à envisager l’identité musulmane comme une identité collective, pour n’y plus déceler qu’une identité individuelle, en faveur de laquelle milite d’ailleurs un philosophe comme Abdennour Pierre Bidar dans une autobiographie spirituelle intitulée Self islam.

Une religiosité musulmane individualisée ?

C’est d’ailleurs chez les convertis que l’on retrouve le plus nettement cette capacité à se défaire des injonctions solidaires que toute identité collective sous-entend.

Cette liberté individuelle s’incarne dans celle avec laquelle ils expriment leur adhésion à l’islam, et dans l’audace avec laquelle ils n’hésitent pas à bousculer les cadres et les frontières des appartenances culturelles. C’est au nom de la religion qu’ils invitent leurs coreligionnaires de « culture musulmane » à se débarrasser de celle-ci qu’ils considèrent n’être que la somme d’encombrantes scories de l’Histoire.

Yusuf Islam (Cat Stevens), comme Abdelmalik (Régis Fayette-Mikano) et tant d’autres artistes populaires musulmans, s’est un temps posé la question de la compatibilité de sa musique avec sa nouvelle identité religieuse. Il en a fait un support d’expression ostensible de sa religiosité musulmane, s’assurant du coup d’une certaine légitimité aux oreilles musulmanes inaccoutumées à la chanson anglaise. Après tout, chanter les louanges de Dieu, même en anglais, accompagnées de musique ou non d’ailleurs, comment oserait-on le réprouver à l’exception de jugements marginaux ?

Cela a permis crescendo de passer outre les réticences à l’usage de la musique, occidentale qui plus est, comme vecteur et support de la religiosité musulmane.

Yusuf Islam retourne ainsi avec son dernier album A Other Cup et Roadsinger à la musique pour elle-même.

Dawud Wharnsby lui a emboîté le pas avec son clip Midnight mettant en scène un couple au phénotype clairement européen agité par le port du foulard qui cacherait les cheveux blonds de la compagne. Assis sur une Coccinelle rouge (la voiture !), la guitare sur un genou, il chante les indélicatesses humaines d’une histoire d’amour travaillée par une autre histoire d’amour, celle du divin. La dispute conjugale prend un dénouement heureux grâce au Holy Quran en livre de chevet que lisent les amoureux, après s’être remis à courir dans les champs, main dans la main, sourires aux lèvres et… cheveux au vent.

Une quête identitaire individualiste ?

Si, pour Farhad Khosrokhavar, parlant de « bricolage identitaire […] l’islam culturel est de nature personnelle », l’islam religieux qu’incarne à merveille la démarche des convertis l’est tout autant. Tout porte donc à croire que l’identité musulmane contemporaine, dans les sociétés occidentales tout au plus, est une identité à la fois individualisée et religieuse, bien que cela puisse paraître paradoxal à Olivier Roy.

Le politologue écrit en effet que, comparativement à celui de la Grande-Bretagne, « le modèle français développe une approche de l’identité musulmane en termes plus individualistes et, paradoxalement, plus religieux ». Les modalités d’expression et de manifestation de l’islamité dans la production culturelle des musulmans des sociétés occidentales tendent à donner raison à l’option française.

Si les musulmans « s’emparent des nouvelles valeurs de l’islam pour se définir, c’est parce qu’ils s’engagent dans une démarche identitaire qui […] s’infiltre dans la définition des mœurs, se traduit par des pratiques personnelles, relève d’une démarche performative, investit l’espace public et acquiert ainsi un caractère de visibilité et de réflexivité. L’identité islamique se définit moins, aujourd’hui, dans une démarche collective et discursive que dans celle, performative et personnelle, qui cherche à l’inscrire dans l’espace public » (Nilüfer Göle).

Ainsi une série de processus contradictoires semble gouverner les modes d’identification de soi. Si la religiosité musulmane déborde de la sphère privée, elle le fait au nom des libertés individuelles.

Les musulmans d’Occident trouvent en l’éthique une source de légitimité qui affronte volontiers les attitudes réfractaires à l’idée d’un « islam occidental ». Gilles Lipovetsky écrit justement que « loin de s’opposer frontalement à la culture individualiste postmoraliste, l’effet éthique en est une des manifestations exemplaires ». La culture occidentale socialise les individus indépendamment de leur appartenance communautaire, et l’islam se vit de façon tout aussi subjective, sur le mode de « socialisations individuelles » (Bernard Lahire).

L’acculturation de la religiosité musulmane au sein de sociétés séculières ne peut faire l’économie de satisfaire à un individualisme structurant. Même chez les militants associatifs, l’engagement social, politique ou artistique qui relève pourtant du don de soi pour l’intérêt collectif, tend à dessiner des parcours que les acteurs se taillent sur mesure. Ainsi, des revendications identitaires originales (musulman homosexuel, musulman féministe, musulman évolutionniste, et même musulman athée) apparaissent comme l’expression d’une identification à l’islam toujours plus évanescente.


* Docteur de l’EHESS, Rachid Id Yassine enseigne en sociologie à l’université Perpignan - Via Domitia et en sciences des religions à l'université Gaston Berger. Chercheur associé au CADIS et à l’ICRESS, consultant et auteur de nombreux articles, il a publié en 2012, aux Editions Halfa, L'Islam d'Occident ? Introduction à l'étude des musulmans des sociétés occidentales.






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