Points de vue

De l'usage du takfir - la controverse de Boko Haram avec l'État Islamique en Afrique de l'Ouest

Rédigé par Romain Caillet | Mercredi 26 Octobre 2016 à 08:00

Dans cette analyse inédite, après avoir rappelé les origines du groupe connu sous le nom de Boko Haram, Romain Caillet éclaire l'arrière-plan d'une controverse autour d'une figure dirigeante du mouvement et explique que ce débat ne se limite pas au Nigeria.



Pendant des années, le groupe jihadiste Boko Haram est demeuré aussi inintelligible que difficile d'accès aux chercheurs ou analystes et à la plupart des journalistes désireux de parvenir à appréhender ce mouvement dans toute sa complexité. Son allégeance à l'État islamique en 2015, précédée par la formation d'une branche médiatique sophistiquée, et la récente crise survenue après le limogeage d'Abu Bakr Shekau, ont contribué à donner davantage de transparence au mouvement. Cet article se propose donc de rappeler les grandes étapes ayant précédé le ralliement de Boko Haram au califat de l'État islamique puis d'exposer la controverse opposant les membres de Boko Haram, en soulignant les enjeux de ces clivages autour du « takfir » (l'excommunication).

Du centre Ibn Taymiyya à la Wilaya de l'État islamique en Afrique de l'Ouest

Mouvement islamiste, d'inspiration salafiste-jihadiste, avant de devenir un groupe armé, Boko Haram s'est longtemps limité à la prédication auprès des populations musulmanes du Nigéria. En langue haoussa, l'ethnie musulmane majoritaire au Nigéria, le terme « boko » signifie littéralement « tromperie », « supercherie » ou encore un « manque d'authenticité ». Lors de la colonisation britannique au Nigeria, les populations musulmanes refusant d'adopter l'alphabet latin pour écrire la langue haoussa, traditionnellement transcrite en arabe, désignèrent cet alphabet sous le terme « boko », pour bien marquer leur mépris envers cet alphabet allogène. Par extension, l'éducation séculière occidentalisée fut désignée par le terme « boko » par les musulmans traditionalistes.

Ainsi Boko Haram, mélange du mot haoussa « boko » et du terme arabe « haram », signifiant « interdit », peut se traduire par la phrase suivante : « L'éducation occidentalisée et sécularisée d'inspiration coloniale est interdite ». Sans que ce nom soit véritablement considéré comme péjoratif, rappelons que celui-ci n'a jamais été utilisé par les membres du groupe, estimant que cette appellation restreint leur discours idéologique, qui ne se limite pas à rejeter l'occidentalisation de l'éducation. L'appellation de « Boko Haram » va toutefois s'imposer auprès des populations locales pour désigner les disciples du cheikh Muhammad Yusuf (1967-2009), diplômé de l'Université de Médine en Arabie Saoudite.

Muhammad Yusuf
Au début des années 2000, Muhammad Yusuf prend la direction de la mosquée Ibn Taymiyya à Maiduguri, capitale de la province de Borno, qui deviendra ensuite son quartier général et où sera fondé le centre Ibn Taymiyya. Depuis ce centre, l'idéologie salafie-jihadiste est propagée, réfutant ainsi les confréries soufies de la région, mais aussi les salafistes quiétistes.

Bien que les salafistes quiétistes s'opposent également aux confréries soufies et aux influences occidentales sur la société musulmane au Nigéria, ils sont hostiles au jihad global, mené à cette époque par Oussama Ben Laden, et refusent d'employer la violence. En revanche, les disciples de Muhammad Yusuf n'hésitent pas à recourir à la violence, ce qui provoquera l'arrestation de plusieurs d'entre eux entre 2003 et 2009, même si le mouvement n'est pas encore rentré dans la clandestinité ni proclamé ouvertement la lutte armée au Nigéria.

À la fin du mois de juillet 2009, des attaques sont lancées contre des postes de police pour venger la mort de militants tués par les forces de sécurité. Ces attaques limitées se transforment en insurrection islamiste dans la ville de Maiduguri. L'insurrection échoue et le centre Ibn Taymiyya est détruit, après quatre jours de combats, tandis que Muhammad Yusuf, dont de nombreux disciples ont été tués, est fait prisonnier, puis exécuté le lendemain de sa capture le 30 juillet 2009, selon la version de son fils.

