Points de vue

Sofiane Meziani : Impulser un souffle nouveau à la conscience musulmane

#1AnAprès

Rédigé par Sofiane Meziani | Mercredi 13 Janvier 2016 à 12:00

Un an après les premiers attentats qui ont bouleversé la société française, que faut-il retenir de ces funestes événements et de leurs conséquences ? Quels messages promouvoir et que préconiser pour construire une société meilleure ? Le point sur Saphirnews avec Sofiane Meziani, enseignant d’éthique et écrivain. Il est co-auteur du livre « De l’Homme à Dieu, voyage au cœur de la philosophie et de la littérature » (avec Abderrahim Bouzelmate) et auteur de « Défi du sens » (Albouraq). Son prochain ouvrage : « L’homme face à la mort de Dieu » (Les points sur les i, mars 2016).



Sofiane Meziani est enseignant d'éthique et écrivain.
Les attentats qui ont secoué la France doivent nous interpeller au plus haut point, parce qu’ils révèlent, au fond, les failles d’un système qui s’épuise à force de gesticulations politiques stériles. Il y a une forme de nihilisme qui transcende les actes terroristes ayant secoué la France ces dernières années.

Derrière le « Allahou Akbar » qui précède le crime résonne l’écho d’une négation d’un système en faillite, c’est un « non » brutal à la société du rejet. Loin de nous l’idée de justifier de telles atrocités qui n’engagent que leurs auteurs. Il s’agit surtout de s’interroger sur le fond et la nature du problème plutôt que de s’adonner à des indignations artificielles ou à des stratégies politiciennes puériles.

Ce que je déplore, en somme, c’est la rapacité de nos responsables politiques qui, au lieu de prendre de la hauteur sur les événements et développer une vision nouvelle de la société, s’adonne à des méthodes insalubres de récupération politique à des fins électoralistes. Le terrorisme en France est devenu une véritable industrie politique. On ne change pas les choses à coups de slogans insignifiants, de tweets risibles, ou en durcissant faussement le ton, mais en redéfinissant, en amont, une vision précise de l’avenir de notre société.

Revitaliser la pensée politique pour revivifier la chose publique

Ce que je retiens aussi de ces événements, ce sont les débats qu’ils ont suscités et qui, pour la plupart du temps, témoignent d’une véritable crise de la pensée en France. On baigne dans la culture du clash et du buzz, où certains « intellectuels » ne ressemblent à rien d’autres qu’à des agitateurs de plateaux, payés pour râler. L’esprit de polémique a remplacé celui du dialogue et du débat d’idées, contribuant ainsi à la crétinisation massive de notre société.

Les prédateurs politiques se nourrissent de l’abêtissement d’un peuple devenu un auditoire qui applaudit au show démagogique des politiciens, d’un troupeau électoral qui n’existe que dans l’isoloir. Si le système est en panne aujourd’hui, c’est parce qu’il n’y a plus aucune idée-force qui transcende la société, tout étant régi selon les lois du spectacle et de la consommation. Le temps est-il venu, sans doute, de mettre le pouvoir à nu, en menant une critique créatrice de l’actuel système politique vivant au rythme des attentats qui scandent notre société.

Il faut dépasser le stade de la condamnation et de l’indignation, cesser les réactions intempestives et épidermiques, afin de revitaliser la pensée politique, laquelle revivifiera l’intérêt pour la chose publique. Car la démocratie risque de dégénérer là où il y a aplatissement de la pensée politique et, par conséquent, désintérêt des citoyens.

En effet, ces dernières années, la France a connu des taux record d’abstention aux élections locales et nationales. Ce phénomène de dépolitisation montre à quel point le peuple ne prend plus au sérieux la comédie politique d’une bonne partie de nos représentants. On est de moins en moins dupe : par les urnes, ce n’est pas le candidat-représentant qui devient le médiateur des idées du peuple, mais c’est le peuple qui apparaît comme le médiateur des intérêts du candidat-représentant. Beaucoup de théâtre et peu de transparence, au demeurant.

Réinterroger un univers de références historiques

Par ailleurs, nous avons aussi, en tant que musulmans, une part de responsabilité dans ces événements tragiques. La radicalisation des jeunes musulmans trouve parfois appui dans des discours dont le substrat idéologique est commun à toutes les sensibilités religieuses, bien qu’elles s’expriment de différentes manières, plus ou moins ouverte, selon qu’elles soient de telle ou telle lecture.

