Religions

Contre la théologie du viol dans le Coran historique

Rédigé par | Vendredi 4 Septembre 2015 à 12:13

Le 18 août 2015, Le Figaro publiait une interview de l’agronome Claude Sicard sous le titre « Théologie du viol : ce que dit vraiment le Coran ». Des questions journalistiques et des réponses énigmatiques. Nous avons plagié les questions du journal pour les adresser à l’islamologue Rachid Benzine. Il a bien voulu se prêter à l’exercice… Contre-entretien d’un chercheur sur le Coran d’après les barbouilles d’un expert au Figaro.



Feuillets d’un Coran datant du milieu du VIIe siècle. Copiées sur parchemin dans un format vertical, ces pages de Coran appartiennent à un ensemble de feuillets considéré comme l’un des plus anciens exemplaires actuellement conservés. (Photo : © BNF)

« Ce week-end, le New York Times a consacré un long article à la théologie du viol par l’État islamique. Les combattants de l’Etat islamique prient avant et après avoir violé les captives et assurent que ces pratiques sexuelles satisfont Dieu. Ces violences peuvent-elles être réellement justifiées par la loi islamique ? »

Rachid Benzine : La façon dont est posée cette question pose problème. D’un côté, on présente des hommes d’aujourd’hui, « les combattants de l’État (qui se dit) islamique », qui accomplissent les actes les plus barbares, tueries et viols. D’un autre côté, on met en face de ces hommes d’aujourd’hui ce qui serait la « loi islamique ». Mais, en posant la question de cette façon, on entre, sans même s’en rendre compte, dans le fantasme de ceux qui se réclament de cette idéologie. Est-ce que face à des fous sanguinaires du même type on s’interrogerait de la même façon s’il était question du judaïsme ou du christianisme ?

On entend souvent dire que le Coran contient certains passages qui sont d’expression violente. Un spécialiste de l’analyse des textes sacrés pourra objecter à cela que, dans les textes de ce type, qui remontent à un passé immémorial, la violence d’un discours ne renvoie pas forcément à une violence en action. C’est même souvent le contraire. Un discours violent peut servir à compenser une action qui ne parvient pas à s’effectuer. Mais ne pourrait-on en pas dire tout autant si cela concernait une utilisation délirante d’autres textes sacrés et, au-delà, de n’importe quel texte à partir duquel on chercherait à légitimer des actes violents ? Est-ce le texte qui est coupable ou l’homme qui agit de façon violente ?

La question qui se pose face à des conduites délirantes, ce n’est pas de revenir au Coran en y cherchant des réponses, c’est de poser le problème socio-historique de l’émergence de ces conduites inhumaines dans le monde contemporain.
L’islam, né au VIIe siècle, existe depuis bientôt un millénaire et demi. Il coexiste, depuis ce temps, avec le judaïsme et le christianisme mais aussi avec des courants religieux multiples qui l’ont précédé, comme le zoroastrisme devenu aujourd’hui le parsisme, ou avec des mouvements minoritaires qui se sont construits à sa marge, comme le yézidisme, dans une petite enclave de la Syrie du Nord, ou encore le mouvement des Druzes, au Liban et en Syrie.
Est-ce donc que, durant ce temps, la prétendue « loi islamique » n’aurait pas été appliquée ?
Mais le Coran, dira-t-on, parle bien des femmes ? Certes, mais les femmes du Coran ce ne sont des femmes intemporelles, ce sont celles de la société dans laquelle a émergé le Coran. Les règles sociales énoncées dans le Coran ne font que reprendre les règles de la société de son époque, en recommandant simplement des valeurs d’équité et de justice.

Peut-on parler d’une théologie du viol dans le Coran comme celle dont semblent se réclamer les hommes de l’“État islamique” » ?

Rachid Benzine : C’est non pas dans le Coran que pourra se trouver la réponse, mais dans les règles du combat telles qu’elles s’appliquaient dans la société des tribus. Lors d’une razzia tribale, une ou des femmes et leurs enfants pouvaient être enlevés de même que des hommes pouvaient être retenus captifs. Certaines des femmes pouvaient être épousées par les vainqueurs ou rendues ainsi que les hommes contre rançon après transaction avec la tribu des captifs. Cela faisait partie des rapports de force traditionnels entre les tribus et cela n’avait aucun rapport avec une divinité quelconque, ni avant l’islam ni après lui.

