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« Meccanomics » : la solution par le marché pour le monde musulman

Par Patrick Haenni*

Rédigé par Patrick Haenni | Mardi 9 Aout 2011 à 00:01



La thèse développée dans Meccanomics. The March of the New Muslim Middle Class par le conseiller de l'administration Obama sur l'Iran, l'Afghanistan et le Pakistan est simple.

Pour lui, le monde arabe, depuis quelques années, se trouve dans une phase de rupture idéologique : le sécularisme nationaliste a échoué, le credo fondamentaliste montre des signes d'essoufflement et cède le pas à une piété ouverte sur le monde en général et sur le marché en particulier. S'ouvre l'ère des « Meccanomics », la nouvelle classe moyenne musulmane portée sur l'entreprise, la démocratie et une religiosité décomplexée mais sans excès que le thème de l'Etat islamique ne branche plus.

Son essor permet de renvoyer dos à dos autant les pesanteurs des bureaucraties étatiques héritées des expériences de développement sécularisantes « par le haut » que la sclérose identitaire des différents « fondamentalismes » tant sunnites que chiites.

Le bouleversement en cours dans la région semble alors faire écho aux thèses de Vali Nasr : on n'est plus dans la geste cyclique et prolétarienne des émeutes du pain, qui secoua par intermittence les structures autoritaires de la région sans y mettre fin, ni dans les images d'Épinal de la « rue arabe », brûlant rageusement drapeaux américains ou israéliens sur fond d'incantations religieuses non moins incendiaires, mais dans une relative « culture non coercitive de la civilité », pour reprendre l'expression heureuse du penseur réformiste indonésien Nurcholish Madjid, propre à ces nouvelles classes dont la marche victorieuse serait la clé de voûte d'un nouveau Moyen-Orient post-autoritaire, pieux et marchand.

Dépasser le fondamentalisme par une synthèse islamo-libérale

Le livre de Vali Nasr est un essai politique en forme de fresque historique du monde musulman contemporain fondée sur un postulat pragmatique : le sort des idéologies est intimement lié aux réalisations concrètes des leaders qui s'en réclament et elles marchent si elles font du chiffre : «Values gain currency when they serve the economic and social interests of people and they shape the governance of nations when those who hold them garner power » (p. 255).

L'intelligence du devenir du monde musulman passe alors par un inventaire des résultats concrets des idéologies qui ont tramé son entrée en modernité depuis la fin du XIXe siècle, le sécularisme modernisateur stato-centré et le fondamentalisme. Armé de ce postulat, l'auteur analyse principalement les trajectoires historiques des entreprises modernistes sécularisantes en Turquie et en Iran.

Alors que la modernisation sécularisante était, selon lui, non un pur produit d'importation mais bel et bien un modèle porté par des couches sociales indigènes, elle échoue en raison du stato-centrisme de sa politique économique : « The Muslim world did embrace modernity but it was of the wrong kind, and it was pursued in the wrong way through a forced, top-down process of state-building that it was hoped would catapult the region to prosperity, making up for centuries of humiliating defeats to the West and the ravages of colonialism » (p. 86). Si le sécularisme échoue, c'est donc en raison de sa politique économique : « Top-down modernization had its limits. States can do things faster and more efficiently than markets, but only to get things moving; they are notoriously bad at managing economies once they are out of the gate » (p. 109). La réponse à cette crise va alors être religieuse : « It is the legacy of that authoritarian approach to reform that we are contending with in the appeal of fundamentalism and its vehement anti-Americanism » (p. 86).

Par ailleurs, les politiques de développement stato-centrées et par le haut ont permis l'essor de classes moyennes dépendantes de la manne étatique : ingénieurs engagés dans les grands projets, médecins remplissant un secteur étatique pléthorique, etc. Mais cette classe moyenne était trop dépendante de l'Etat pour se transformer en agent de démocratisation : « Like a moth flying too close to the flame, the middle class would find itself consumed by its proximity to the state, supporting not capitalism and democracy but political autocracies sitting atop command economies and preaching rigid ideologies of uniformity » (p. 113).

En lieu et place de démocratie, lors de l'effondrement des idéologies de modernisation sécularisantes, elles vont alors se tourner vers le religieux, mais sans renoncer à la question de l'Etat, constatant que, en matière de redistribution, les mouvements islamistes sont infiniment plus efficaces que les institutions publiques.

