Société

Théorie du genre : le débat qui éclipse les problèmes majeurs de l'école

Rédigé par Maria Magassa-Konaté | Mercredi 26 Février 2014 à 07:00

Ces dernières semaines, un grand nombre de parents ont pris part à la mobilisation contre l'enseignement supposé de la théorie du genre à l'école à travers les Journées de retrait de l'école (JRE) initiées par Farida Belghoul, la figure de proue de ce débat polémique que la proximité avec Alain Soral ne cesse d'être rappelée. Mais leur craintes sont-elles justifiées ? Saphirnews a donné la parole à Karima Mondon, professeur d'histoire et de lettres, également présidente de l'association Éducation en héritage. Elle milite depuis des années pour un système éducatif alternatif reposant sur l'éthique. Loin de partager les thèses avancées par les anti-gender, elle estime que le vrai problème de l'école est ailleurs. Entretien.




Saphirnews : Quel regard portez-vous sur le débat autour du supposé enseignement de la théorie du genre à l’école ?

Karima Mondon.
Karima Mondon : Il y a un problème dans la façon dont cela est abordé. Il est légitime de s’interroger sur le modèle éducatif mais pas par un seul biais tendancieux et réducteur. Il y a une question patente : est-ce que l'école doit enseigner la différenciation des genres ? Et une question latente : peut-on avoir confiance dans l'Institution, symbolisée par l'école ?

On remarque que des communautés stigmatisées comme les populations des quartiers populaires ou porteurs de foi se rassemblent car elles se sentent exclues et n’ont pas confiance dans les institutions. C’est une question de crise politique. Et c’est vrai que dans le système éducatif, il y a beaucoup de choses à dire. Mais cette mobilisation hétéroclite pose question. Cette alliance dans une œuvre politique - car la manifestation est quelque chose qui est de l’ordre de la politique - m’interroge quant à la participation des musulmans aux cotés de Civitas, qui veut rechristianiser la France, et du Bloc identitaire qui indique sur son site avoir pour ennemi l’islam. Quelle est la pertinence de s’allier avec des gens peu favorables à notre présence ? On peut discuter mais mener des actions politiques ensemble sont deux choses différentes, d’autant plus que les musulmans ont toujours été les victimes de manœuvres politiciennes.

Toutefois, croyez-vous en l’introduction de l’enseignement de la théorie du genre à l’école ?

Karima Mondon : Une théorie correspond à un système de pensée. Il est vrai qu’il existe une construction sociale d’une identité de genre. Mais les différences biologiques entre les hommes et les femmes ne peuvent pas être des arguments aux inégalités d’ordre social. Une petite fille ne naît pas avec un gêne pour la cuisine et un garçon n’est pas obligé de se bagarrer. Qu’est-ce qui est effrayant dans le fait de vouloir déconstruire cela ?

Quant au lobby LGBT, il existe mais il n’est pas forcément entré à l’école. Vincent Peillon donne des directives mais ce n’est pas lui qui fait classe. Dans ce débat, les enseignants sont oubliés. Je sens poindre chez mes collègues une forme de dépit. Il n’y a plus de confiance envers les enseignants.

Que pensez-vous du mode d’action des JRE ?

Karima Mondon : Il faut être cohérent. On signifie ne pas avoir confiance aux enseignants et après on remet l’enfant en classe comme si de rien n’était. Je suis curieuse de savoir ce que font les enfants quand ils sont absents. Ils ne cautionnent pas que l’enfant soit pris en otage par l’école mais prennent eux-mêmes les enfants en otage. Le plus intelligent serait la mise en place d’une co-éducation, qui donnerait une vraie place aux parents. L’Education nationale n’a pas le droit de couper le lien avec la famille.

Pour l’instant, l’expérimentation des ABCD de l’égalité a lieu dans 10 académies, je rappelle que la France en compte 30. Admettons que l’Etat recule. Est-ce que le problème sera réglé ? Je ne crois pas. Les vrais problèmes doivent être mis sur le tapis comme la circulaire Chatel contre laquelle il y aurait dû avoir la même mobilisation que contre la théorie du genre. Où étaient tous ces mobilisés alors qu’il est beaucoup plus violent de voir des parents exclus ? Il n’y avait pas grand monde non plus quand une loi, en 2005, demandait aux professeurs d’histoire-géographie d’enseigner le rôle positif de la colonisation. Tout un tas d’autres problématiques ne sont pas traitées mais on se focalise sur ce débat.

Ceux qui se mobilisent contre le « gender » mettent en avant l’introduction de livres comme « Jean à deux mamans » dans les classes...