Pourchassés, les partisans de Muhammad Yusuf se réfugient dans la forêt de Sambisa, située au sud-ouest de Maiduguri. Pendant près d'un an, ils vont se réorganiser en formant un groupe jihadiste nommé Jama'at Ahl as-Sunnati li-d-Da'wati wa-l-Jihad, qui signifie « Groupe des gens de la Sunna (c'est à dire groupe sunnite) pour la prédication et le jihad » (GSPJ). Le GSPJ, officiellement voué à la lutte armée, contrairement au Centre Ibn Taymiyya de Muhammad Yusuf, est placé sous le commandement d'Abu Bakr Shekau, dont la nomination est officialisée en juillet 2010. Deux mois plus tard, en septembre 2010, le GSPJ mène sa première attaque retentissante, en libérant près de 700 prisonniers incarcérés dans la prison de Bauchi. Entre 2010 et 2012, l'organisation va progressivement monter en puissance ; de premiers contacts sont établis avec Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), dont les formateurs entraîneront ensuite plusieurs membres du GSPJ dans ses bastions du Sahel.

Néanmoins, l'autorité d'Abu Bakr Shekau commence à être contestée : contrairement à Muhammad Yusuf, ce n'est pas un théologien et ses positions dogmatiques sont considérées comme trop « extrémistes » par plusieurs membres du mouvement, qui forment en 2012 le groupe Ansaru. Ce groupe se démarque du GSPJ en s'interdisant formellement de viser les lieux publics où se trouvent des populations musulmanes, ce qui correspond à la ligne défendue par al-Qaïda et favorise un rapprochement entre AQMI et Ansaru, qui devient son principal interlocuteur dans la région.

Ignoré par le commandement d'al-Qaïda centrale, qui se souvient des difficultés à gérer les actions anti-chiites de sa branche irakienne, devenue par la suite l'État islamique d'Irak, le GSPJ d'Abu Bakr Shekau continue néanmoins de monter en puissance de 2013 à 2015 en frappant l'armée nigériane, qui subit de nombreux revers. Après la prise d'importants territoires au Nigeria, le GSPJ parvient à mener des incursions au Cameroun, au Niger et même au Tchad, principale puissance militaire de la région.

Parallèlement à ces victoires militaires, le GSPJ mène des raids en territoire musulman, perpétrant des attentats dans des mosquées sunnites ou dans les lieux publics. En avril 2014, l'enlèvement de près de 300 lycéennes, dont certaines de confession musulmane, à Chibok, une ville chrétienne de la province musulmane de Borno, provoque un choc dans l'opinion publique mondiale. Michèle Obama allant jusqu'à reprendre le hashtag #BringBackOurGirls.

Cette large médiatisation du GSPJ permet à Abu Bakr Shekau de narguer la communauté internationale, mais aussi d'apparaître comme le chef de la troisième organisation jihadiste la plus puissante du monde après Al-Qaïda et l'État islamique (EI), désormais sur le point de supplanter le groupe fondé par Oussama Ben Laden.

En juin 2014, l'EI proclame la restauration du califat et déclare la dissolution de toutes les organisations jihadistes, appelant leurs émirs à faire allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi, devenu « le calife Ibrahim ». N'ayant jamais été lié à al-Qaïda, le rapprochement entre l'EI et le GSPJ semble aller de soi; il mettra pourtant près d'un an à se réaliser tandis que d'autres organisations comme Ansar Bayt al-Maqdis rejoindront le califat de l'EI en quelques mois.

En réalité, l'EI, à l'instar d'al-Qaïda, se méfie d'Abu Bakr Shekau tant pour le style exubérant et loufoque de certaines de ses vidéos, que pour sa réputation d'extrémiste sur la question de l'excommunication des populations musulmanes, ce qui, même pour l'EI, pose problème. Ainsi, Abu Bakr Shekau est contraint de préciser ses positions doctrinales en janvier 2015, au cours d'une vidéo dans laquelle il justifie l'orthodoxie de son dogme en s'appuyant sur des citations d'Ibn Taymiyya et de Muhammad Ibn Abd al-Wahhab. Quelques jours après cette mise au point, une nouvelle branche médiatique du GSPJ est formée,préparant ainsi la transition pour l'intégration définitive du groupe au sein de l'EI. Enfin, deux mois plus tard, en mars 2015, Abu Bakr Shekau proclame son allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi, devenant ainsi son représentant (wali) en Afrique de l'Ouest, jusqu'à sa destitution en août 2016.