Contrairement à une vision trop souvent admise comme une évidence, les razzieurs des tribus qui s’emparèrent au milieu du VIIe siècle de terres immenses extérieures à la péninsule Arabique ne furent jamais convertisseurs. Les sociétés extérieures à l’Arabie ne s’islamisèrent que très lentement. En effet, pendant près de deux siècles, les conquérants n’ont admis de ralliés extérieurs à l’Arabie dans leurs rangs que sous condition d’affiliation à une tribu issue de la péninsule Arabique. Cette absence de pression religieuse durant les premiers temps, notamment sur les terres où se déroulent les horreurs d’aujourd’hui, explique d’ailleurs largement la survie, voire l’essor, des diverses tendances du christianisme oriental, à commencer par celles qui récusaient la tutelle byzantine.

« “Chacun doit se rappeler que réduire en esclavage les familles kuffar (infidèles) et prendre leurs femmes comme concubines est un aspect fermement établi de la charia, et qu’en le niant ou en le moquant on nierait ou on moquerait les versets du Coran”, affirme l’État islamique. Que dit exactement le Coran ? »

Rachid Benzine : On note dans cette déclaration des mots que le Coran emploie. Mais ceux qui en réfèrent à la charia à propos du Coran seraient bien en peine d’y trouver un quelconque appui à leurs affirmations. L’usage du mot charia se caractérise dans le Coran par sa quasi- absence. Il est employé une seule fois (s. 45, v. 18). Une autre fois (s. 5, v. 48) figure le mot apparenté shir’a. Les deux termes s’inscrivent dans la thématique coranique très riche de la voie à suivre car, si on ne la suit pas, on risque de se perdre.

D’un point de vue historique, c’est avec cette signification, qui renvoie à l’imaginaire local de la bonne piste, qu’il faut comprendre les acceptions de ce vocabulaire. On ajoutera que dans la société d’origine les hommes avaient le choix de s’engager ou non dans la voie qui leur était présentée comme une voie de salut, car nul ne pouvait contraindre un homme à choisir un chemin qu’il ne voulait pas emprunter. C’est d’ailleurs le sens du passage du Coran sourate 2, verset 256, « point de contrainte dans la voie à suivre », où le mot dîn, traduit habituellement et à tort par « religion », renvoie en fait, là encore, à la bonne voie qui est proposée.

Les fanatiques d’aujourd’hui seraient d’ailleurs fort surpris et dépités d’apprendre que l’usage ancien du mot arabe sharî’a au sens de « législation », avant d’être utilisé par les musulmans, fut d’abord en usage chez les juifs arabophones du début du Xe siècle qui traduisaient ainsi le mot Torah. Il en allait de même chez les chrétiens de même époque, qui désignaient la « loi du Messie » par les mots sharî’a et sunna. En fait, l’emploi actuel du mot renvoie à un néologisme récent qui fait l’économie de la tradition complexe et multiforme qui fut celle des juristes musulmans au fil des siècles.

Quant au traitement que le Coran réserve à ses contradicteurs, il renvoie à l’histoire de la période prophétique et aux modes d’action traditionnels qui y furent mis en œuvre, alternant recherche de conviction par l’argumentation et combat. L’action est guerrière seulement quand cela s’impose. Mais, chaque fois que cela est possible, c’est la négociation qui est privilégiée car il s’agit non pas de détruire les adversaires mais de les rallier. La puissance destructrice était vue comme se trouvant aux mains de Dieu (menace de l’Enfer ou récits de peuples disparus) et non pas dans les mains des hommes. C’est donc à un véritable déni de l’Histoire des débuts de l’islam que se livrent les jihadistes fanatiques d’aujourd’hui en prônant une idéologie d’humiliation et de mort.

