Points de vue

La loi « anti-burqa » du 12 octobre 2010 : retour sur cinq contre-vérités

Par Alain Gabon*

Rédigé par Alain Gabon | Mardi 6 Septembre 2011 à 13:14



La promulgation, le 12 octobre dernier, de la loi « anti-burqa » interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, loi appliquée depuis avril 2011, vise à bannir la visibilité de certaines identités musulmanes décrétées indésirables dans notre espace social.

De fait, elle équivaut bel et bien à l’élimination culturelle d’une minorité religieuse française (car il s’agit en grande majorité de Françaises). Et ce, par une utilisation perverse de la loi non pas comme instrument de protection des libertés mais, au contraire, comme machine de guerre servant à éliminer purement et simplement la liberté de conscience, la liberté religieuse et la liberté d’expression de citoyennes françaises, dont personne, pas même ceux qui les ont attaquées, ne contestait qu’elles étaient inoffensives et respectueuses des lois de la République.

On aurait tort de passer trop vite sur cet inquiétant et sinistre développement dans notre République.

Cinq arguments qui signent une ignorance de la réalité

Pour rationaliser ce qui pour beaucoup étaient principalement des réactions viscérales et irréfléchies ‒ peur de l’Autre, choc face à une trop grande différence, etc. (en oubliant d’ailleurs que l’habit ne fait pas le moine) ‒, la classe politique, médiatique et intellectuelle des Copé, Gérin, Amara, Badinter et autres Fourest déploya cinq grandes catégories d’arguments, dans un parfait exemple de « groupthink » orwellien, accompagné d’une élimination ou d’une marginalisation soigneuse des voix dissidentes : le sécuritaire, le théologique, le féministe-humaniste, le vivre-ensemble et le (pseudo) laïciste (1)

Aucun de ces arguments ne tient la route. Tous brillent par leurs sophismes, leur paternalisme condescendant et proprement néocolonial, leur deux poids-deux mesures révélateur de leur hypocrisie et, surtout, leur ignorance totale de la réalité de ces femmes voilées, pour lesquelles nos champions autoproclamés des valeurs républicaines ne montrèrent que mépris, arrogance ethnocentrique et, dans bien des cas, une haine qu’ils ne parvinrent pas à dissimuler.

Soigner une psychose collective, l’argument sécuritaire

L’argument sécuritaire selon lequel ces femmes seraient des Ben Laden en puissance pouvant dissimuler des explosifs sous leurs amples vêtements a révélé à la fois les préjugés islamophobes, l’aveuglement et la bêtise de ceux et celles qui le propagèrent.

En effet, aucune Française en burqa ou niqab n’a jamais commis ni tenté de commettre d’attentat, quel qu’il soit, à la bombe ou autre. Cette peur de la femme intégralement voilée est donc un superbe exemple de psychose collective face à un danger qui n’existe pas : on a créé de l’hystérie collective sur du vide.

Cet argument grotesque, car sans fondement aucun dans la réalité, montra donc aussi que les opposants à la burqa avaient bel et bien cessé de penser : en effet, quel(le) musulman(e) voulant commettre un acte terroriste irait s’habiller en burqa ?

Du reste, comme les enquêtes de terrain le prouvent (2), ces femmes comprenaient fort bien la nécessité occasionnelle de se dévoiler pour prouver leur identité aux agents de police, employé(e)s de banque, personnel enseignant, etc. Elles acceptaient de montrer leur visage chaque fois qu’il en était besoin et, là encore, on a créé de toutes pièces un faux problème. Ce que les syndicats de police eux-mêmes, vocalement opposés à cette loi inutile et liberticide, se chargèrent d’ailleurs de rappeler…

Décréter ce qui est religieux ou pas, l’argument théologique

L’argument théologique, plus insidieux et souvent propagé par des musulmans qui tombèrent dans le panneau, consiste à dire comme Sarkozy lui-même, lors de son fameux discours de Versailles du 22 juin 2009, que la burqa ne fait pas partie de l’islam, qu’elle n’est en fait pas musulmane car elle ne correspond à aucune obligation coranique et ne saurait donc, pour le coup, constituer une pratique religieuse.