La destitution d'Abu Bakr Shekau par Baghdadi pour... extrémisme dans le takfir

Après avoir démenti toutes les rumeurs évoquant successivement un assassinat d'Abu Bakr Shekau commandité par al-Baghdadi, puis une purge menée par ce dernier contre tous les Émirs pro-EI au sein de Boko Haram, l'État islamique a fini par annoncer implicitement son limogeage. La nouvelle fut rendue publique à l'occasion d'une interview de son successeur, Abu Mus'ab al-Barnawi, publiée dans la revue an-Naba, l'hebdomadaire de l'EI en langue arabe. Le nouveau Wali d'Afrique de l'Ouest, que plusieurs sources différentes présentent comme le fils de Muhammad Yusuf, n'était pas inconnu pour les observateurs de Boko Haram. En effet, Abu Mus'ab al-Barnawi était apparu dans une vidéo publiée par le GSPJ en janvier 2015, deux mois avant son allégeance à l'EI par la voix d'Abu Bakr Shekau.

Dans son interview pour an-Naba, Abu Mus'ab al-Barnawi est d'abord revenu sur l'historique de Boko Haram, la formation du GSPJ, puis l'allégeance à l'EI en mentionnant rapidement Shekau sans évoquer son limogeage. Plus loin dans l'interview, une question cruciale permet de mieux saisir le changement de politique de l'EI en Afrique de l'Ouest après la nomination d'al-Barnawi, sur le thème des attentats contre les mosquées et tous les lieux publics fréquentés par des musulmans dans les territoires contrôlés par le pouvoir nigérian.

« Loué soit Allah pour vous avoir inspiré cette question, je veux absolument faire connaître notre vision des choses : l'État (l'EI) a interdit de viser les gens s'affiliant à l'islam et se désavoue des actions les prenant pour cibles, celui qui commet ces actions ne représente que lui-même et certainement pas le califat, qui n'a jamais revendiqué ce genre de choses. De même, nous ne croyons pas que la base des populations résidant dans une terre de "mécréance par accident" (Dar al-Kufr at-Tari'). Au contraire, nous considérons que ces populations sont à la base musulmane, tant qu'elles ne font pas apparaître un "acte annulatif de l'islam". Combien de fois avons-nous combattu l'extrémisme (al-ghuluw), que nous ne cessons de combattre encore aujourd'hui. Ainsi, nous ne visons pas les mosquées, fréquentées par les gens du commun ni leurs marchés. »

Cette position théologique, qui peut sembler évidente pour un observateur du courant jihadiste dans le monde arabe, au moins depuis la disparition du GIA algérien, ne l'est pas forcément pour toutes les composantes du courant jihadiste au Nigeria, comme le démontre la réponse d'Abu Bakr Shekau. Celui-ci estime en effet que les territoires sous le contrôle de l'armée nigériane sont des territoires de l'infidélité, mais aussi que tous leurs habitants sont des mécréants, jusqu'à preuve du contraire.

Moins de 24 heures après la publication de l'interview d'al-Barnawi, Abu Bakr Shekau publiait le 3 août un enregistrement audio dans lequel il s'adressait directement à Abu Bakr al-Baghdadi. (...) Voir version longue. La logique d'Abu Bakr Shekau et de ses partisans est la suivante : ceux qui vivent sur les terres gouvernées par des infidèles ou des apostats, y compris lorsqu'ils sont musulmans, sont considérés comme des mécréants jusqu'à preuve du contraire.

Cette position est l'inverse de celle de l'EI, estimant que les musulmans vivant dans une terre d'islam « occupée par une force militaire mécréante », restent dans la religion de l'islam, jusqu'à preuve du contraire. Toutefois, le concept de « terre de mécréance par accident » (Dar al-Kufr at-Tari'), désignant une terre d'islam devenue terre de mécréance, même si la majorité de la population demeure musulmane, est un concept contemporain forgé par les oulémas jihadistes afin d'éviter d'excommunier la majorité des populations musulmanes, que les mouvements jihadistes cherchent à mobiliser.

À la différence de ce concept relativement récent, la position d'Abu Bakr Shekau peut trouver des justifications assez anciennes dans certaines fatwas des disciples de Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792). Certains d'entre eux ont effectivement excommunié des populations s'affiliant à l'islam, lorsque celles-ci ne cherchaient pas à extérioriser leur hostilité aux « infidèles » (c'est-à-dire ceux qui ont refusé la réforme religieuse prônée par Muhammad Ibn 'Abd al-Wahhab) ou émigrer vers des territoires contrôlés par les « wahhabites ».

