Religions

Raphaël Liogier : « Si choc il y a, c’est un choc des postures au sein des religions »

Rédigé par | Mercredi 9 Mars 2016 à 09:00

Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, où il dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux, nous présente son ouvrage « La guerre des civilisations n’aura pas lieu », dans lequel il démonte la théorie du choc des civilisations popularisée par Samuel Huntington. L’auteur du « Mythe de l’islamisation » met en évidence les confrontations intrareligieuses qui structurent les conflits contemporains.



Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence où il y dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux, est l'auteur de « La guerre des civilisations n’aura pas lieu ».

Saphirnews : La théorie du choc des civilisations est-elle raciste ?

Raphaël Liogier : La théorie du choc des civilisations s’appuie sur l’anthropologie différentialiste. Le différentialisme est l’idée selon laquelle les hommes évoluent de manières différentes et ne passent pas par les mêmes étapes. Et puisqu’ils sont complètement différents, on peut les admirer comme des zoologistes observent des animaux. Cela a donné des Européens qui vont visiter les pays arabes ou africains comme un zoo, en magnifiant leurs pratiques étonnantes (des populations autochtones, ndlr). En revanche, de la même manière qu’un zoologue qui admire les singes bonobos refuserait de voir un de ces animaux se marier avec sa fille, il considère que le mélange n’est pas possible.

La thèse de Samuel Huntington dit la même chose du point de vue des relations internationales. C’est le même principe que l’apartheid. En Afrique du Sud, on disait : « On n’est pas contre les Noirs mais, comme ils sont différents, il faut qu’ils continuent de se développer de leur côté comme nous. » Après la Seconde Guerre mondiale, on ne pouvait plus parler de races biologiques. Toute la nouvelle droite va devenir ethnodifférentialiste, c’est-à-dire différentialiste pour des raisons culturelles.

Quels intérêts sert cette théorie ?

Raphaël Liogier : Il y a des intérêts multiples et très mesquins de part et d’autre. Les tenants de cette théorie sont à la fois les identitaristes européens qui pensent qu’il y une a une stratégie concertée et mondialisé de l’islam et à la fois les fondamentalistes musulmans les plus durs qui pensent exactement la même chose symétriquement. Daesh et Al-Qaïda disent qu’il y a un complot sioniste capitaliste mondial. Il y a des tactiques.

Cette angoisse, cet imaginaire, cette mise en scène de guerre de civilisations, d’opposition islam-Occident et minorités inassimilables/majorité oppressée sert aussi le gouvernement français pour des raisons électoralistes. Il va mettre en place des mesures complètement dingues du point de vue de notre cohérence historique comme la déchéance de nationalité pour donner le sentiment de lutter contre des ennemis intérieurs, tout cela en étant aveugle à la réalité de ce qui produit le phénomène (jihadiste, ndlr). Le gouvernement dit qu’il n'y a pas à expliquer ce qu’est vraiment le jihadisme (référence à Manuel Valls qui a déclaré, en janvier 2016, que l'expliquer, « c'est déjà vouloir un peu excuser », ndlr) parce qu’on pourrait voir à quel point les politiques mises en place sont ineptes. Cette mise en scène sert directement à Daesh et entre parfaitement dans son plan marketing. Sans la guerre de civilisations, toute l’idéologie de Daesh s’effondre.

Pourquoi l’expansion du christianisme est complètement ignoré des médias ?

Raphaël Liogier : L’Europe est pathologiquement touchée par la perte de sa centralité, de son identité et de sa singularité historique. Elle est obsédée par l’islam et l’idée d’islamisation, elle ne voit pas le reste. La plupart des rapports qui ont été établis, y compris celui de Gilles Kepel sur la Seine-Saint-Denis, nous disent que la montée de l’islam est un effet de la crise économique et sociale. Dire cela induit que l’islam fait partie de la crise alors que cela peut être, au contraire, une manière de retrouver des régulations comme le fait le religieux d’habitude.

J’ai des étudiants qui mènent des travaux sur les entrepreneurs musulmans qui veulent changer leur vie en participant à la vie économique. L’islam participe à cela. Gilles Kepel est aveugle au développement des mouvements pentecôtistes, évangéliques ou protestants dans ces quartiers. Il n’en parle pas et pourquoi ? Parce que c’est supposé ne pas être un problème. En réalité, les mouvements néo-évangéliques qui touchent les plus pauvres, avec cette effervescence festive de rêve, de prospérité immédiate, servent, dans une certaine mesure, le capitalisme. Ils appauvrissent les plus pauvres et enrichissent les plus riches. Ils incitent non pas à la thésaurisation mais à la dépense. Pour Gilles Kepel, ce n’est pas symptomatique de la crise économique et sociale. Alors que la seule régularité des mouvements néo-évangéliques dans le monde, c’est qu’ils touchent les plus pauvres, donc l’Afrique subsaharienne en priorité, l’Amérique latine et les pauvres des pays riches comme les Gitans en Europe.

