Arts & Scènes

Myriam Marzouki : « Exiger ou interdire le voile, c’est contrôler le corps des femmes »

Rédigé par Imane Youssfi (et Huê Trinh Nguyên) | Jeudi 2 Février 2017 à 16:41

Dans « Ce qui nous regarde », Myriam Marzouki interroge notre regard sur le voile. Détricotant les débats et les polémiques actuels liés à ce bout de tissu en les insérant dans le temps long de l’Histoire, la metteure en scène propose aux spectateurs un théâtre documentaire, où le jeu des acteurs est mêlé à la photographie et à la vidéo. La pièce se joue jusqu’au 9 février au théâtre de l’Echangeur, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), le 11 février à la Comédie de Reims (Festival Reims Scènes d’Europe) et le 15, 16 et 17 février à Lyon. Interview.



Myriam Marzouki, auteure de « Ce qui nous regarde » : « Mon spectacle essaye de tenir une double ambition : produire une œuvre esthétique où l’émotion et le beau sont solidaires d’un geste politique. » (photo © Vincent Arbelet)

Saphirnews : Dès le début du spectacle, vous inscrivez votre pièce dans votre histoire généalogique. En quoi est-ce important, pour vous, de remonter à ces racines, de le dire et de le visualiser aux spectateurs ?

Myriam Marzouki : C’était important de commencer par une généalogie personnelle pour finalement emmener le spectateur dans la suite, à partir de quelque chose qui soit plutôt accueillant et doux, qui ne prétende pas faire la leçon ni dire la vérité. C’est comme si, au fond, j’invitais les spectateurs à parcourir avec moi un livre d’images en leur disant : « Voilà, c’est le chemin que je vous propose de suivre. » C’est un chemin qui parle de moi et cela permet de faire entrer dans le spectacle de manière plus apaisée.
Je pense que lorsqu’on entend une histoire intime de quelqu’un cela renvoie chacun à sa propre histoire, alors que quand on entend un discours qui se prétend objectif souhaitant parler pour tout le monde on peut s’en sentir finalement exclu.

Saphirnews : En voix off dans le spectacle, vous évoquez un voyage que vous avez fait en Iran. Vous dites que si vous aviez été iranienne, vous n'auriez pas écrit cette pièce de la même façon. Pouvez-vous nous expliquez plus amplement votre propos ?

Myriam Marzouki : Ce voyage en Iran est ma seule expérience à avoir été voilée parce que j’ai été contrainte de le faire. Je mets en relation cette expérience-là avec des échanges que j’ai pu avoir avec une amie française qui m’a dit que si elle était iranienne elle se battrait pour ne pas porter le voile. En disant que si j’étais iranienne, j’aurais fait un autre spectacle, c’est une manière de dire plusieurs choses.
Parler du voile en France, ce n’est pas parler du voile en Iran, en Algérie, en Afghanistan ni en Arabie Saoudite. On a souvent tendance à universaliser la question en la déplaçant vers d’autres contextes nationaux. Cela empêche de voir ce qui semble intéressant spécifiquement dans le débat sur le voile en France. La question du voile est une passion française. Et c’est aussi une question qui interroge le regard que des Français ont sur d’autres Français, parce qu’une grande partie des femmes qui portent le voile en France sont françaises.
Chaque problématique du voile a quelque chose de très singulier en fonction du pays. En tant que féministe, j’essaye de travailler sur ce choix que font les femmes françaises de se voiler – même si ce n’est pas le mien – dans un pays où elles peuvent ne pas le faire.

En parlant de féminisme, selon vous, y aurait-il un modèle universel ?

Myriam Marzouki : Je pense que dans le féminisme, comme on pourrait dire pour le socialisme, le communisme, il y a de très grands principes et que ces grands principes n’épuisent pas l’infinie manière de les incarner, de les traduire. Il me semble que le grand principe du féminisme, c’est de défendre les droits des femmes, de se battre pour l’égalité des droits et de défendre la possibilité que les femmes ont de choisir leur existence. Cela, c’est un grand principe. Il y a un enjeu universel pour les droits de l’homme et l’égalité des êtres humains et pour ce qui est de l’égal respect de leurs droits.
Mais, lorsqu’on entre dans le détail, on se rend compte des contradictions qui apparaissent : contradictions de classe, de couleur de peau, de choix religieux, de mode de vie et qu’on est peut-être victime d’une conception « occidentalo-centrée » et parfois aussi d’un féminisme de classe qui méconnait d’autres enjeux qui sont aussi des enjeux sociaux.
Je dirai qu’il y a un idéal universel dans le féminisme mais que, très concrètement, il y a des spécificités et des complexités des combats féministes.