Si le sécularisme dans le monde arabe a échoué, ce n'est donc pas à la suite d'une quelconque dissonnance cognitive avec l'univers normatif de la région, mais en raison de son incapacité à assurer le développement des pays qu'il entreprit de réformer. Et, à son tour, la poussée fondamentaliste dans la région n'est pas non plus liée à un quelconque tropisme culturel (la proximité idéologique avec les cultures intuitives des populations de la région), mais réside dans l'incapacité des projets modernisateurs sécularisants et stato-centrés d'assurer un minimum de redistribution et de développement.

Le tournant des années 1970, avec la révolution iranienne de 1979 suivie, deux ans plus tard, par l'assassinat du président égyptien Anouar al-Sadate par un groupe islamiste radical, a été l'apogée et non le tremplin de départ du fondamentalisme. En effet, à l'exception des Talibans afghans, le fondamentalisme n'a pu faire faire tomber d'autre régime.

De facto, rappelle l'auteur, les mouvements fondamentalistes ont été systématiquement mis en échec : l'Egypte après 1981, la Syrie en 1982, l'Algérie après 1991 et, plus récemment, l'Arabie saoudite. Les mouvements islamistes n'arrivent donc pas à prendre le pouvoir - à part les Talibans. En contrecoup, l'Etat islamique devient une demande moins pressante et au militantisme politique succède alors un activisme social et religieux moins concerné par la question du pouvoir. L'islam se libère alors de la question de l'Etat et peut entrer en interaction avec la société civile et le marché.

Une nouvelle catégorie de prédicateurs émerge alors, dans l'ensemble du monde musulmans : Amr Khaled dans le monde arabe, Fethullah Gülen dans le monde turcophone, Ahmed al-Shugairi dans les pays du Golfe, le mouvement des adeptes de Munira al-Kubaisi, un mouvement de femmes d'inspiration soufi. Leur message est simple et consiste à défendre l'idée que piété et modernité, islam et globalisation, ne sont pas voué à se regarder en chiens de faïence : «The core of the appeal is in reassuring the Muslim masses that a modern way of life - the puirsuit of material succes, watching television, going out to nightclubs, listening to pop music - is in no way in conflict with Islam » (p. 183). Désormais, « clerics are not the only ones who draw the big audience. They must now compete with a new breed of televangelists, who preach modernity and business-friendly Islam » (p. 13).

Si le fondamentalisme reste une menace, notamment au Pakistan, il masque l'essentiel : « What is true is that since 1980, a broader wave of Islamic resurgence has swept across the Middle East, and fundamentalism has surfed that wave rather than fueling it » (p. 10). Contrairement au fondamentalisme, rivé sur la confrontation avec l'Occident et l'identitaire, cette résurgence est fondée sur « the vitality of the energetic blending of Islamic piety and capitalist fervor that is flourishing in many pockets around the region » (p. 11). Porté par des blogueurs, des rappeurs, des télévangélistes, des activistes des droits de l'homme, des « self-styled Islamic gurus » (p. 176) et des penseurs de toutes orientations, ce nouveau paradigme permettrait au monde arabe de rejoindre enfin - et en harmonie - le concert des nations.

Plus que tout, c'est la Turquie de l'AKP, parti de gouvernement depuis 2002, qui réalise politiquement la marche gagnante des Meccanomics. Dopé par des croissances record et mené tambour battant par un parti formé d'anciens cadres islamistes qui préfèrent aujourd'hui se définir comme des conservateurs et se revendiquant d'un « pro-Western outlook, conservative but also favorable to democracy and markets» (p. 240), le destin de la Turquie est passé dans les mains de la petite bourgeoisie anatolienne de villes comme Kayseri, incarnation par excellence des Meccanomics : esprit d'initiative, croissance record, des success stories en cascades, capitalisme indépendant, piété ostensible moins intéréssé à l'Etat qu'à une « ethic of hard work and savings, investment, an economic growth, combining strict piety with raging entrepreneurship » (p. 247).

Au final, en lieu et place de l'Etat islamique, les musulmans de la sortie du moment fondamentaliste sont désormais tenant d'une identité musulmane mâtinée de pragmatisme : « Muslims want rights and representation, honest governance and effective leaders, and yes, they generally prefer that those leaders be true to local values and be good muslims like themsleves. But they also ask of these pious representatives, as they do of the secular ones, 'what have you done for me lately?' This pious pragmatism is the most potent force in Middle Eastern politics today, and the most potent foe of extremist fundamentalism too » (p. 175).

La démocratie par l'islam et le marché

L'émergence des Meccanomics est aussi une invitation à l'Occident à penser en termes nouveaux son rapport à l'islam et au radicalisme : l'approche qui prévalait jusqu'alors, fondée sur le soutien à des régimes autoritaires et stato-centrés, a non seulement nourri le fondamentalisme - par réaction - mais aussi entravé l'émergence de classes moyennes indépendantes porteuses de démocratie et de libéralisme.