Affirmation fort pratique pour qui s’en prend aux libertés religieuses ! « On ne viole aucune liberté religieuse puisque nous décrétons que cette pratique n’est pas religieuse. » Sauf que religieux et islamique, ce voile, il l’est bel et bien pour ces femmes qui développent une interprétation hétérodoxe de la question du voilement et qui ne se soucient nullement des affirmations du grand mufti Sarkozy à propos du Coran.

Ces musulmanes sont, en effet, dans un rapport ultra individualisé et même hyper individualiste à l’islam. Elles ne reconnaissent le droit à personne, que ce soit Sarkozy, tel ou tel « grand théologien » d’Al-Azhar, ou le recteur de la Grande Mosquée de Paris, de leur dire ce qui constitue ou pas une obligation islamique : c’est elles qui décident, point barre.

De plus, dans le domaine de la foi, à partir du moment où une personne pense un vêtement ou une pratique comme étant de nature religieuse, à partir du moment où elle le vit comme religieux, c’est religieux, quoi qu’en dise les Textes sacrés ou les théologiens.

Ce n’est pas parce que l’obligation de la burqa ne figure pas textuellement et littéralement dans le Coran qu’elle n’est pas une pratique religieuse. Du reste, s’il fallait interdire tous les croyants et toutes les pratiques qui ne respectent pas leurs textes sacrés à la lettre, il ne resterait plus grand monde dans les églises, mosquées, temples et synagogues du monde entier !

Définir une laïcité à géométrie variable, l’argument du vivre-ensemble

L’argument du vivre-ensemble est, quant à lui, un monument d’hypocrisie, de paradoxe et de « doublespeak » (Orwell, encore, grand modèle de la langue de bois qui domine ces débats), puisque, au nom de la convivialité républicaine, on exclut purement et simplement une minorité de citoyennes dont la tenue hors normes rendent certains inconfortables.

Le « vivre-ensemble » est en fait pour ceux qui l’invoquent un « entre-soi » (on ne vous accepte que si vous vous conformez aux modèles dominants) ; et le « sectarisme communautaire » n’est pas du côté que l’on croit.

Quant au laïcisme à géométrie variable des Sarkozy, Copé et autres Guéant, il constitue non pas tellement une radicalisation idéologique ni une crispation de la laïcité, mais une véritable trahison et perversion de celle-ci, tant dans son texte que dans son esprit, et ce à plus d’un titre : la laïcité est censée s’appliquer, en effet, uniquement à l’État et à ses agents, et non à la société civile, aux usagers des services publics, et encore moins aux passantes dans la rue. La laïcité se doit avant toute chose de préserver la liberté religieuse de tous, non de la censurer, etc.

L’égalité des sexes sous œillères, l’argument féministe-humaniste

L’argument féministe-humaniste martèle que le voile intégral, voire le simple hijab, sont des « symboles barbares de l’oppression des femmes », des pratiques archaïques et dégradantes d’« asservissement », voire d’« esclavage de la femme », et, en tout cas, une violation inacceptable de la dignité de la personne humaine.

On souligne le fait que seules les femmes portent ce type de voile et qu’il s’agit donc d’une pratique « inégalitaire », qui viole les valeurs égalitaristes de la République et ne saurait pour cette raison être tolérée.

D’abord, cet argument confond allègrement égalité et symétrie, comme si l’égalité hommes-femmes impliquait une absence totale de différences entre les sexes, y compris au niveau de leur habillement.

Que dire alors de la mini-jupe, du maquillage, des bijoux et des hauts talons, portés exclusivement par les femmes et donc, dans cette logique, pratiques « inégalitaires » que l’on devrait interdire ? D’autant plus que, comme les féministes l’ont elles-mêmes montré, ces artifices d’embellissement et de mise en spectacle du corps féminin font partie de l’arsenal coercitif et patriarcal du mythe de la beauté, le piège le plus redoutable tendu par les hommes envers les femmes, de tout temps et en tous lieux.