« Quelle est la place des femmes et de la sexualité dans le Coran ? »

Rachid Benzine : Là encore, la question telle qu’elle est formulée pose problème. Ce n’est pas de la sexualité dans le Coran dont il faut parler mais de la sexualité dans la société de l’époque du Coran, c’est-à-dire dans la société tribale. C’est à cela que fait écho le Coran et non pas à une sexualité dans des sociétés à venir dont on ignore tout. L’obsession des hommes de tribus est que leur groupe de parenté survive et qu’il ait un avenir. Or la force d’un groupe tribal, dans une société qui ne compte aucune structure sociale protectrice centralisée, en dehors de celle qui émane du groupe lui-même et de la solidarité qui règne en son sein, réside dans le nombre de ses hommes, les hommes adultes et ceux qui vont le devenir, c’est-à-dire les fils. Il est donc vital pour le groupe de produire un nombre de fils suffisant pour assurer cette protection, voire pour produire l’expansion du groupe et le rendre plus fort et plus dominant.

Le Coran ne peut que faire écho à cet enjeu de société. Tantôt, selon la formule consacrée, le Coran promet que Dieu accroîtra le nombre des fils et des troupeaux, tantôt il tance ceux qui croient pourvoir se passer de l’alliance divine en se prévalant du nombre de leurs fils et de la multitude de leurs chameaux. À l’homme incombe le devoir de faire vivre les siens dans les meilleures conditions possibles pour que le groupe de parenté jouisse de la tranquillité et du bonheur. La sexualité heureuse est recommandée. La jeune fille comme la femme déjà mère doivent être protégées et respectées. Elles doivent être reconnues pour ce qu’elles sont. C’est en cela que le Coran fait allusion à la tenue de la femme respectable qui était celle des citadines de l’époque et non pas un habit « musulman » sorti de nulle part (s. 24, v. 31 et s. 33, v. 59).

« Texte de paix pour les uns, livre guerrier pour les autres : comment expliquez-vous que le Coran soit sujet à des interprétations si différentes ? »

Rachid Benzine : Tant qu’un texte porteur d’enjeux collectifs importants comme l’est un grand texte de croyance demeure dans son milieu d’origine, il reste intelligible par rapport au milieu humain dont il émane. Mais les textes sacrés sont des textes voyageurs. Ils traversent les siècles, voire les millénaires. Ils deviennent alors ce que les hommes de chaque époque en font.

Une lecture qui se veut historique cherche à savoir ce que les hommes d’une époque ont pensé d’un texte sacré en leur temps et en vertu des attentes et des enjeux collectifs qui étaient les leurs. Ce faisant, le lecteur historien ne cherche pas à s’approprier le texte pour lui-même ni à porter sur lui des jugements de valeur. Ce n’est pas le cas du lecteur ordinaire ou du lecteur idéologue qui va lire le texte en fonction de ce qu’il en attend et en fonction de ses préjugés.

C’est l’intention du lecteur qui fera du Coran un livre de paix ou un livre de guerre en fonction des passages qu’il aura sélectionnés pour répondre à son préjugé initial. Livre de paix ou livre de guerre ? Le Coran n’a été ni l’un ni l’autre et il a été l’un et l’autre. Il a été d’abord le porteur d’un projet qui a abouti à l’émergence d’une construction politique et idéologique initiale, celle d’une confédération de tribus réunies dans une même alliance à la fois entre les hommes et avec une divinité protectrice. S’étant invitée inopinément dans le fracas de la grande Histoire, à la suite de conquêtes d’opportunité, cette confédération tribale de facture classique a donné naissance à la fois à une institution impériale ‒ que le nom exotique de califat ne doit pas masquer ‒ et à une religion nouvelle en même temps qu’acculturée par les religions antérieures. Aujourd’hui comme avant, le Coran sera ce que les hommes d’aujourd’hui feront de lui.

« Ces ambiguïtés n’existent-elles pas dans tous les textes sacrés ? »

Rachid Benzine : Cette fois, on ne saurait pas mieux dire à condition de ramener l’ambiguïté non aux textes sacrés en soi mais aux hommes qui le lisent et au sens qu’ils donnent à leur lecture, en fonction de ce qu’ils en attendent.

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Rachid Benzine, islamologue, est chargé de cours à l’IEP d’Aix-en-Provence et à la faculté protestante de Paris. Il enseigne à l’institut théologique Almowafaq (Rabat). Il est chercheur associé à l’Observatoire du religieux (IEP Aix-en-Provence). Ouvrages parus : Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004) et Le Coran expliqué aux jeunes (Éd. du Seuil, 2013).



Diplômé d'histoire et anthropologie, Amara Bamba est enseignant de mathématiques. Passionné de… En savoir plus sur cet auteur