Dans une scène très forte de la pièce, une des comédiennes se demande si être émancipée c’est seulement quand on est « en cheveux ». À travers la question du voile, vous interrogez la place du corps et son image dans la lutte des femmes pour l'émancipation...

Myriam Marzouki : Je me suis rendu compte qu’en tirant un certains nombre de fils qui tissent le voile on se met à raconter plusieurs histoires et, entre autres pour moi, il y avait vraiment l’histoire du corps féminin dans l’espace public.
Ce que je trouve intéressant c’est que le voile révèle en même temps des questions qui sont bien détachées en réalité de la religion, de l’islam ou de l’immigration. Ce sont des questions qui concernent en effet l’image que donnent les femmes, qu’on veut qu’elles donnent dans l’espace public. Ce sont des questions qu’on peut penser à partir du voile mais, finalement, on va quitter le voile comme symbole religieux pour l’envisager comme un élément de l’apparence des femmes dans beaucoup de civilisations puisque cela recouvre la question du cheveu, la question du corps en général.

Myriam Marzouki : « On en revient toujours à la même chose : le corps des femmes est un problème social, alors que le corps des hommes n’en est pas un. » (photo © Vincent Arbelet)
Cela devient intéressant parce que cela permet de réouvrir la question. C’est aussi pour cela que le voile est au centre de crispations tellement fortes parce que ce dont il est question ce n’est pas seulement de religion, c’est du contrôle du corps des femmes.
On peut considérer que le voile est un instrument d’oppression, de contrôle des femmes. Mais on peut aussi considérer qu’à vouloir l’interdire, l’empêcher, le supprimer, c’est aussi une manière de contrôler le corps des femmes. On en revient toujours à la même chose : le corps des femmes est un problème social, alors que le corps des hommes n’en est pas un.

Votre pièce est nourrie de photos de famille, d’archives photographiques du temps de la colonisation algérienne, de témoignages vidéo... Peut-on qualifier votre pièce de théâtre documentaire ?

Myriam Marzouki : Oui, tout à fait. C’est une catégorie de théâtre aujourd’hui. C’est vrai que le document est multiple, il va du personnel au collectif. Il est esthétisé aussi : le but n’est évidemment pas d’exposer des documents comme dans une conférence ni d’être dans un rapport pédagogique, il est de travailler sur ce que le document historique peut avoir d’émouvant.

Dans votre spectacle, vous déconstruisez les clichés, sans entrer de plain-pied dans les polémiques, on sent une sorte de prise de distance. Est-ce voulu ?

Myriam Marzouki : Disons que la question du cliché, la question de la pensée rapide, de la pensée facile est au cœur de tout le problème démocratique qu’on traverse aujourd’hui, de la perte de confiance dans l’information, de la prise de distance avec l’information, du matraquage idéologique. On sent bien qu’on est dans un moment où la question des médias et de la démocratie sont fortement liés et que le voile a été au cœur de beaucoup de simplifications, de débats qui, à un moment, fatiguent. Je veux dire que ce serait bien de commencer à parler d’autre chose aussi !
J’ai voulu faire un spectacle pour, peut-être, moi personnellement passer à autre chose, car cette question m’a occupée pendant plusieurs années. Et c’est aussi pour dire qu’il est possible de parler de quelque chose de complexe en ne rajoutant pas de la violence à la violence, de la bêtise à la bêtise, de la simplification à la simplification.

Philosophe, enseignante, êtes-vous devenue une artiste engagée par nécessité ? La nécessité de porter plus loin, plus fort ce que vous avez à dire au monde ?

Myriam Marzouki : Le spectacle essaye de tenir deux ambitions. Une ambition esthétique, poétique : produire une œuvre dans laquelle l’émotion et le beau sont là, mais que cette émotion soit totalement solidaire d’un geste politique. Quand je dis politique en art, ce n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser, ce n’est pas de nommer le candidat qu’on va suivre aux prochaines élections, mais c’est de tenir un discours sur le monde, c’est-à-dire de prendre position sur des questions qui sont des questions urgentes. Je pense qu’il y a des périodes qui appellent plus ou moins l’engagement de l’artiste.
Je fais ce spectacle-là aussi en me disant que chacun doit faire quelque chose à l’endroit où il est. Moi, je fais du théâtre et je fais cela aussi avec cette énergie de l’inquiétude vis-à-vis du monde, en me disant qu’il faut contribuer à faire en sorte qu’on ne prenne pas la pente de la spirale, la pente du pire. Donc, oui, il y a cette urgence-là : une urgence politique.