Reprenant ces fatwas, Abu Bakr Shekau estime ainsi que ceux qui n'ont pas émigré vers les territoires tenus par le GSPJ doivent être considérés comme des « infidèles » à moins de les voir exprimer leur volonté de combattre les autorités du Nigeria. Néanmoins, il est difficile de croire que le leader du GSPJ puisse rassembler une majorité des combattants à ses côtés. En effet, l'EI ayant atteint un tel niveau de radicalisme, il est peu vraisemblable qu'il puisse exister un espace militant plus radical, en tout cas pour un groupe ayant vocation à devenir un mouvement de masse et non pas un simple groupuscule extrémiste. Ainsi, il est peu probable qu'Abu Bakr al-Baghdadi adresse une réponse précise aux questions doctrinales posées par le GSPJ, d'autant qu'une exportation de ce débat en Syrie et en Irak pourrait raviver des conflits théologiques ayant failli déstabiliser l'EI dans le passé.

L'exécution d'Abu Omar al-Koweiti et les disparus de l'été 2014

En difficulté sur de nombreux fronts et affaibli par la perte de plusieurs hauts responsables, l'EI garde néanmoins une cohérence doctrinale et n'est plus confronté aujourd'hui à des controverses internes sur les questions dogmatiques comme ce fut le cas peu de temps après la restauration du califat. Trois personnalités religieuses sont à l'origine de cette polémique: le Saoudien Ahmad al-Hazimi, le Tunisien Abu Ja'far al-Hattab et le Koweïtien Abu Omar.

Le premier est un cheikh réputé en Arabie saoudite, actuellement incarcéré pour des raisons obscures, dont l'enseignement est essentiellement théorique, n'abordant quasiment jamais l'actualité et encore moins les questions politiques. Les jihadistes se réfèrent essentiellement à lui pour étudier des textes de Muhammad Ibn 'Abd al-Wahhab condamnant le soufisme ou les « adeptes du culte des saints » (quburiyyin en arabe, signifiant littéralement « tombolâtres »). Le second, Abu Ja'far al-Hattab fut l'un des principaux responsables religieux d'Ansar ash-Sharia en Tunisie, où il contribua à diffuser les thèses du shaykh al-Hazimi. Parmi ces thèses controversées, l'excommunication de ceux qui accordent «l'excuse de l'ignorance» (al-'udhru bi-l-jahl): c'est à dire qui n'excommunient les musulmans dépourvus de connaissance religieuse, s'adonnant au culte des saints ou à d'autres pratiques considérées, aux yeux des salafistes, comme du polythéisme excluant leurs auteurs de la sphère de l'islam. Si l'EI ne reconnaît pas « l'excuse de l'ignorance » pour les adeptes de ces pratiques, l'excommunication de ceux qui l'accordent est loin de faire l'unanimité. Craignant que ce sujet ne provoque des tensions, voire des excommunications puis des affrontements, parmi leurs combattants, les dirigeants de l'EI allèrent jusqu'à interdire à partir de l'été 2014 d'aborder ce sujet, sans autorisation préalable des responsables religieux.

Le troisième homme, Abu Omar al-Koweïti, fut pendant de nombreuses années l'un des principaux idéologues du mouvement Jama'at al-Muslimin (« Groupe des Musulmans »), évoluant aux marges de la mouvance jihadiste, ses membres étant réputés « extrémistes » pour avoir notamment excommunié plusieurs responsables d'al-Qaïda. Autre spécificité de ce mouvement, la prétention au titre de calife de son leader, le Jordanien Abu 'Isa ar-Rifa'i, installé à Londres, considéré par ses disciples comme « le Commandeur des croyants ».

Abu 'Isa ar-Rifa'i (le Calife de Londres)
Décédé en mars 2014 à Londres, Abu 'Isa ne laissa pas de successeur à la tête de son califat et, tout naturellement, une grande partie de ses disciples se reconnurent dans l'EI, qui trois mois plus tard proclama la « restauration du califat », mais cette fois sur un large territoire à cheval sur la Syrie et l'Irak, terres des califats ommeyade et abbasside. En Syrie, plusieurs membres de Jama'at al-Muslimin avaient formé une brigade combattant le régime de Bachar al-Assad. Sur place, ces combattants étaient encadrés par le cheikh Abu Omar al-Koweïti, réputé pour avoir participé à la rédaction de l'un des tomes de Mirath al-Anbiya (L'héritage des Prophètes), le livre de référence de Jama'at al-Muslimin.