Qu'en est-il de l’expansion du bouddhisme ?

Raphaël Liogier : L’une des figures du mouvement spiritualiste est le dalaï-lama qui est devenu une sorte de pape du marché spiritualiste à base de développement personnel, etc. Là non plus, on ne se rend pas compte de son expansion, parce que c’est « nous » : c’est le bio, c’est le développement personnel, c’est l’harmonie avec la Nature. Ce sont des choses auxquelles on croit tellement qu’on considère que c’est normal. Cela concerne des Blancs, bourgeois, du centre-ville. On ne voit pas que les systèmes charismatiques, spiritualistes et fondamentalistes font système dans un gigantesque marché religieux mondial. Nous sommes focalisés sur l’islam parce que nous sommes nous-mêmes devenus des fondamentalistes de notre identité.

Est-il vrai que les mouvements chrétiens évangéliques sont ceux qui progressent le plus au monde ?

Raphaël Liogier : David Barratt nous apprend dans sa World Christian Encyclopedia que, entre 1900 et 2000, les mouvements pentecôtistes sont passés de 0 à 500 millions d’individus. Aujourd’hui, ils doivent être 600 à 700 millions. C’est difficile d’avoir des chiffres plus précis, car ces mouvements fonctionnent comme des entreprises multinationales avec des filiales.

Prenons exemple d'un type venu des États-Unis qui débarque dans un village, achète un terrain et envoie toutes les semaines un mail pour indiquer combien de personnes il a évangélisé. Il finance des projets et s’adapte à la culture du pays. Si les habitants croient aux démons, alors il explique que le pentecôtisme permet de les chasser. Comme pour le capitalisme, il s’insère dans la structure mentale du lieu et il le mélange avec le pentecôtisme et, progressivement, une fois que quelques personnes y ont vraiment adhéré, il valorise un individu ou deux et passe à un autre village. C’est ainsi qu’ils ont essaimé en Amérique latine et en Afrique.

Cela me fait rigoler lorsqu’on me parle de prosélytisme islamique ! Avez-vous déjà vu un musulman frapper à la porte de votre maison pour vous offrir un Coran comme le font les témoins de Jéhovah ou les mormons ? Il y a certes une intensification de l’activité religieuse mais il n’y a pas de stratégie prosélyte. Pourquoi parle-t-on tout le temps du prosélytisme musulman alors que c’est celui qui existe le moins ?

Vous distinguez trois grandes tendances religieuses : le spiritualisme, le charismatisme et le fondamentalisme. D’après vous, laquelle est la plus importante aujourd’hui en France ?

Raphaël Liogier : Le spiritualisme ! Il se caractérise par des mouvements bouddhistes occidentalisés, par les best-sellers sur le bien-être. On pourrait dire que le magazine Psychologies est un média des spiritualismes. On retrouve le spiritualisme dans les boutiques de nutrition, le coaching, la mode du yoga : il pullule ! Cela ne nous pose pas de problème parce que c’est censé être « nous ». On y adhère tellement qu’on ne se rend même pas compte que c’est du religieux.

Même en islam, on a du spiritualisme. On voit en France des personnes d’origine maghrébine qui vont devenir néo-soufis car ils ont changé leur condition socio-économique, sont devenus journalistes ou avocats. Ils seront plus proches d’un bouddhiste occidentalisé dans la manière de concevoir la vie, de méditer, etc. plutôt que d’un musulman fondamentaliste.

Et quelle place occupe le mouvement charismatique en France ?

Raphaël Liogier : En France, comme nous sommes dans un pays plutôt riche, nous sommes moins touchés. Mais, par exemple, les Gitans se sont quasi tous convertis au mouvement néo-évangélique pentecôtiste, car cela correspondait plus à leur position socio-économique. Ils continuent pourtant à aller célébrer le culte de sainte Marie de la Mère alors que le culte est catholique et pas protestant.

Où classeriez-vous des imams qui cartonnent sur YouTube tels que Rachid Abou Houdeyfa ?

Raphaël Liogier : Ils sont clairement dans la tendance fondamentaliste mais avec une forme de spiritualisme aussi. Dans leur fondamentalisme, ils sont pour un changement du mode de vie qui peut prendre des formes de développement personnel proches du spiritualisme. Rachid Abou Houdeyfa est antiterroriste. Il est axé sur l’individu, sa transformation personnelle, comment pratiquer le sport... Tout cela de façon extrême, en essayant de ressembler aux compagnons du Prophète. C’est un fondamentalisme moins réactif et « moins pur » que celui d’un jihadiste qui, lui, va même abandonner le rapport à la spiritualité de l’islam au profit de l’action vengeresse.

La religion, si on vous lit, n’est plus une question de croyance et de foi, mais une question de cosmétique et de style de vie.

Raphaël Liogier : La foi et la croyance existent en toile de fond. En vérité, la foi et la croyance sont de plus en plus les mêmes pour tout le monde. On croit que c’est ce qui nous différencie, alors que ce sont davantage les postures. Le spiritualisme, le charismatisme et le fondamentalisme sont des postures. Si choc il y a, c’est un choc des postures au sein même des religions.