On s’étonne également du silence assourdissant d’organisations anti-burqa comme Ni putes ni soumises (dans cette affaire, une courroie de transmission UMP) envers le voile et les robes amples des sœurs catholiques, que seules les femmes se doivent de porter et dont la fonction est exactement la même que celle du voile islamique : cacher les cheveux et les formes du corps, désexualiser le corps de la femme.

Les valeurs « égalitaristes » de nos féministes sont donc toutes relatives. Une fois tu les vois (quand il s’agit d’un islam à leur goût trop conservateur), une fois tu ne les vois pas (dans le cas de la religion dominante). Deux poids-deux mesures, donc.

Si l’égalité entre les sexes et la discrimination envers les femmes étaient vraiment le cœur du problème, dans ce cas, pourquoi les pourfendeurs de niqabs ne demandent-ils pas également l’interdiction de l’Église catholique, puisque celle-ci interdit aux femmes de devenir prêtre(sses) et d’accéder à une quelconque position d’autorité, du curé de base au pape, pour la seule et unique raison qu’elles sont femmes ?

Pourtant, de tels cas flagrants de discrimination sexiste et d’« incompatibilité avec les valeurs de la République » ne suscitent aujourd’hui que le silence complice de la part de nos mères fouettardes anti-voiles, les Badinter et autres Fadela Amara.

Finalement, notons l’hypocrisie des élites de la République lorsque celles-ci exigent de l’islam qu’il respecte une stricte égalité hommes-femmes, alors que personne ne respecte ce principe prétendument fondamental : ni la religion et l’Église dominantes, comme nous l’avons souligné, ni le secteur économique où dominent toujours les inégalités des salaires ainsi qu’un machisme et un sexisme ambiants ‒ que les débats autour de l’affaire DSK ont bien démontrés ‒, ni les institutions de la République elle-même.

Rappelons que le Parlement français compte moins de 20 % de femmes, 11 ans après la loi de parité, et qu’il reste donc un suprême exemple non pas de cette égalité républicaine qui sert d’alibi, mais de l’increvable plafond de verre de la République elle-même. L’hypocrisie consiste ici à exiger de l’islam qu’il applique strictement un principe que personne d’autre autour de lui ne respecte, et surtout pas les élites républicaines.

Un imaginaire fantasmatique et néocolonial, socle de la loi du 12 octobre 2010

Comme toutes les études de terrain le montrent, et contrairement aux accusations gratuites, ces Françaises qui décident de porter le voile intégral, souvent converties, jeunes pour la plupart, modernes, éduquées, et hyper volontaristes ne sont ni des pauvres créatures opprimées, ni des « islamistes radicales », ni des « agents politiques » en guerre contre la République.

Les ennemi(e)s des musulmanes voilées ne prirent jamais la peine d’écouter ces femmes qu’elles prétendaient pourtant libérer. Dans leur zèle émancipateur et ethnocentré tout droit sorti de la « mission civilisatrice » du temps des colonies, elles prétendirent savoir mieux que ces jeunes « arriérées » ce qui était bon pour elles. Le vieux cliché colonial « femme voilée = femme arriérée = femme soumise » a fonctionné à plein régime.

Et c’est bel et bien ce genre de clichés, cet imaginaire fantasmatique de type orientaliste, cette mentalité paternaliste et néocoloniale, qui structurent de l’intérieur la loi du 12 octobre 2010 et les débats qui l’ont précédée, comme ils structureront sans aucun doute les prochaines offensives législatives anti-musulmanes à venir.



Notes
(1) Je reprends ici en la modifiant une partie de la catégorisation de Raphaël Liogier dans son article de la Harvard International Review, Islam : A Scapegoat for Europe’s Decadence (janvier 2011).
(2) Voir, par exemple, le documentaire d’Agnès de Féo, Sous la burqa , et l’excellente enquête de l’Open Society Foundation : Un Voile sur les réalités : 32 musulmanes de France expliquent pourquoi elles portent le voile intégral (2011).


* Alain Gabon, professeur des universités aux États-Unis, dirige le programme de français à Virginia Wesleyan College (université affiliée à l’Église méthodiste de John Wesley). Il est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et la culture française.