Charlotte aux fraises.
Karima Mondon : Il y a un vrai problème dans la littérature jeunesse quand on voit par exemple que Charlotte aux fraises qui, dans ma jeunesse, ressemblait à un poupon, est devenue aujourd’hui une adolescente anorexique. Que craignent ces gens ? L’école est déjà livrée à un capitalisme marchand et ce depuis 30 ans. C'est là un enjeu majeur : lutter contre cette marchandisation pour espérer redonner à l'école son vrai rôle de possibilités d'éducation.

La figure de proue du mouvement JRE (Farida Belghoul, ndlr) a subi un désenchantement dans sa lutte passée. C’est une façon de se faire entendre, peut-être inconsciemment. Il existe une absence de confiance, c’est cela qu’il faut soigner. Mais aujourd’hui, la pornographie est le seul enseignement de la sexualité avec Internet en accès libre. Dans les écoles, nous ne faisons pas d’éducation sexuelle, malgré l'existence d'un texte le recommandant datant de 2001...

Il y a juste un enseignement en classe de 4e en collaboration avec le planning familial. Mais il faudrait, dès le CM2, après avoir séparé les filles et les garçons, leur expliquer les modifications de leur corps, les changements pubertaires. C’est le rôle du staff sanitaire. Les adolescents n’ont pas envie de poser des questions à ce sujet à leurs parents et certaines familles n’en parlent pas. Internet est un vrai drame qui véhicule des fantasmes. J’entends les anti-théorie du genre dire que l’école doit se contenter d’apprendre aux élèves à lire, écrire et compter. Mais non, elle doit leur apprendre à réfléchir par eux-mêmes, à développer un esprit critique et à raisonner. Pour cela, ils ont besoin de savoir lire, écrire et compter.

Farida Belghoul, la figure de proue du mouvement JRE est pourtant également enseignante.

Karima Mondon : Effectivement et nos parcours semblent similaires. Il y a des reproches à faire à l’Education nationale mais pas besoin de charger la barque. Je m’interroge : quelles solutions sont préconisées avec cette mobilisation ? Si la solution est de préconiser les écoles privées, je rappelle qu’elles sont sous contrat avec l’Etat. Je n’arrive pas à comprendre la solution envisagée.

Quelles solutions proposez-vous ?

Karima Mondon : Un système éducatif alternatif visant à la mise en place de pédagogies soucieuses de l'éthique. Avec un tel système, l’élève est considéré en tant que sujet et non comme un objet. Ce n’est pas la réussite sociale qui compte mais cette éducation vise à en faire des hommes conscients. Cela fait des années que j’en parle mais bizarrement le message est très peu entendu. Les écoles communautaires, il en existe déjà. Mais elles reproduisent le même schéma que les écoles traditionnelles avec un enrobage islamique. Il y a une compétition à outrance et les élèves sont choisis. Il y a un élitisme qui est tout sauf, pour moi, islamique. Il faut une école pour tous et qui doit réussir à en faire des êtres pensants. Elle doit se concentrer à faire réfléchir, analyser et développer l’esprit critique des élèves. On ne le fait pas en France. Résultat : nous sommes classés 38e au classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves, ndlr).

Où de telles expériences éducatives sont proposées dans le monde ?

Karima Mondon : En Finlande, au Canada et aux Etats-Unis dans certaines écoles. Au Mexique, dans la région du Chiapas, où il existe une forte résistance citoyenne née notamment du refus de l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain, ndlr). Également en France dans l’ouest de la Guyane, où je suis chargée d’une mission pour former les enseignants aux outils de lutte contre les inégalités sociales.

Sentez-vous l’inquiétude des parents face à tout ce débat ?

Karima Mondon : En Guyane, la question ne se pose pas car l’académie n’est pas expérimentée. Mais j’ai reçu des appels de métropole. Les gens sont remplis de peur et quand ils ont peur, ils ne réfléchissent pas. Dans tout cela, le ministère doit prendre sa part de responsabilité. En faisant des contorsions pour ne pas parler de « genre », il n’arrange pas la situation.

En jouant sur les peurs, ils (les militants contre la théorie du genre, ndlr) ne permettent pas une amélioration du bien commun. C’est cela qui doit primer. Il y a beaucoup d’arguments qui sont présentés comme irréfutables et qui pourtant sont fortement contestables.

(...) On reproche notamment à la sénatrice Laurence Rossignol d’avoir dit que « les parents n’appartiennent pas à leurs parents ». C’est vrai, ils appartiennent à Dieu. Pour la question de l’éducation à domicile que l’on a dit qu'elle serait bientôt interdite, il s’agit en fait pour les sénateurs d’en rendre l’accès plus difficile. On use de techniques manipulatoires qui ne valent pas mieux que celles du gouvernement alors qu'il faudrait offrir des possibilités d'empowerment. Alors oui, il y a une construction sociale des identités de genre. Oui, il faut corriger ces inégalités et oui, les enseignants doivent être mieux formés pour cela.