Culture & Médias

Rokhaya Diallo : « À la télévision, j’ai l’impression d’être un élément perturbateur »

Rédigé par Samba Doucouré | Dimanche 27 Mars 2016 à 15:45

Journaliste, auteure et militante très engagée dans la lutte contre le racisme, Rokhaya Diallo multiplie les apparitions médiatiques pour faire entendre son combat. Rencontre avec une agitateuse du PAF, qui vient de réaliser le documentaire « De Paris à Ferguson : coupables d'être noirs ».




Salamnews : Comment est née l’idée de fonder une association antiraciste comme Les Indivisibles ?

Rokhaya Diallo : J’étais déjà engagée dans la lutte altermondialiste et féministe avec ATTAC et Mix-Cités. La décision de créer Les Indivisibles est venue à cause du contexte politique. En 2004, il y a eu les débats sur le voile à l’école. Franchement, cela m’a choquée. Je ne comprenais pas. Je regardais la télévision et j’avais l’impression d’être envahie par des filles voilées. Tout le monde en parlait, sauf les premières concernées. Cela avait pris un espace incroyable dans les médias alors qu’il n’y avait, en France, qu’une centaine de cas conflictuels. Après il y a eu les révoltes en 2005 et le traitement médiatique m’a outrée. Encore une fois, c’était les experts blancs qui venaient parler de la banlieue alors qu’ils ne traversaient jamais le périphérique. Alors qu’on nous avait rebattu les oreilles sur la laïcité, Nicolas Sarkozy avait appelé des responsables musulmans à émettre une fatwa pour faire cesser les révoltes ! Tout cela m’a fait dire qu’il fallait vraiment qu’on reprenne la main sur l’expression médiatique.

Les prises de position des Indivisibles concernant l’islam ont été à plusieurs reprises des motifs de polémiques, en quoi différez-vous des associations antiracistes classiques ?

Rokhaya Diallo : Tant que Nicolas Sarkozy était au pouvoir, on nous percevait comme une association anti-droite et cela nous a valu la sympathie de médias qui, pour beaucoup, sont de gauche. À partir du moment où nous avons été audibles sur l’islamophobie et notamment celle de la gauche, cela a tout changé. Lorsque « Le Supplément » de Canal+ a fait mon portrait, ils ont dû répéter au moins quatre fois que j’étais pro-voile comme si c’était l’alpha et l’oméga de mon engagement ! Cela me vaut des procès en pseudocomplaisance envers les islamistes. Je crois que les associations telles que la Licra ou SOS Racisme s’inscrivent dans la tradition française assimilationniste dans laquelle on estime qu’il y a un modèle de Français de base auquel tout le monde doit aspirer à ressembler. La France s’est construite comme cela…

Comment définissez-vous le racisme systémique ?

Rokhaya Diallo : Le racisme ne relève pas d’une question morale et individuelle. Ainsi, comme l’esclavage était immoral, il a fallu à une époque montrer que les Africains étaient inférieurs : on a alors produit toute une pensée religieuse et pseudoscientifique qui a accompagné la mission civilisatrice de la colonisation. Cela fait partie de l’Histoire de la République et imprègne encore la mentalité politique française. Mes parents avaient le statut d’indigènes ; en l’espace d’une génération, faire le saut et déclarer « Je suis française », c’est extrêmement choquant pour certains ! Il existe un mécanisme qui fait que, systématiquement, dans les sphères du pouvoir il n’y a que des hommes blancs. Même dans des milieux plutôt de gauche et antiracistes comme l’université et les médias, on ne parvient à ne recruter que des Blancs. Si on ne fait rien pour casser cette dynamique, rien ne changera !

Comment, dès lors, combattre ce racisme systémique ?

Rokhaya Diallo : Il faut corriger les inégalités à la base, faire de l’« action positive ». On doit se forcer à un recrutement diversifié et aller chercher les gens compétents là où ils sont. Sinon, en ne recrutant que dans les mêmes sphères, on aura tout le temps les mêmes profils de personnes. Je n’appelle pas cela de la « discrimination positive » parce que c’est une traduction française malveillante. Il y a plein de façons de procéder : par exemple, aux États-Unis, des universités recrutent 10 % des meilleurs élèves de tous les lycées d’un même État ; la diversité s’opère de fait. L’action positive, ce n’est pas nécessairement les quotas.

Selon vous, quel rôle peuvent jouer les réseaux sociaux dans la revendication antiraciste ?

Rokhaya Diallo : Personnellement, je fais un usage intensif de Twitter qui est un moyen d’expression indispensable. Nous pouvons forcer les médias à traiter de sujets qu’ils n’auraient jamais abordés. Aux États-Unis, le mouvement « Black Lives Matter » (ndlr : « Les vies noires comptent ») est parti d’un hashtag lancé par trois femmes après la relaxe de George Zimmerman, l’assassin de Trayvon Martin. Le slogan a fait la une du Times et cela fait partie des sujets incontournables de la présidentielle américaine. Qui dit qu’en 2017 les personnes qui ont le sentiment d’avoir été trahies par le gouvernement français sur les questions sociales renouvelleront leur vote ? On sait qu’en 2012 90 % des musulmans ont voté pour François Hollande. Il y a eu un écart d’un million de voix entre les deux candidats, donc les musulmans peuvent faire perdre une élection…

Jeune, femme, noire, musulmane et issue de la colonisation, n’avez-vous pas l’impression de cristalliser tous les stigmates ?

Rokhaya Diallo : Je crée un inconfort parce que, quand on est issue d’une minorité et qu’on apparait à la télévision, on doit servir à colorer la photo de famille. J’ai l’impression d’être un élément perturbateur. Les gens qui me rencontrent sur les plateaux de télévision me perçoivent comme quelqu’un d’ingrat : « Elle est là avec nous, on lui fait une place, de quoi se plaint-elle ? » On perçoit mon discours comme étant très radical, mais c’est la composition des plateaux qui donne l’impression que je suis la seule à penser ce que je dis en France. Invitée à « C à vous », je me suis rendu compte après coup que pendant toute l’interview il était écrit : « Qui est vraiment Rokhaya Diallo ? ». Surprenant, non ?

Au quotidien, quel est votre rapport à la spiritualité ?

Rokhaya Diallo : J’ai été élevée dans une famille assez croyante et pratiquante. Je ne suis pas la plus assidue mais il y a une vraie présence de spiritualité dans mes échanges avec ma mère. Nous parlons de prières, des histoires du Prophète et de ses compagnons. C’est quelque chose qui est très présent mais que je ne saurais matérialiser.

Établissez-vous une distinction entre afro-féminisme et féminisme islamique ?

Rokhaya Diallo : Ce sont des féminismes qui ont les mêmes ressorts. Il s’agit de s’affranchir de la vision univoque du féminisme majoritaire qui a tendance à penser que les luttes sont exactement les mêmes pour toutes les femmes. Dans l’afro-féminisme, on veut faire reconnaître certains traits ou caractéristiques physiologiques comme beaux. Il a en commun avec le féminisme islamique le fait de puiser dans des références culturelles propres. Les militantes musulmanes vont chercher dans le Coran des sources d’avancement pour le droit des femmes. Je me sens proche de toutes ces femmes. Je ne saurais trop me définir, je suis un peu à la croisée des chemins.