Points de vue

Le musulman humaniste, modèle pour une société meilleure ?

Rédigé par Baudouin Heuninckx | Vendredi 8 Janvier 2021 à 11:15



Dans un précèdent article, nous avons analysé trois idéaltypes du musulman moderne : le légaliste, le spiritualiste et l’escapiste, qui vivent leur religion principalement pour eux-mêmes dans le but d’atteindre un objectif qui n’est pas de ce monde, ce qui les conduit à adopter une attitude individualiste et détachée de la société. Une alternative pourrait être un idéaltype du musulman humaniste, qui chercherait à améliorer, grâce à sa religion, la société et le bonheur de ceux qui y vivent, rejoignant ainsi les objectifs sociétaux de l’islam originel. Nous allons, dans le présent article, identifier la manière dont ce musulman humaniste vivrait sa foi et pourrait ainsi constituer un potentiel modèle pour une société meilleure.

Rappelons-nous qu’un idéaltype est un modèle simplifié et abstrait, voire même parfois caricatural, d'un phénomène social que l’on souhaite étudier et qui permet de conceptualiser les tendances de ce phénomène, dans notre cas, « le musulman ». Nous avons vu que les trois idéaltypes analysés dans notre premier article ne visent pas à s’épanouir dans la société dans laquelle ils vivent ou à rendre ce monde meilleur. Etrangement, ces trois idéaltypes se détournent de la société dans laquelle ils vivent, en particulier s’il s’agit de la société occidentale, mais adoptent malgré tout une attitude individualiste comparable à celle qui est prônée par le néo-libéralisme.

En se déclarant humaniste, un musulman ne se détourne pas de l’islam

Plutôt que de voir l’islam comme une religion individualiste et détachée du monde, il serait sans doute bon de remettre en avant les nombreux aspects sociaux de l’islam et les principes fondamentaux qui ont conduit le Prophète Muhammad à créer une nouvelle forme de société. Replacés dans leur contexte historique pour en tirer les fondements sociétaux de l’islam et les appliquer à notre société moderne, ces principes pourraient faire du musulman un leader de l’évolution et de l’amélioration de notre société, dans le cadre d’un idéaltype que nous avons appelé le musulman humaniste. Bien que le concept d’idéaltype ne constitue pas en tant que tel un objectif à atteindre, ne dénote pas en soi un jugement de valeur et soit simplement une conceptualisation théorique, rien n’empêche de s’inspirer d’un idéaltype spécifique pour améliorer la manière dont les musulmans vivent leur religion.

Avant d’essayer de définir en plus de détails ce que serait un musulman humaniste, nous allons d’abord énoncer ce qu’il n’est pas. Premièrement, il n’est pas un humaniste séculariste, un humaniste areligieux. Au cours des 19e et 20e siècles, l’humanisme a été de plus en plus associé avec l’athéisme, et a souvent été utilisé comme une sorte de substitut moral à la religion. Cependant, cette vision est relativement récente, et les penseurs du Moyen-Age et de la Renaissance qui se rattachaient à l’humanisme ne reniaient pas leur religion pour autant. De même, en se déclarant humaniste, un musulman ne se détourne pas de l’islam.

Deuxièmement, un musulman humaniste ne cherche pas à incorporer ou à copier dans l’islam les doctrines et idées des humanistes du passé ou du présent. Même s’il trouve une source d’inspiration et de réflexion dans ces écoles de pensée, son but n’est pas de créer une sorte d’islam-fusion qui métisse les théories humanistes et la religion musulmane à un point tel quel cette dernière ne soit plus reconnaissable. Enfin, le musulman humaniste ne fait pas table rase des principes fondamentaux de l’islam, bien au contraire.

Par contre, le musulman humaniste est une personne qui aime l’humanité. Au lieu de chercher à atteindre en priorité son propre salut, il tente avant tout d’améliorer la communauté humaine dans son ensemble grâce à sa foi et à l’enseignement de l’islam. Le Coran met à de nombreuses reprises l’accent sur l’importance de l’action du musulman en société. Il invite les musulmans à commander le convenable et à interdire le blâmable, et à s’encourager mutuellement à la poursuite de la vérité et à la patience, choses qui ne peuvent par définition se faire qu’au sein d’une communauté. Pour le musulman humaniste, il ne suffit donc pas d’éviter personnellement le mal et l’injustice, mais il faut créer dans la communauté une atmosphère de justice et d’harmonie sociale garantissant le développement de chaque individu. Le Coran donne clairement au musulman une mission, un rôle de modèle, dans la société.

Rendre le monde meilleur serait l’objectif premier du musulman humaniste

Pour le musulman humaniste, vivre sa religion principalement en pratiquant les cinq piliers de l’islam ou en psalmodiant des rappels à Dieu n’est pas suffisant. Il s’attache, en plus de cela, à mettre en pratique les principes fondamentaux de vie en société que le Coran nous enseigne et à les appliquer journellement dans le contexte de la société moderne.

Le musulman humaniste se voit donc comme un élément constructif dans la société et cherche à développer celle-ci et à maximiser le bonheur des autres humains ainsi que le sien. Son objectif ultime peut être de rejoindre le Paradis le Jour du jugement, mais il sait que, pour y arriver, il doit contribuer à la société dans son ensemble. Au lieu d’être un éventuel effet indirect de sa recherche individuelle de salut, rendre le monde meilleur serait l’objectif premier du musulman humaniste, et son salut en deviendrait la conséquence directe, même s’il sait qu’au Jour du jugement il ne sera tenu responsable que de lui-même.

