Points de vue

Pourquoi le monde moderne a accéléré le déclin de la philosophie

Rédigé par Sofiane Meziani | Vendredi 18 Aout 2017 à 12:20



La philosophie dans notre démocratie moderne s’est trouvée réduite à une simple discipline scolaire qui focalise sur la forme davantage que sur le fond, à un papotage sur des concepts infertiles. À une certaine époque, la philosophie était la pratique des silencieux ; de nos jours, elle est la discipline des bavards.

Il faudrait sans doute commencer par restituer au mot « philosophie » son sens originel, celui d’amour de la sagesse ; philosopher, c’est s’émerveiller devant le spectacle du Rayonnement divin qui se reflète dans la multiplicité du monde manifesté. La philosophie opère par intuition, elle s’attelle à cueillir la sagesse de l’Essence pure qui se manifeste dans chaque élément de la création. Elle a comme point de départ la certitude, celle de la Réalité primordiale sur laquelle repose l’univers.

La philosophie véritable est celle qui naît de l’étonnement, comme l’affirmait Platon ; c’est celle qui pousse l’homme à entrer en dialogue avec l’univers qui l’entoure, à s'abasourdir devant la Beauté infinie qui transparaît dans chaque parcelle de la nature. Philosopher, c’est briser l’écorce de la vie pour goûter au noyau de la sagesse pérenne ; c’est tenter de percevoir les subtilités spirituelles que recèle l’existence humaine. La philosophie rend l’homme attentif au verbe sapientiel qui se susurre partout autour de lui.

La philosophie moderne se contente de ratiociner

La modernité a perverti le sens de la philosophie ; désormais, elle raisonne sans prémisse et promeut le doute. Tout devient donc relatif, ce qui n’est pas sans contradiction, puisqu’en relativisant toute forme d’absoluité, le relativisme s’annule lui-même du fait de la relativité de son assertion. En effet, si l’on ne peut s’affranchir de la subjectivité humaine, le relativisme n’a donc aucune objectivité et tombe sous son propre verdict, tel que l’a brillamment démontré Frithjof Schuon. Si tout est relatif, cette affirmation s’annule, étant elle-même relative, et en s’annulant elle démontre sa fausseté.

La philosophie moderne se contente de ratiociner, de construire des concepts sans aucun débouché sur la vie ; elle cultive l’ambiguïté dans le langage pour feindre la consistance philosophique et,surtout, pour entretenir un certain prestige intellectuel ostentatoire en cherchant l’originalité plutôt que la vérité.C’est ainsi que la philosophie a été réduite à une sorte de rhétorique infertile, à une forme d’érudition stérile ; c’est désormais une espèce de chicane académique où chaque universitaire prétend, dans des livres indigestes, élucider mieux que ses pairs un concept philosophique. Ce narcissisme intellectuel témoigne de la prégnance de l’individualisme dans la philosophie moderne où le nom importe davantage que l’idée parce qu’il s’agit surtout d’épouser une posture intellectuelle en cultivant le rôle du penseur original, voire incompris plutôt que de penser véritablement. Plus encore, la philosophie moderne ou cette fièvre de la verbosité, étant incapable de fécondité, se contente de déconstruire.

Quand le déclin de la philosophie est marqué par l’hypertrophie de l’intelligence pratique

Le démantèlement de l’esprit philosophique va connaître ses premiers pas avec l’empirisme qui non seulement bouleversera le mode de pensée philosophique, en substituant la physique à la mathématique, mais aussi signera, avec Kant en l’occurrence, la destruction de la métaphysique et, par conséquent, l’avènement du scientisme, de l’industrie et de la culture quantitative. Le monde s’étant ainsi réduit à sa dimension palpable, le philosophe, désormais, n’a les yeux tournés que vers la matière ; et c’est seulement pour la pensée moderne que la matière est devenue une « chose » et non plus, comme l’écrit joliment Titus Burckhardt, « le miroir passif de l’Esprit ».

Désormais, la pensée se veut terre à terre, pratique, horizontale. Cela résulte en partie d’un abus des notions d’abstrait et de concret ; comme si, en effet, le concret concernait seulement le quantifiable, et l’abstrait un monde imaginaire ! L’idée d’Absolu est aussi concrète lorsqu’elle fait irruption dans notre intelligence que n’importe quel raisonnement mathématique ou expérience physique. Notre conscience de la Beauté ou de la Liberté n’est pas fonction d’un « pelage mental », elle est une réalité concrète innée à notre intelligence essentielle.

Cette logique binaire de concevoir les choses selon le mode abstrait/concret résulte d’une raison réduite à sa fonction utilitariste. Et c’est une erreur de voir en Socrate et Aristote les pères du rationalisme, car ces derniers n’ont jamais affirmé que l’intelligence et la vérité se réduisaient au raisonnement. La raison se contente de conclure ce que l’intuition perçoit. La philosophie moderne, dans ses premiers pas, a placé la raison au-dessus de tout avant de trouver son achèvement, via l’imposture de la psychanalyse freudienne, dans l’infrahumain. Cette négation de la partie supérieure de l’intelligence, celle de l’intuition – non au sens bergsonien -, ou plus précisément de la métaphysique, n’est cependant qu’une étape dans l’aplatissement intellectuel qui très vite se réduira à un rôle purement instrumental. Elle a substitué l’utilité à la vérité en rejetant toute connaissance supérieure à la raison, toute autorité spirituelle située au-delà de la nature. Aussi ne faut-il pas s’étonner que notre système économico-pragmatique, avec sa logique de profit et de résultat, ne favorise pas l'efflorescence de la philosophie véritable.

Le déclin de la philosophie est donc marqué par l’hypertrophie de l’intelligence pratique, ce qui explique l’explosion des sciences physiques et la dévalorisation du « savoir littéraire », en particulier de la philosophie. En démocratie, les « philosophes » ne produisent plus de sagesse, ils se contentent de palabrer autour de l’actualité médiatique. La philosophie véritable ne peut prospérer dans un climat démocratique car l’individualisme et la médiocrité qui y sévissent ne permettent pas à la sagesse d’éclore.

En effet, cette dernière, qui est objective et pérenne, ne peut se répandre que très difficilement dans un univers cultivant le subjectivisme et le relativisme. N’ayant les yeux tournés que vers le monde sensible de la Caverne,la démocratie favorisera la formation de scientifiques et d’ingénieurs auxquels elle accordera de bons salaires plutôt que l’éclosion d’hommes qui aspirent au monde des Idées. La technique étant désormais la clé de la puissance du monde temporel, le sage devra donc se contenter de crier dans le désert.

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Sofiane Meziani, enseignant d'éthique, est l’auteur, entre autres, de L’homme face à la mort de Dieu et du Petit manifeste contre la démocratie aux éditions Les points sur les i dont la contribution est extraite.

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