En lieu et place, il conviendrait de soutenir partout autant que faire se peut l'éclosion de classes moyennes entrepreneuriales, libérales économiquement et - ce faisant - démocrates : « The most decisive battle for the future in the region will not be the one over religion - in which as we shall see, the tide has already turned against extremism. Nor will it be the growing battle over political rights, as hopeful as that is. The key struggle that will pave the way for the decisive defeat of extremism and to social liberalization will be the battle to free the markets. If that battle is won by private sector business leaders and the rising middle class tied to them, then progress with political rights will follow » (p. 25).

Le cas iranien permet d'étayer la thèse : dès que la révolution, sous la présidence de Rafsandjani, s'est ouverte à la logique du marché et des privatisations, elle a produit une nouvelle classe moyenne, pieuse et demandeuse de droits politiques. C'est elle qui fournira le corps battant - et battu - du mouvement réformiste, puis du mouvement vert en 2009, qui se mobilisa contre la réélection douteuse de Mahmoud Ahmadinejad : « The Rafsandjani years ignited the engine of the private sector middle class that the revolution had all but shut down » (p. 69).

Pourtant, le mouvement ne parvint pas à ses fins, largement parce que la vision était globalement opposée à celle du guide suprême : adepte du modèle chinois de libéralisation économique sans ouverture économique, lecteur attentif des écrits de Ali Shariati et en particulier de ce que Vali Nasr qualifie son orientation « populiste », Khamenei comprit que ce modèle était intenable et que l'ouverture économique conduisait nécessairement à la demande d'ouverture politique. Ce constat l'amena à engager une lutte sans merci contre le mouvement de réforme, conjuguant répression et rhétorique populiste critiquant le caractère non redistributif de la réforme.

Le prix du pétrole permit jusqu'en 2008 de maintenir une politique populiste, mais le secteur privé entrait en phase de stagnation, affaiblissant du coup les groupes sociaux porteurs d'une vision de changement. Le boycott international de l'Iran ne fera qu'accroître la crise du secteur privé. D'où le paradoxe d'une politique de confinement de l'Iran qui s'avère avant tout être une politique d'avortement des conditions structurelles d'émergence d'une contestation démocratique : « America may take comfort from the pressure that international sanctions and financial restrictions keep up on Iran's rulers, but it is this resilient private sector and sociale classes associated with it that are hurt worst by economic isolation à and those are preciserly the forces that must gain strength if Iran and the Middle East are ever to have a hope of becoming capitalist and liberal-democratic (...) sanctions, in other words, run the terrible risk of weakening the very forces upon which hopes for change - so vividly captured by the Green movement of summer 2009 - must depend » (p. 83-84).

Pour Vali Nasr, la promotion de la démocratie doit donc se faire avant tout dans le champ économique, et par le marché : « The Western powers are capable of providing powerful stimulus for this transformation, but our engagement with te Middle East must follow a coherent plan of using our influence and aid to reduce the state's footprint (...) the EU did not preach democracy to Turkey; it put on the table a long-run plan for reforms that would turn Turkey into a democracy with a thriving economy » (p. 256-257).

Meccanomics, islam et transition politique : lorsque la geste révolutionnaire rappelle que la dignité n'est pas qu'une question de croissance

Sur trois plans au moins, le livre de Vali Nasr, en dépit d'un économicisme exacerbé, a été annonciateur de la transformation de la carte politique arabe du printemps de 2011 :

• Tout d'abord, le démarrage des soulèvements dans le monde arabe a été une dynamique de classes moyennes: syndicats professionnels de cols blancs (avocats et enseignants) en Tunisie, des jeunes mobilisés sur les réseaux sociaux du Web en Egypte, réseaux associatifs droits de l'hommiste au Yémen, mobilisations estudiantines au Maroc et ailleurs.

• Ensuite, la référence à l'islam n'a pas été structurante. Les acteurs, au départ, n'ont pas été religieux et les religieux plutôt hostiles, les ex-Frères musulmans ont joué un rôle déterminant et ont trouvé dans la geste révolutionnaire les moyens de revigorer leur critique de l'organisation islamiste et de rallier à leurs thèses une partie de sa base.

• Enfin, la culture politique de ces soulèvements s'inscrit pleinement dans la globalisation : c'est une culture anti-autoritaire, soucieuse de transparence, non identitaire, désintéressée des idéologies prêt-à-porter, pragmatique et porteuse d'un rapport culturel non polémique à l'Occident.