Notre discours, bien que relativement adapté à notre contexte, demeure, au fond, prisonnier d’un univers de références historiques qui doit être réinterrogé à la lumière des troubles que nous traversons. Plus encore, il doit s’ouvrir sur le monde en l’imprégnant de références qui participent de notre culture française, car, consciemment ou pas, en faisant une obsession sur nos références islamiques, en sacralisant l’Histoire du monde musulman et la parole des savants, on contribue à fabriquer des musulmans tendus, repliés sur eux-mêmes, vivant l’islam que sous le prisme de l’islamophobie.

Répondre par la profondeur de l’éducation

À ce propos, je regrette que certains médias communautaires passent leur temps à relayer systématiquement des images violentes contribuant à alimenter la tension entre les musulmans et leurs concitoyens. On crée des crispations davantage que l’on ne contribue à l’apaisement. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un jeune ayant ingurgité une avalanche d’images reflétant des actes islamophobes finisse par se sentir en terrain hostile, par se radicaliser.

Nous sommes prisonniers de l’agenda médiatico-politique qui nous contraints d’enfermer l’islam dans des causes communautaires. Ne faisons pas le jeu des médias traditionnels comme si, à chaque image dénigrant les musulmans, il fallait répondre systématiquement par une image illustrant une mosquée vandalisée. Au bruit des médias, il faut répondre par le silence de la réflexion ; à la superficialité des informations médiatiques, il faut répondre par la profondeur de l’éducation.

Renouer avec l’esprit de l’islam matinal

Il y a, à ce propos, un véritable travail de fond à mener sur le plan éducatif. Nous avons délaissé le champ de l’éducation, que l’on a limité à un simple enseignement des sciences islamiques, pour s’adonner à une course folle, et souvent vaine, à la représentativité et au leadership. Nous avons le nez trop dans l’actualité et les stratégies politiques, et nous sommes, finalement, passés à côté de l’essentiel.

Éduquer, ce n’est pas entasser des connaissances dans l’esprit du croyant. Éduquer, c’est réinventer le musulman pour qu’il soit en phase avec le monde qui le porte et cesse ainsi de s’abreuver dans des idées mortes, voire mortelles ; il faut avoir le courage de bousculer les lignes de conduite, les codes culturels, les consciences, au risque de susciter des réactions passionnées, afin de renouer avec l’esprit de l’islam matinal, au-delà de ses expressions historiques.

Hormis la Parole sacrée de Dieu et la tradition avérée du Prophète, tout doit être relativisé et soumis à la critique, afin d’impulser un souffle nouveau à la conscience musulmane qui, jusque là, demeure enfermée dans des courants passés et dépassés, réduisant ainsi les musulmans à une compréhension anachronique et une pratique infertile de l’islam.

Engager le changement à travers la culture

Une chose est sûre, cela dit, c’est que le changement ne viendra pas de l’État, mais de l’individu : transforme ton être, et tu transformes l’Histoire de ta société. Plutôt donc que de s’attarder à négocier vainement avec le pouvoir politique un espace conventionnel pour la pratique confortable des musulmans, à ne penser la présence des musulmans que sous le prisme de la laïcité et du fiqh, il faut investir les consciences à la base en s’engageant au-delà du cadre communautaire et en imprégnant l’espace culturel français d’une éthique universelle partagée, lequel espace, par la force des choses, bousculera le cadre politique.

C’est sur le plan de la culture qu’il faut engager le changement. Nous avons, en effet, déserté la culture, l’art, le cinéma, la philosophie, la littérature, le théâtre, du fait d’une compréhension de l’islam obsédée par l’interdit. Plutôt donc que de s’ouvrir sur notre univers culturel français, nous nous sommes enfermés dans nos instituts islamiques et nos mosquées. On veut tous passer maître en théologie islamique. C’est presque devenu une mode ! Nous devons comprendre qu’on changera les choses non pas en jonglant avec des concepts théologiques, mais en faisant preuve de créativité dans le domaine de la culture, en transmettant notre vision du monde par le biais, encore une fois, du cinéma, de la musique, de l’art, etc.

Il faut démystifier, pour cela, le pouvoir des autorités religieuses. Elles sont certes des références intellectuelles incontournables, sur lesquelles nous devons indiscutablement nous appuyer. Mais la force créatrice, celle qui est en mesure de changer les mentalités et d’impacter la société, provient surtout des artistes, écrivains, musiciens, comédiens, peintres ; c’est dans ces domaines précis que les musulmans peuvent faire effet sur la société et créer une alternative au système politique actuel. Car les frontières politiques répondent aux frontières culturelles définies à la base.

Autrement dit, on change une société non pas par le haut, en marchandant avec le pouvoir, mais par le bas, en redéfinissant à partir d’une idée-force le cadre culturel sur lequel viendra naturellement s’ajuster le système politique. C’est une loi qui traverse toute l’Histoire de l’humanité.