Un néo-soufi, un fondamentaliste salafi et un amateur de télécoraniste égyptien sont trois individus qui croient à la même chose vu que ce sont des musulmans. Mais leurs postures font qu’ils ne se comprennent pas. L’esthétique n’est pas à négliger : paradoxalement, c’est très profond.

Les hommes se définissent par leurs manières d’être, de s’habiller, ils se racontent à travers le style. Quelqu’un qui s’habille façon « néo-afghan » veut exprimer ses intentions guerrières : c’est plus important que l’idéologie, la théologie... On constate sur le terrain que les gens jouent un rôle et ont besoin de se vêtir en conséquence.

L’Etat islamique se réfère non pas tant au Moyen Âge que plutôt au monde moderne et globalisé, d’après vous ?

Raphaël Liogier : C’est compliqué car, d’un côté, les idéologues théologiens de l’État islamique sont issus d’Al-Qaïda et donc du néofondamentalisme anti-occidental. Ils sont extrêmement cohérents du point de vue théologique et se réfèrent aux textes sacrés. En revanche, ils ont compris que ce rapport à l’histoire n’avait plus d’impact chez les jeunes car ceux-ci n’ont plus cette culture. Ils sont alors sortis de la logique d’Al-Qaïda qui fonctionnait uniquement sur le mode théologico-politique et sur l’idée de vengeance contre l’Occident. Et ils ont adopté un mode capitaliste, avec un marketing et une mise en scène de la cruauté. Chaque groupe mis en minorité et qui souhaite se venger peut souscrire à la charte esthétique de Daesh pour s’assurer une publicité mondiale à leur cause. L’État islamique donne ainsi l’impression qu’il peut se démultiplier sans cesse.

Si l’État islamique se positionne sur le marché de la frustration et de la vengeance, comment peut-on l’endiguer ?

Raphaël Liogier : Premièrement, il ne faut pas jouer le jeu de la guerre des civilisations. Deuxièmement, il faut essayer de comprendre les frictions identitaires dans ce pays. Dès lors, je propose la création d’un Observatoire national des identités.

Au lieu d’enseigner la laïcité de façon condescendante, il faudrait essayer de comprendre quels sont les désirs des jeunes, comment fonctionne la démultiplication des espaces de socialisation aujourd’hui. Connaitre le rapport à la différence sexuée, les représentations ethniques qu’ont les gens grâce au travail d’anthropologues, de psychiatres, de sociologues. Cet Observatoire permettrait de ne pas mettre en œuvre des politiques contre-productives qui serviraient Daesh.

Au-delà du marché global de la terreur, il y a le marché de la drogue, de la prostitution et la question écologique qui sont tous des problèmes globaux. On ne pourra pas s’en sortir sans une gouvernance globale ; mais cela, c’est de l’utopie. Mais je ne vois pas comment ce serait possible de continuer avec des États-nations : ils ne peuvent pas contrôler Internet aujourd’hui.

Est-ce une bonne idée que les États puissent contrôler le Net ?

Raphaël Liogier : L’idée, ce serait de savoir ce qu’il s’y passe. Internet est la globalisation effective et sans frontières. Or, aujourd’hui, on fait comme si on n’était pas dans la globalisation et qu’on avait des relations internationales. On voit bien qu’il n’y a plus de guerre de face-à-face entre les pays. C’est le temps des organisations internationales. Les classes politiques et économiques importantes telles que Google ont intérêt à ce qu’il y ait des États-nations parce qu’elles peuvent jouer sur la multiplicité des législations. Il faudrait une cohérence légale dans la régulation d’Internet. Daesh est le produit de cette incapacité des États à gérer des problèmes qui dépassent leur périmètre.

En introduction de votre ouvrage, vous dites que si les Aliens nous observaient, il ne leur viendrait pas à l’idée que nous sommes divisés en civilisations différentes. La solution serait-il que les Aliens débarquent pour que nous comprenions notre similarité ?

Raphaël Liogier : Notre problème est que nous n’avons plus d’altérité. Jadis, le « barbare » nous permettait de nous définir. Dans certaines tribus africaines, ceux qu’on voyait peu étaient appelés les « non-humains ». Aujourd’hui, on a l’impression que tout le monde est potentiellement un alien même s’il a l’air de nous ressembler. On aurait besoin d’une autre altérité mais qui en serait vraiment une, extraterrestre, que nous projetons dans nos films comme si on la désirait. On a le sentiment d’être seuls parce qu’on se connait tous. Si on n’avait pas fait le tour de la planète, on penserait qu’il y a encore quelque chose de l’autre côté de l’océan. On pourrait créer une nouvelle forme de solidarité mondiale si, en face, on avait un autre « barbare » ou étranger radical.

Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n'aura pas lieu, CNRS Éditions, janvier 2016, 240 p., 19 €.