Abu Omar al-Koweïti finit par faire allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi et, dans le contexte de l'aggravation du conflit opposant l'EI à al-Qaïda, monta en puissance, ce qui inquiéta plusieurs responsables de l'EI, refusant d'être assimilés au groupe Jama'at al-Muslimin de Londres. Interdit de s'exprimer sur les réseaux sociaux à partir du mois d'août 2014, Abu Omar al-Koweïti demeura silencieux jusqu'à l'annonce de son exécution en septembre 2014. Cette exécution fut précédée par la disparition d'Abu Ja'far al-Hattab et d'Abu Mus'ab at-Tunisi, un responsable religieux de l'EI dans la province de Deir ez-Zor, ainsi que d'autres prédicateurs soupçonnés, eux aussi, de soutenir des positions « extrémistes ».

Quelles furent les raisons de ces disparitions et de l'exécution d'Abu Omar al-Koweïti ? Pour certains milieux sympathisants du cheikh al-Hazimi, notamment en Europe et en Tunisie, il s'agissait d'une volonté de l'EI de condamner tous ceux qui soutenaient les thèses défendues par al-Hazimi, notamment la question de l'excommunication de celui qui accorde l'excuse de l'ignorance à des individus pratiquant des actes considérés, dans une optique salafiste, comme du polythéisme, dont nous avons parlé plus haut. Cette interprétation des choses est partagée par certains membres de l'EI, ayant déclaré que les disciples d'al-Hazimi n'étaient pas les bienvenus sur le territoire du califat. D'autres affirmèrent que seul Abu Omar al-Koweïti avait été exécuté, en raison d'un massacre de civils sunnites syriens qu'il aurait légitimé religieusement,sans toutefois que ces sources puissent préciser la date et le lieu de ce massacre.

Enfin, selon une troisième version, Abu Omar al-Koweïti et d'autres personnalités issus de sa mouvance auraient cherché à mener un coup d'État au sein de l'EI et auraient uniquement été éliminés pour cette raison. Ce qui est certain, c'est qu'après cet épisode jusqu'à aujourd'hui encore , de nombreux membres de l'EI continuent de soutenir les thèses du shaykh al-Hazimi sans être inquiétés, ce qui nous laisse penser que l'affaire d'Abu Omar al-Koweïti relevait sans doute davantage d'une tentative de putsch manqué que d'une inquisition religieuse visant à réprimer des croyances déviantes.

Conclusion

Vues de l'extérieur, les positions d'Abu Bakr Shekau semblent encore plus extrémistes que celles d'Abu Omar al-Koweïti. Cependant, l'Émir du GSPJ a toujours su faire preuve de pragmatisme, se gardant bien de rompre ouvertement avec al-Baghdadi et laissant ainsi la porte ouverte pour une réconciliation. Sans doute Abu Bakr Shekau ne veut pas apparaître comme celui qui rompt son allégeance à l'EI, attendant l'affaiblissement de l'organisation et la mort d'al-Baghdadi avant de pouvoir annoncer ouvertement ses réelles ambitions. Abu Bakr Shekau s'est d'ailleurs proclamé « imam du GSPJ, au Nigéria et dans le monde entier », faisant ainsi référence à l'Imam Usman Dan Fodio, Commandeur des croyants du califat de Sokoto, tandis qu'Abu Mus'ab Barnawi, lui, ne se présente que comme un simple wali (gouverneur) d'une province du califat de l'EI.

C'est cependant al-Barnawi qui jouit de la marge de manœuvre la plus large, bénéficiant du soutien de l'EI et de la majorité des cadres historiques du GSPJ. Enfin, Shekau est enfermé sur une ligne ultra-radicale, lui interdisant de recruter massivement, à plus forte raison au sein d'une population pouvant devenir la cible de ses attaques. À l'inverse, le wali de l'EI en Afrique de l'Ouest peut espérer intégrer une grande partie des déçus du GSPJ, que l'extrémisme d'Abu Bakr Shekau avait poussé à rejoindre Ansaru. La Wilaya de l'EI en Afrique de l'Ouest pourrait d'ailleurs intégrer en son sein Ansaru, à moins que cette organisation ne décide de se rapprocher davantage d'al-Qaïda, qui deviendrait alors le troisième acteur jihadiste au Nigeria.

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Chercheur et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet est un historien spécialiste de la mouvance jihadiste globale (Organisation de l’État islamique et al-Qaïda). Il a vécu de nombreuses années au Moyen-Orient: trois ans au Caire, deux ans à Amman et près de cinq ans à Beyrouth. La version longue de son analyse sur Boko Haram, publiée en septembre 2016, est disponible sur Religioscope.