Mais, si l'imaginaire religieux de ces nouvelles classes moyennes est bien décrit, faisant écho à d'autres travaux sur la question, la politisation des classes moyennes ne s'est pas faite véritablement sur le mode prédit par Vali Nasr : ce n'est pas une classe moyenne en phase d'expansion qui se soulève contre les pesanteurs d'Etats stato-centrés mais une classe moyenne en perte de vitesse qui porta la revendication démocratique : contre le déclassement, la cherté du coût de la vie, les passages à tabac dans les postes de police et pour la participation et la dignité. En d'autres termes, ce n'est pas l'interventionnisme étatique, mais l'autoritarisme et la paupérisation qui posaient problème.

D'autant que ces soulèvements ont commencé chez les bons élèves du FMI (la Tunisie et l'Egypte) dans un contexte de relégation et non d'empowerment des classes moyennes résultant précisément des politiques d'ajustement censées amener à l'essor de ces nouvelles classes moyennes. A ce titre, les soulèvements consacrent non pas une téléologie politique du libéralisme (l'entraînement nécessaire entre libéralisme économique et démocratie), mais l'échec même de ce libéralisme, et portent en eux une demande puissante d'Etat-providence mesurable par le nombre de grèves, qui, dans les situations post-révolutionnaires tunisienne et égyptienne, ont remis la question sociale au cœur du politique. La centralité des syndicats ouvriers en Tunisie rappelle ensuite que les intérêts et visions du monde des classes moyennes n'expliquent pas, à elles seules, la demande de démocratie.

La fresque à trois étages du monde musulman postcolonial passant du sécularisme étatisant au fondamentalisme, avant de se réaliser dans une synthèse islamo-libérale a ainsi comme sauté une étape : celle de l'échec des politiques néo-libérales.

C'est bien cet échec qui a rendu les autoritarismes invivables, même là où, comme en Egypte, l'autoritarisme s'accompagnait d'une forte croissance : « grow the economy, the rest will sort out itself out », affirme le conseiller d'Obama en conclusion de son livre (p. 263), oubliant que la demande démocratique est aussi le fruit de considérations non mesurables en termes macro-économiques : la dignité n'est pas qu'une affaire de croissance, même si elle a sa part de préoccupations matérielles.

De la démocratie à la normalisation identitaire

Le libéralisme de l'auteur, s'il peine à rendre compte du changement en cours, est en revanche une invitation puissante à prendre au sérieux les recompositions identitaires dans la région révélée par les soulèvements en cours et dopés sans aucun doute par les transformations structurelles plus vastes décrites dans son ouvrage. Au creux des diatribes identitaires - portées d'ailleurs beaucoup plus par les régimes autoritaires que par leurs opposants -, puisant tour à tour dans les répertoires de l'islamisme ou du nationalisme, c'est à un puissant mouvement de réconciliation tacite du monde arabe avec l'univers symbolique de la globalisation que l'on assiste aujourd'hui.

Cette réconciliation s'est d'abord faite dans le domaine de l'économie : le libéralisme est devenu de facto le seul véritable horizon des politiques économiques dans la région et la bonne gouvernance de l'AKP turc rappelle que l'islamisme sait très bien s'en accommoder.

C'est ensuite, avec les « prophètes du changement », la religiosité qui se met au diapason d'une orientation d'ouverture et « modernity friendly » (p. 181). Les Meccanomics ont permis de réinscrire l'islamisation dans le cadre de la globalisation.

Avec les soulèvements en cours, c'est sans doute au troisième étage, politique, de cette reconnexion avec l'univers symbolique de la globalisation auquel on assiste aujourd'hui : les différents soulèvements n'avaient pas de coloration identitaire. La démocratie revendiquée n'était ni islamique, ni ne quêtait la spécificité. Bref, elle se passait d'attributs et - avec elle - d'identité : moins qu'avec un libéralisme économique incertain et souvent peu redistributeur, la marche de la nouvelle classe moyenne suit avant tout le chemin d'une normalisation culturelle : le printemps arabe a renvoyé dos à dos Ben Laden et Samuel Huntington.



Vali Nasr, Meccanomics. The March of the New Muslim Middle Class, OneWorld Publications, Oxford, 2010.


* Patrick Haenni est chercheur à l'Institut Religioscope. Il est l'auteur, notamment, de L’Ordre des caïds, conjurer la dissidence urbaine au Caire (Éd. Karthala, 2005) ; L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005) ; et a codirigé avec Stéphane Lathion, Les Minarets de la discorde (Gollion, Infolio, 2009).