Il n’adopte donc pas dans la société une attitude passive : pour lui, accomplir des bonnes œuvres envers les autres selon sa capacité est l’une de ses principales obligations. Dans ses actions en société, le musulman humaniste promeut la liberté, le dialogue, et surtout la paix, et cherche à assurer la justice, autant dans ses actes que dans ceux des autres. Il se doit d’être un exemple moral et un élément moteur de la société dans laquelle il vit.

Chercher à donner l’exemple pour rapprocher la société des valeurs fondamentales de l’islam

Le musulman humaniste rejette à la fois l’individualisme et la xénophobie, et encourage donc la solidarité pour tous, même pour les non-musulmans. En effet, dans les nombreux passages du Coran où le musulman est encouragé à aider l’orphelin, le pauvre et le voyageur, il n’est fait aucune distinction entre le croyant et l’incroyant. De même, le musulman humaniste agit avec équité envers chacun, même ses ennemis et les non-musulmans. En particulier, il est équitable et honnête dans la conduite de son commerce et ne cherche pas à tromper ses clients et ses partenaires commerciaux ou à abuser de leur crédulité. Le musulman humaniste est également tolérant envers les autres religions et les coutumes des non-musulmans vivant avec lui dans la société, car sans tolérance dans une société plurielle, cette dernière ne peut que s’orienter vers le conflit.

Le musulman humaniste rejette également le matérialisme à outrance que notre société moderne considère à tort comme le principal symbole de succès. La richesse, en elle-même, n’est pas problématique : le Coran ne la condamne pas, et il ne faut pas être pauvre pour être un bon musulman. Le musulman humaniste ne cherche pas une vie d’ascèse, qui pourrait d’ailleurs le placer en marge de la société qu’il souhaite guider. Cependant, le Coran condamne explicitement la poursuite aveugle de la richesse matérielle, et le musulman humaniste, par ses bonnes œuvres, cherche à donner l’exemple pour écarter la société du matérialisme et la rapprocher des valeurs fondamentales de l’islam que sont la foi, la simplicité, le respect et la solidarité envers tous les humains.

Savoir utiliser sa raison associée à sa foi pour agir avec intelligence

Pour vivre sa religion en toute conscience, le musulman humaniste doit garder un esprit critique et ouvert, non seulement vis-à-vis de la société dans laquelle il vit, mais aussi vis-à-vis de la tradition musulmane, sans pour autant rejeter en bloc cette dernière. Ce faisant, il ne fait que suivre l’enseignement du Coran, qui incite maintes fois le croyant à utiliser sa raison associée à sa foi pour tirer des jugements autonomes, à peser le pour et le contre pour agir avec intelligence, et à réfléchir indépendamment. C’est principalement grâce à sa raison et à sa foi que le musulman humaniste peut identifier ce qui est convenable et ce que est blâmable, qu’il peut savoir quelles sont les bonnes œuvres à réaliser, et qu’il peut enjoindre la recherche de la vérité et la patience. Même s’il peut s’inspirer des opinions d’auteurs anciens et modernes, il cherche activement à tirer ses propres conclusions, sans suivre aveuglément l’opinion de soi-disant savants.

Le Coran incite également le musulman à rechercher la connaissance et la compréhension des choses, ce qui, pour le musulman humaniste, implique, non seulement d’approfondir la connaissance de sa religion de manière à pouvoir raisonner et réfléchir de manière juste, mais aussi d’embrasser la science et le progrès, qu’il soit technologique ou social, et de rejeter la vision trop large qu’ont certains musulmans du concept d’innovation blâmable. Une innovation peut bien sûr être blâmable si elle conduit au mal, comme par exemple les armes de destruction massives, mais pas par le simple fait d’être une innovation.

On peut constater que les grands principes qui guident la manière dont le musulman humaniste vit sa religion et interagit avec la société se retrouvent tous dans le Coran. Ce sont les principes de bonté, d’équité, de justice, de tempérance et de raison que le Prophète Muhammad a appliqués en son temps pour créer une nouvelle société. Malheureusement, trop de musulmans les oublient pour ne vivre leur religion que pour eux-mêmes. L’humanisme musulman doit donc viser à raviver l’application des principes fondamentaux de l’islam dans le contexte de la société moderne, en bonne entente avec les non-musulmans, dans le but de créer un monde meilleur. Bien sûr, le portrait du musulman humaniste que nous avons présenté ici est un idéaltype, donc une utopie. Mais pourquoi ne pas chercher à atteindre l’utopie ? Et si tous les musulmans se comportaient en société comme le musulman humaniste, cela ne pourrait-il pas rendre caducs bon nombre d’arguments des islamophobes ?

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Baudouin Heuninckx, docteur en droit, docteur en sciences sociales, est écrivain, conférencier, consultant indépendant, chercheur auprès de plusieurs institutions académiques, membre de l'Association pour la Renaissance de l'Islam Mutazilite (ARIM), et des conseils d'administration du mouvement Voix d’un Islam Éclairé (VIE) et de la mosquée Fatima.

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